A la recherche d’une bonne politique des nationalités

Même si leurs situations ne se ressemblent pas (Tatars de Crimée, Cosaques du Don, Tchétchènes) et qu’il aurait mieux fallu, par exemple, s’attacher à étudier le retour des Tatars à la lumière du retour des Tchétchènes en 1957, il est manifestement des politiques des nationalités qui ne fonctionneront jamais et d’autres qui paraissent intrinsèquement destinées au succès.


Comparons ce qui est à peine comparable, une fois n’est pas coutume, non pas pour en déduire une règle générale et scientifique de comportement, mais pour initier la réflexion sur l’élaboration d’une bonne politique des nationalités, au sein de l’ex-Union soviétique. Boris Eltsine, en 1991, avait proposé la sienne, en déclarant que les sujets de la Fédération de Russie pouvaient prendre autant d’autonomie qu’ils le désirent, sans préciser qu’il n’était pas nécessaire, forcément, de prendre cette sentence à la lettre. Les Tchétchènes, en vassaux loyaux de leur suzerain russe, ont effectivement pris leur distance et puisqu’ils voulaient l’indépendance, ils l’ont proclamée.

Depuis, par bonheur, les pratiques ont progressé jusqu’à engendrer de belles réussites, négociations et accords permettant la pacification des relations entre entités étrangères, que ce soit dans le cadre revendicatif d’une reconnaissance identitaire sur les plans politique et culturel, que pour instaurer un juste retour d’une population exilée depuis quelques décennies. Les Tatars de Crimée retrouvent leurs terres en Ukraine actuelle sans difficultés particulières. Les Cosaques du Don font entendre sans violence leur spécificité culturelle, ne souhaitant rien qui s’approche d’une indépendance puisque de toute façon ils ne forment pas une nation, préférant une reconnaissance. Par ailleurs et en revanche, la guerre fait rage en Tchétchénie.

Les Tatars de Crimée

En Ukraine, aujourd’hui, en Crimée précisément, les Tatars voient leur situation s’améliorer. En 2001, déjà, ils avaient bénéficié d’un assouplissement des règles d’acquisition de la nationalité ukrainienne1, dont l’obtention constituait l’une de leurs principales revendications. L’acquisition de la nationalité ukrainienne leur donne accès à certains droits : de l’intégration de la fonction publique à la jouissance de droits sociaux. Sept représentants tatars siègent, par ailleurs, à l’Assemblée législative de Crimée dominée par les Russes, depuis les élections du printemps 2002. Certes, il manque encore pour le moment certains droits, dont toute population, de retour d’exil, devrait pouvoir jouir, ne serait-ce que la récupération d’une partie des terres de Crimée, la possibilité de se loger ou des emplois réservés.

Cependant, et cela est confirmé par de nombreux observateurs et par les responsables tatars eux-mêmes, ce n’est pas la volonté qui fait défaut du côté de Kiev mais les financements, au point que le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Anatoli Zlenko, en janvier 2002, a accueilli avec grand intérêt l’aide humanitaire proposée par les Emirats Arabes Unis. Les promesses abondent: des programmes d’habitation au partage équitable, à l’occasion des privatisations, des anciennes fermes collectives. Les efforts de reconnaissance prennent forme concrète aujourd’hui en Crimée, favorisés par un dialogue ouvert en permanence entre le gouvernement d’Ukraine et le Conseil spécial des Représentants du peuple tatar de Crimée, fondé en 1999 à la demande de Kiev.

Les Cosaques du Don

En Russie, dans la région du Don, autour de Rostov, les Cosaques, de la même façon, militent pour la reconnaissance de leur identité culturelle, sans violence. Il ne s’agit pas vraiment d’une nationalité, plutôt d’une minorité culturelle. Ils ont profité du recensement organisé en Russie à l’automne 2002 pour manifester leur différence, notamment sur la nationalité. A cette question, beaucoup ont répondu «non-russe», refusant de choisir entre plusieurs nationalités et ne voulant pas se compter comme russe, d’autant qu’ils pouvaient difficilement nier que leur langue - même maternelle - était bien le Russe.

Les Cosaques se disent membres d’une nation, mais ne précisent pas laquelle, ce qui est compréhensible puisqu’il est difficile de parler d’un peuple ou d’une nation cosaque. Il existe, certes, des structures cosaques, souvent associées à des stanitsa2, qui conservent l’organisation traditionnelle, mais elles n’ont pas de dimension politique. Leur pertinence est culturelle, essentiellement, et même quand la revendication vise à l’opposition politique, au sens de la réponse «non-russe», elle reste pacifique.

Devant ces deux exemples réussis de politique des nationalités et face à l’échec depuis quelque 500 ans de la politique russe en Tchétchénie, l’évidence apparaît nettement: certaines nationalités favorisent une bonne politique des nationalités, mesurée, respectueuse et ouverte. Au-delà de l’apparente facilité, qui décourage la réflexion, la réalité réserve, cependant, des surprises.

L’importance de l’histoire

Tenons-nous en d’abord à l’apparence. Les Cosaques, en effet, ont participé très tôt à la gloire de la conquête impériale russe. En tant que gardien du limès de l’empire du tsar, ils sont censés détenir la pleine confiance du souverain. Historiquement, donc, en dépit de moments troubles, il n’est pas absurde de considérer que les Cosaques se sentent, de toute façon, partie intégrante de l’empire de Russie. Concernant les Tatars, ils apparaissent, au cours de l’Histoire récente, comme des modèles de modération. Ils sont porteurs du djadidisme, mouvement réformateur de la fin du 19è siècle, qui prône la renaissance de la culture locale par la langue et l’enseignement de matières modernes. Les Djadids ont été ainsi amenés à percevoir en bout de réforme l’avènement d’une autonomie culturelle mais jamais il n’a été question d’indépendance. Plus près de nous, à partir de 1991, les déclarations de revendication tatares, de retour en Crimée, révélaient une grande tolérance et faisaient preuve de respect et de compréhension envers les populations encore installées sur «leurs terres». L’idée n’a pas été de chasser les Russes et les Ukrainiens de Crimée pour construire l’indépendance de la péninsule, mais bien d’organiser la cohabitation. Quand, en 1995, les communautés se sont affrontées, les leaders tatars ont immédiatement opté pour l’apaisement et la négociation.

La prédominance d’intérêts parallèles

En réalité, il ne faudrait pas négliger d’autres éléments annexes, qui réduisent la pertinence absolue du concept «de bonne politique des nationalités», entendue au sens large, qui peut inclure tout type de revendications culturelles . Si les Cosaques, en général, s’entendent avec les autorités russes, c’est qu’il existe entre Cosaques des rivalités. Vouloir se dire «non-russe» à Rostov signifie surtout vouloir se compter, puis se comparer aux autres communautés cosaques du Terek ou de Stavropol. De manière plus évidente chez les Tatars de Crimée, l’entente si harmonieuse avec les autorités ukrainiennes tient essentiellement à l’hostilité commune à l’égard des populations russes (ethniques). Kiev ne fait ainsi pas gratuitement montre de bonne volonté, de compréhension et de générosité chrétienne à l’endroit des Tatars, sans espérer gagner leur soutien contre les mouvements sécessionnistes russes de Crimée. En 1991, les Tatars ont en effet fait l’objet d’une course d’influence entre les services de sécurité russes (FSB et GRU) et le nouveau gouvernement indépendant d’Ukraine, qui ne voulait pas perdre la Crimée. Les premiers auraient voulu obtenir le soutien des Tatars dans la perspective d’un rattachement de la péninsule à la Russie.

A priori, certaines populations ne seraient pas mieux disposées à une bonne politique des nationalités que d’autres. Rien n’est garanti sans certaines conditions de Realpolitik. La réflexion vaut également pour les initiateurs de telles entreprises. L’Union Soviétique en est l’exemple indépassable, cette politique échouant dans certains cas, réussissant dans d’autres et fondée pourtant sur un cadre identique dans toutes les occurrences. Il n’existe pas, dès lors, de modèle politique par excellence pour la gestion des nationalités et par conséquent il est absurde de soutenir que la guerre en Tchétchénie est naturelle et nécessaire et propre aux rapports russo-tchétchènes. La paix est possible et tient à une certaine conjonction d’intérêts, que pour le moment personne ne semble entrevoir. Avant d’ouvrir des négociations, mieux vaudrait sans doute, pour qu’elles aboutissent, déterminer ces intérêts.

 

Par Laurent VINATIER

 

[1] Il suffit d’avoir un grand-parent né sur le territoire ukrainien.
[2] Village cosaque