Andreï Kourkov : «Le russe est devenu un instrument de la lutte politique»

Pour sa deuxième édition, le prix Russophonie, organisé par la Fondation Boris Eltsine en partenariat avec l’association France-Oural, a récompensé Joëlle Dublanchet pour la meilleure traduction vers le français de deux œuvres contemporaines très critiques envers la Russie contemporaine, Pathologies de Zakhar Prilépine[1] et L’Année du mensonge d’Andreï Guelassimov[2]. L’écrivain ukrainien de langue russe Andreï Kourkov[3], membre du jury, explique pourquoi une littérature engagée demeure plus que jamais nécessaire, en Russie comme en Ukraine.


Qu’avez-vous aimé dans les deux ouvrages récompensés cette année?

Andreï Kourkov : Pathologies et L’Année du mensonge sont deux romans très contemporains qui font partie de ce qu’on pourrait appeler une littérature objective. [Le premier évoque la guerre en Tchétchénie, le second les turpitudes liées à l’instabilités de la Russie en 1998, NDLA]. C’est une littérature de qualité, indépendante. Je connais Andreï Guelassimov et sa littérature s’approche de celle du jeune Maxime Gorki pour décrire la Russie contemporaine. La situation se répète. Maxime Gorki décrivait le début de la nouvelle société russe après la stagnation de l’époque tsariste, tandis que Guelassimov dépeint les débuts de la nouvelle société après la stagnation soviétique.

En quoi ces auteurs sont «indépendants»?

Il y a une tendance, en Russie, d’écrire une littérature d’Etat, presque officielle; pas politiquement correcte, mais correcte idéologiquement. En avril 2007 par exemple, Vladimir Poutine a rencontré vingt-cinq jeunes écrivains à Vladivostok. La conversation a porté sur la littérature russe contemporaine. J’ai trouvé cela étrange: tout se passait comme si l’Etat commandait une littérature destinée à promouvoir le patriotisme et former la psychologie du public…Vladimir Poutine a réussi à refaire de la Russie une puissance mondiale sur des bases idéologiques. Mais Zakhar Prilépine et Andreï Guelassimov sont réellement indépendants. Ils écrivent ce qu’ils pensent. Ils se suffisent à eux-mêmes.

Les écrivains peuvent donc écrire ce qu’ils veulent?

Les écrivains, oui… les journalistes, je n’en suis pas sûr. Les journalistes jouent un rôle plus important dans la société que les écrivains… pour le moment. Dans les années 1990, c’était la même chose en Ukraine: les journalistes étaient censurés, pas les écrivains qui étaient d’ailleurs très peu nombreux.

Comment êtes-vous accepté en tant que russophone en Ukraine?

Je suis d’origine russe mais je suis un écrivain ukrainien russophone. Le russe est ma langue maternelle mais mon passeport est ukrainien. Je m’intéresse davantage aux affaires ukrainiennes parce que c’est là que je suis installé. Mais je suis également actif, socialement, comme russophone. Il y a 8 millions de Russes, au sens ethnique, et 14 millions de russophones en Ukraine. Dans la vie quotidienne, il n’y a pas beaucoup de différences mais les nuances de mentalité et de langue sont utilisées, chaque jour, par les politiciens... Parmi les auteurs ukrainophones, il y a des intellectuels très radicaux. Ce sont des patriotes professionnels. Ils demandent aux russophones de s’assimiler à la culture ukrainophone. Moi-même, j’ai toujours été partisan de l’intégration. Par exemple, alors que 400.000 Tatars de Crimée parlent le tatar, les 80 écrivains tatars ne sont traduits ni à Moscou ni en Ukraine. On compte également 300.000 Hongrois, beaucoup de Roumains, de Grecs, de Bulgares… Mais il faut intégrer ces minorités au sein d’une culture d’Etat, ukrainienne, tout en garantissant une égalité de traitement des cultures et des langues et le droit à chacune d’exister. Alors, les russophones se sentiront en Ukraine comme chez eux. Personnellement, je ne suis pas accepté par tous les Ukrainiens comme un auteur ukrainien. Il y a deux semaines, une librairie de Kiev a d’abord accepté d’organiser une présentation de mon nouveau roman, Le Laitier de nuit, avant de se rétracter car le livre est publié en russe.

Est-ce pour cela que la russophonie vous tient à cœur?

L’histoire du 20e siècle a fait que la langue russe est devenue un intermédiaire entre différentes cultures, pas seulement entre la culture russe et d’autres, mais aussi, par exemple, entre la culture ukrainienne et d’autres cultures. Dans les états voisins de la Russie où la langue russe est devenue un instrument de la lutte politique, je crois qu’il est nécessaire de la réhabiliter. En Ukraine, les nationalistes assimilent le fait de parler le russe et d’écrire en russe à un soutien inconditionnel à la politique russe. Mais moi, si je votais en Russie, je ne voterais pas pour Vladimir Poutine! La langue et le pays d’origine sont deux choses différentes, un peu comme la France et le dialecte québécois.

Quels sujets intéressent les jeunes écrivains ukrainiens aujourd’hui?

Il y a une génération complètement nouvelle de jeunes auteurs, notamment une vingtaine de jeunes femmes de 20 à 35 ans, très actives dans le style «sex, drugs, and rock’n’roll». A l’époque soviétique, ce genre était totalement inconnu; aujourd’hui, c’est un véritable défoulement. Ces auteurs sont très populaires chez les étudiants et dans la jeunesse; ils leur parlent d’eux, de pop-music… Une autre tendance récente veut qu’une poignée d’écrivains développent beaucoup, à l’heure actuelle, une vision nostalgique du royaume austro-hongrois. Les auteurs ukrainiens sont particulièrement traduits en polonais et en allemand. Mais la jeune littérature ukrainienne ignore le monde politique contemporain.

Vous le déplorez?

Oui. Je crois que dans un état comme l’Ukraine il est important que des écrivains fassent un travail de commentateurs de la vie politique et sociale. Seuls quelques auteurs de ma génération s’y intéressent. Mais si les gens sont moins politisés qu’à l’époque de la Révolution orange, en outre ils n’ont pas une haute idée de la classe politique ukrainienne. Il y a de quoi être cynique. Nos politiciens s’occupent plus volontiers des intérêts de leurs partis que des affaires de l’Etat. La corruption donne de la classe politique une image «non civilisée». Il est difficile de distinguer les véritables héros… Viktor Iouchtchenko a d’abord été présenté comme le héros de la Révolution orange, puis il a été vu comme un traître… La nouvelle héroïne est Ioulia Timochenko, un autre style de populisme.

Comment expliquez-vous sa popularité?

Ioulia Timochenko est populaire auprès des classes pauvres et de ceux qui attendent de l’Etat qu’il les nourrisse. C’est du populisme pur. Elle a promis de rembourser 200 dollars à chaque citoyen ayant investi de l’argent dans la Banque centrale soviétique. Pour cela, il faudrait ponctionner le budget de 3 à 5 milliards de hryvnias. Je ne sais pas si elle trouvera l’argent, mais on peut estimer que c’est une façon d’acheter la confiance des électeurs pour les six prochains mois. Puis, en septembre, elle devra trouver encore de l’argent pour financer le programme social, au risque d’une nouvelle crise économique.

[1] éditions des Syrtes
[2] éditions Actes Sud
[3] Avec treize romans publiés, dont plusieurs traduits en français (Le Pingouin, Le Caméléon, L’Ami du défunt, les Pingouins n’ont jamais froid, Le dernier Amour du président), Andreï Kourkov est devenu un des écrivains majeurs de sa génération. Il est également auteur de plusieurs ouvrages de littérature enfantine et de scénarios de longs métrages.

Photo : © Marie-Anne Sorba