Alexandre Vampilov, le rire libérateur

En dépit d'une existence fugace, Alexandre Vampilov a légué un riche héritage à la littérature russe. Encore mal connue en Occident, et parfois même dans son pays natal, son œuvre possède un caractère profondément atypique qui laisse le lecteur à la fois joyeux et songeur…


Alors que se multiplient les manifestations régionales en hommage à Alexandre Vassilievitch Vampilov, les scènes renommées de Moscou et de Saint-Pétersbourg persistent à ignorer cet écrivain satiriste de talent. Un dédain que déplorait Natalia Demenieva, vice-ministre de la culture lors de son allocution pour l'inauguration du 2e festival pan-russe d'Irkoutsk : "Rencontres du Baïkal chez Vampilov" (octobre 1999).

Né au plus fort des répressions staliniennes, le 19 août 1937, Vampilov devient orphelin à 7 mois, le département local du NKVD ayant jugé son père "ennemi du peuple". Il passe son enfance à Kutulik, un village du district d'Irkoutsk, auprès de sa mère, restée seule pour élever quatre enfants.

Les débuts littéraires

En 1955, il intègre la faculté de philologie de l'université d'Irkoutsk où sa passion pour la littérature (en particulier Tchekhov et Essenine) et la musique le rapproche d'un groupe d'étudiants dont sont issus le dramaturge Igor Petrov et le professeur Vitalij Zorkin. Une troublante concomitance rapproche deux événements majeurs de la vie de l'écrivain: en effet, c'est peu après la réhabilitation de son père (février 1957) que le jeune étudiant se met à écrire. Un Concours de circonstances, son premier récit, paraît dans "[l']université d'Irkoutsk" le 4 avril 1958. Dans ces quatre pages de pure jubilation s'esquisse déjà le style irrésistible du futur auteur de théâtre, qui s'ingénie à placer ses personnages dans des situations grotesques brossées à grands coups de périphrases savoureuses.

Pendant ses trois dernières années d'études, Vampilov poursuit dans cette veine, jetant sur le papier saynètes, "anecdotes", portraits humoristiques au gré de son inspiration, une inspiration qui se nourrit essentiellement des scènes de la vie estudiantine de cette époque presque insouciante -par comparaison avec un passé proche -du "dégel". C'est de ce moment que datent ses récits (réunit en un recueil en 1961), et ses comédies en un acte: Vingt minutes avec un ange, La Maison avec vue sur un champ.

Parallèlement à ses études, Alexandre travaille depuis 1959 pour le journal La jeunesse soviétique d'abord en tant que collaborateur littéraire, puis responsable de rubrique et secrétaire en chef. Cette activité lui permet de rencontrer des personnalités, de confirmer sa vocation, et de partir en mission pour la rédaction. D'un naturel curieux, Vampilov ne rompra pas avec le journal et ces expéditions, même après son départ pour Moscou où il suit le cours supérieur de littérature de l'Institut Gorki. Deux années lui suffisent pour se faire reconnaître du milieu artistique de la capitale: il fréquente Tvardovski, Rozov, Efremov…et, à l'automne 1965, entre dans l'Union des Écrivains soviétiques.

Un anti-conformisme latent

En Union soviétique, plus encore que dans un régime démocratique, se posait fatalement la question du rapport de l'artiste à la politique: dans le cas de Vampilov, sa participation à l'institution d'Etat, l'Union des Écrivains soviétiques, semble clairement indiquer une certaine sympathie pour le régime, ou du moins une aspiration au conformisme. En réalité, si l'on s'en tient au témoignage de son ami Igor Petrov, il s'agirait plutôt d'indifférence: "Pour emprunter les mots de l'un de ses personnages, au cours de nos années étudiantes nous "ne donnions pas dans la politique", pas seulement parce que le fait de s'écarter de la "ligne générale", et à plus forte raison de la mettre en doute, était dangereux, mais tout simplement parce que nous étions absorbés par notre propre affaire"[1].

Musique, littérature, voilà en quoi consistait la passion des jeunes gens. Et pourtant… "Vampilov était capable de traduire une pensée importante à travers des détails quotidiens, insignifiants en apparence". Derrière la farce potache, le burlesque de situations banales, l'auteur cherche l'humain dans ses traits positifs comme dans ses travers. Ainsi, le rire provoqué par le ridicule se trouve toujours étroitement lié à l'angoisse surgie de la peinture de l'ignorance, de la peur, de l'aliénation. Car dans ses pièces, Vampilov mélange toujours des "types" (personnages archétypiques issus d'abord de la tradition littéraire russe, puis de la propagande soviétique) et de "vrais" êtres humains : dans L'Adieu en juin, sa première "longue" comédie (1964), par exemple, coexistent des personnages à la psychologie travaillée (Tania, Kolessov, Boukine, etc.) et des types sans nom (Le Joyeux, Le Grave, Le Komsorg…). Rappelant Tchékhov par ce "réalisme fantastique", ce sens de "l'absurde"[2], Vampilov se rapproche également du Révizor de Gogol dans sa description d'un monde provincial où la frilosité, l'ignorance et l'intérêt personnel constituent les passions dominantes.

L'art de la caricature

L'originalité du jeune écrivain tient cependant à l'absence de dénonciation du régime ou du système à proprement parler: si ses œuvres possèdent cette légèreté et cette drôlerie, c'est parce qu'elles refusent résolument la pesanteur de tout engagement. La plume de Vampilov n'engendre pas une ironie grinçante à la manière de Tchékhov ou de Gogol -c'est une plume de caricaturiste. Vive, toujours désopilante, elle sait admirablement faire saillir les "monstruosités" de chacune de ses créations, comme par exemple la vanité de la jeunesse chez le héros de L'Adieu en juin, ou la duplicité de Zilov, dans La Chasse aux canards, mais sans jamais porter atteinte à la sympathie de l'auteur pour ses personnages.

En somme, Vampilov peint la réalité de son époque et de son milieu, une réalité banale (ses titres le revendiquent!) et pourtant complexe: personne n'est complètement digne ou ridicule, "bon" ou "mauvais". Le komsorg (responsable de l'organisation locale des komsomols) affiche les caractéristiques typiques d'un komsorg (souci des formes, admiration béate du recteur de l'université, etc.), ni plus ni moins. Les personnages incarnant l'Autorité, sous quelque aspect que ce soit (institutionnelle, familiale) finissent par être attendrissants tant ce rôle semble leur peser, au bout du compte. La figure du père en est parfaitement représentative: récurrente chez Vampilov, elle se définit par une volonté farouche d'assumer la fonction, de rentrer dans les cadres établis -fermeté, intransigeance…- et aboutit systématiquement à l'autodérision[3].

Finesse et prosaïsme

Le talent de Vampilov tient à sa faculté de ne jamais se prendre au sérieux: point de longs monologues méditatifs, d'épilogues moralisateurs ni enfin de subtilités de construction. La plupart de ses œuvres se caractérisent par la brièveté, que l'on pourrait certes expliquer par la nature humoristique du propos, ou par la jeunesse de l'auteur, mais qui procède plus vraisemblablement d'une intention délibérée. En effet, les pièces plus tardives, quoique plus développées, conservent ce caractère prosaïque (même contexte quotidien, même type de héros) et cette apparente simplicité de construction. On n'excède jamais les trois actes; ceux-ci, à leur tour, ne se structurent jamais en scènes.

La Chasse aux canards, l'une des dernières pièces, est exemplaire de la technique vampilovienne: elle se compose de trois actes asymétriques (2 "tableaux" pour le premier acte, 3 pour le deuxième, aucun dans le troisième). Bien plus, à la lecture, on a l'impression que ce découpage ne signifie rien, ou plutôt qu'il fonctionne de pair avec un autre découpage qui, lui, n'est pas souligné par des changements de "tableaux", mais repose entièrement sur de longues didascalies très travaillées. La simplicité de l'écriture vampilovienne n'est donc qu'un leurre, une manière de "dé-formaliser" l'écriture théâtrale.

L'artiste s'échappe du carcan imposé aux artistes par le pouvoir par son refus d'exalter des héros soviétiques, sa volonté délibérée de camper l'action dans des villes anonymes conférant au discours un caractère universel, sans frontières, et par capacité à désacraliser grâce au rire… Comme le souligne Igor Petrov, Vampilov préférait aborder les questions politiques et sociales "de côté", en les attaquant toujours sous l'angle de la facétie: ainsi, chaque année universitaire, à la première réunion de l'organisation komsomol où l'on établissait le "plan" de l'année, "Vampilov était le premier à lever la main pour proposer, d'une voix douce et innocente, cette fameuse malencontreuse "sortie collective au planétarium" [sortie qu'il avait "sérieusement" proposée la 1ère année, qu'on avait votée, et que l'inertie bureaucratique de l'organisation des komsomols n'avait jamais permis de réaliser][4]".

Rien d'étonnant donc à ce que La Chasse aux canards ait été censurée, et longtemps jouée "semi-illégalement" par une troupe de jeunes comédiens d'Irkoutsk. Certains vont même jusqu'à mettre en doute le caractère accidentel de la mort prématurée du dramaturge (noyé dans le Baïkal). En tout cas, il fut mis à l'index jusqu'aux milieu des années 80 où, l'air du temps aidant, il fut brusquement redécouvert et, dans sa région, honoré d'un musée et d'un théâtre à son nom.

Aujourd'hui, il est un symbole en Sibérie orientale, un auteur reconnu ailleurs, quoique dans une modeste mesure: le Fils aîné a été mis en scène à Paris voici quelques années, mais… en russe ! Vampilov reste à ce jour un écrivain peu traduit (quelques récits et pièces en anglais, en français et en espagnol), un oubli regrettable car il nous prive de l'un des seuls auteurs russes qui sache si bien mêler l'humour à la profondeur.

Par Vanessa VOISIN

 

[1] Igor Petrov. " Gitara milaja, zveni, zveni…. ". in Literaturnij Irkutsk. Zlotoj Fond : vospominanija, p.7
[2] Le parallèle nous est inspiré par les propos de Iziaslav Borissov.
[3] Voir en particulier Staršij Syn (Le Fils aîné) dont l'intrigue repose sur un quiproquo burlesque renversant le motif, traditionnellement dramatique, de la bâtardise.
[4] Igor Petrov, op.cit., p.6

Bibliographie indicative
Alexandre VAMPILOV. L'Été dernier à Tchoulimsk. Paris, L'Age d'Homme,, 1992
Alexandre VAMPILOV. L'avant-scène théâtre (Le Correcteur ; Vingt minutes avec un ange), Paris, Avant-Scène, 1979
Alexandre Vampilov, sous la direction de M.-C. AUTANT-MATHIEU et Lily DENIS,
Montpellier, Les Cahiers de la Maison Antoine Vitez- Climats, 1996.
A paraître à l'été 2001: Mir Aleksandra Vampilova. Irkoutsk (recueil d'une centaine d'articles biographiques et analytiques sur l'auteur).