Albanie : grave crise interne à la veille d’un Sommet européen décisif

À deux mois d’un Sommet européen (20-21 juin 2019) qui pourrait être décisif pour le lancement des négociations d’adhésion du pays à l’UE, l’Albanie est en proie à un mouvement de contestation initié par l’opposition démocrate et dirigé contre le gouvernement et le Parlement.


Un manifestant brandissant une pancarte lors de la manifestation du 16 mars 2019 L’Albanie, qui a obtenu en 2014 le statut de candidat à l’Union européenne, attend depuis impatiemment le feu vert de Bruxelles pour débuter les négociations d’adhésion. Face à un État pressé d’aller de l’avant, l’UE, elle-même en prise à la crise des migrants et à la montée de l’euroscepticisme, n’a eu de cesse depuis bientôt cinq ans de l’encourager à poursuivre ses réformes le plus efficacement possible, lui laissant entrevoir – comme aux autres pays de la région – un aboutissement possiblement favorable.

Jusque récemment, ce rappel de l’objectif communautaire ainsi que la médiation européenne avaient suffi à calmer les ardeurs des partis albanais lorsque des tensions politiques et des crises institutionnelles étaient apparues dans le pays. Mais, depuis quelques mois, la diplomatie de Bruxelles ne semble plus aussi efficace face à opposition exaspérée.

 

Les raisons de la colère

Le mouvement social, conduit par l’alliance des formations de l’opposition (le Parti démocrate de Lulzim Basha et le Mouvement socialiste pour l’intégration de Monika Kryemadhi) accusent le Premier ministre socialiste Edi Rama de corruption et de liens avec les milieux criminels. Ils exigent donc la démission du chef du gouvernement et la formation d’une nouvelle équipe dirigeante.

À de nombreuses reprises en effet, des proches du Premier ministre et de son parti se sont trouvés empêtrés dans des scandales politiques : l’ancien ministre de l’Intérieur, Saimir Tahiri, est ainsi suspecté d’être impliqué dans une affaire de trafic de drogue et de corruption entre l’Albanie et l’Italie et devrait être jugé prochainement(1) ; des écoutes téléphoniques et des documents sont actuellement entre les mains des instances judiciaires albanaises, mettant en évidence l’implication du milieu du crime organisé dans l’achat de votes lors des élections législatives de 2017 à Durrës, Kavajë, Lezhë et Dibra. Certaines de ces écoutes impliqueraient en particulier Vangjush Dako, maire de la ville Durrës(2).

Accusant le Premier ministre d’être lui aussi impliqué dans le trafic de drogue, des députés de l’opposition, membres du Parti démocrate et du Mouvement socialiste pour l’intégration, ont décidé depuis février 2019 de boycotter les séances parlementaires, allant jusqu’à renoncer à leur mandat de députés(3) : sur les 43 députés du Parti démocrate, 41 ont ainsi décidé de renoncer à leur mandat suite à l’appel général du chef du parti, Lulzim Basha.

Paralysant le fonctionnement institutionnel albanais, les partis d’opposition ont en outre lancé des appels à manifester. C’est ainsi que, le 16 mars, une foule a tenté de prendre d’assaut le Parlement albanais, et qu’un manifestant et un policier ont été blessés à cette occasion(4). Un mois auparavant, le 16 février, les manifestants s’étaient rendus devant la Primature, siège du Premier ministre, et avaient tenté d’y pénétrer par la force. La manifestation avait fait six blessés(5).

 

Une opposition opportuniste et en perte de vitesse

Le parti de L. Basha et ses alliés du Mouvement socialiste pour l’intégration sont devenus des formations peu crédibles pour les citoyens albanais, et c’est plus par dépit que par réelle conviction que des citoyens se sont joints aux manifestations, dans un pays fortement polarisé depuis la chute du communisme en 1990.

Après avoir gouverné aux côtés du Parti démocrate (2009-2013), le Mouvement socialiste pour l’intégration s’est maintenu au pouvoir aux côtés des socialistes d’E. Rama (2013-2017). Puis il s’est retrouvé dans l’opposition après que ce dernier ait jugé, lors des élections législatives de 2017, ne plus avoir besoin de son ancien allié. Lors de ce scrutin, le Parti démocrate de L. Basha a lui aussi subi une grave défaite, ne remportant que 43 des 140 sièges que compte le Parlement (le PS, lui, a obtenu 74 sièges à cette occasion)(6). Lulzim Basha est ressorti affaibli de cet épisode, et contesté jusque dans les rangs de sa propre formation : on lui a reproché une mauvaise campagne mais aussi le fait que, au pouvoir de 2005 à 2013, le Parti démocrate n’ait pas contribué au mieux-être des Albanais.

Aujourd’hui, il ne lui reste comme perspective que de s’efforcer tant bien que mal de récupérer la frustration d’une population insatisfaite également de la politique des socialistes en l’invitant à prendre la rue. Mais ses appels à la violence lui valent aussi de vives critiques de la part, notamment, des partenaires occidentaux présents en Albanie.

 

L’Europe et le choix du « moins pire »

Dès lors, ces derniers tendent à trouver en Edi Rama un interlocuteur beaucoup plus audible et rassurant. En effet, malgré l’instabilité institutionnelle dans laquelle est plongée l’Albanie, celui-ci fait preuve d’une sérénité remarquable.

Peu importe si ont lieu des débordements peu en phase avec ce qu’on pourrait attendre de partis politiques dans un pays qui prétend intégrer l’UE : c’est ainsi qu’en décembre 2017, la chef de file du Mouvement pour l’intégration, Monika Kryemadhi, avait lancé une de ses chaussures sur le Premier ministre en plein séance parlementaire. C’est ainsi aussi qu’en février 2019, un député de l’opposition démocrate, Edi Paloka, lui a jeté de l’encre, là encore en pleine séance parlementaire. Imperturbable, lors d’une des manifestations organisées en mars par l’opposition, E. Rama s’est rendu en Italie et a accordé un entretien télévisé lui offrant l’opportunité de défendre l’image du pays, selon lui mise à mal par le comportement inapproprié de l’opposition.

S’il fait donc bonne figure aux yeux des occidentaux, E. Rama se plaît dans le même temps à semer la zizanie au sein des partis d’opposition. Il a par exemple rappelé en mars au Parlement que la règlementation électorale albanaise permet, dans le cas d’une vacance de mandat parlementaire par un député, de céder automatiquement le siège vide à celui qui était deuxième sur les listes électorales : occasion de voir d’anciens candidats aux législatives de 2017 accepter le mandat et se faire montrer du doigt et qualifiés de traîtres par leur propre parti. La porte-parole de la Commission européenne, Maja Kocijančič, a elle aussi critiqué cette pratique, qu’elle juge nuisible au fonctionnement de la démocratie.

Il n’empêche : Edi Rama est devenu l’interlocuteur préféré de Bruxelles et des Occidentaux, et il le sait. C’est sans doute ce qui renforce son assurance et lui permet d’afficher cette sérénité. Bien que Bruxelles se dise neutre, E. Rama apparaît actuellement comme le seul interlocuteur albanais valable qui s’offre à l’Europe. L’UE joue donc la carte de la « stabilocratie », l’expression désignant la tendance à privilégier la stabilité de la région des Balkans occidentaux en soutenant de supposés hommes forts, quitte à sacrifier la démocratie. Ce n’est pas la première fois que Bruxelles, au nom de la stabilité et de la coopération régionale dans les Balkans, préfère fermer les yeux sur les affaires de corruption et les dérives autoritaires de certains partenaires.

 

Une désillusion européenne, au-delà des frontières de l’Albanie ?

La posture de l’UE n’est pas sans risque. Alors que, jusque récemment, la voix de l’Europe suffisait à apaiser les tensions, c’est de moins en moins le cas aujourd’hui. Izmira Ulqinaku, ancienne député démocrate ayant récemment démissionné de son mandat, a par exemple reproché à l’Union de ne pas réagir face « à la corruption et au crime » mais aussi face à ce qu’elle qualifie de « politique autocratique du Premier ministre ».

Depuis l’annonce de la candidature européenne de l’Albanie en 2014, une fatigue se fait sentir alors que beaucoup d’Albanais ne comprennent pas le mutisme de Bruxelles concernant les pratiques autoritaires et corrompues de leurs dirigeants. Ils observent en outre l’impuissance de l’Union européenne à l’égard d’autres pratiques problématiques dans la région, parfois même au sein de l’Union : ils ont suivi atterrés la fuite de l’ancien Premier ministre macédonien Nikola Gruevski vers la Hongrie, mais aussi les accusations de corruption portées à l’encontre du Président bulgare Boïko Borissov, ou la suspension temporaire du Fidesz, le parti du Premier ministre hongrois Viktor Orbán, des rangs du PPE alors que le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, plaidait pour une exclusion définitive…

Plus inquiétant encore, on constate que le mouvement de contestation observé actuellement en Albanie semble s’inscrire dans un processus plus large, régional. Le Monténégro et la Serbie, en particulier, connaissent eux aussi des tendances protestataires qui se traduisent également par le refus de députés de l’opposition de retourner siéger au Parlement. Si désillusion européenne il y a dans la région, Bruxelles devrait l’analyser en profondeur, pour comprendre pourquoi l’UE n’apparaît plus comme une priorité pour ces pays.

 

Notes :

(1) « Merret vendimi, Saimir Tahiri do të gjykohet te Krimet e Renda », Balkanweb, 26 mars 2019.

(2) « Përgjimet zbulojnë rolin e krimit të organizuar në blerjen e votave në Shqipëri », Zëri i Amerikës, 30 janvier 2019.

(3) Gjergj Erebara, « Party rebels undermine opposition boycott of Albanian Parliament », Balkan Insight, 13 mars 2019.

(4) Gjergj Erebara, « Albania opposition supporters clash with police during protest », Balkan Insight, 16 mars 2019.

(5) Daniel Bellamy, « Protesters attack Albanian prime minister’s office, demand he resigns », Euronews, 16 février 2019.

(6) Site Internet du Parlement albanais.

 

Vignette : Un manifestant brandissant une pancarte lors de la manifestation du 16 mars 2019 (Source : Site internet du Parti démocrate).

* Jasha MENZEL est spécialiste des Balkans occidentaux.

 

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