Apollonia, échanges artistiques européens

Rencontre avec Dimitri Konstantinidis, fondateur et directeur du réseau Apollonia. Apollonia est une organisation non gouvernementale créée en 1998 pour encourager les échanges artistiques avec les pays d’Europe centrale et orientale.


Les activités d’Apollonia sont multiples: organisation de manifestations culturelles, d’expositions, de conférences, diffusion d’informations, coopération entre établissements culturels… Docteur en Archéologie et Histoire de l’art, Dimitri Konstantinidis est le fondateur et le directeur de ce réseau, qui joue un rôle prépondérant dans le soutien d’échanges artistiques entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest.

Comment vous est venue l’idée de créer un réseau tel qu’Apollonia?

Je me suis rendu compte avec d’autres que sur le plan artistique, l’Europe de l’Est était véritablement occultée, notamment dans le domaine des arts visuels, et qu’il n’existait pas de réelle structure cherchant à développer les échanges artistiques transeuropéens. Il y a plusieurs raisons à cela. Si des échanges officiels ont été maintenus pendant la guerre froide – souvent à des fins politiques ou financières, les relations Est-Ouest ont toujours été houleuses. Même aujourd’hui, les rencontres culturelles restent rares. Le problème est plus complexe encore dans le domaine des arts plastiques. Le peintre, en effet, est avant tout une personnalité, donc il est plus difficile pour lui de se fondre dans un groupe, comme cela peut être le cas pour les acteurs ou les danseurs.

En tant que directeur du FRAC (1) Alsace de 1991 à 1997, j’ai tenté avec mon équipe de remédier à ce manque d’intérêt pour la création artistique dans les pays de l’Est. La position géographique de l’Alsace a joué un grand rôle, dans la mesure où elle se présente comme un lieu ouvert sur les pays d’Europe centrale. A partir de 1995, une prospection, financée par le Conseil de l’Europe, a été entamée dans les pays de l’Est par des professionnels de l’art. Plus d’une vingtaine de visites ont été organisées afin de comprendre ce qui s’y passait sur le plan artistique. Ces rencontres ont véritablement permis de combler l’absence d’information sur l’art contemporain dans l’Est européen.

Finalement, ce long travail a abouti à la parution, en 1996, du «Guide Apollonia d’Art contemporain de l’Europe Centrale et Orientale». Ce répertoire de contacts est, certes, critiquable, car tout de suite périssable. Toutefois, le symbole a été fort, car cet annuaire a permis de mettre en relation de manière concrète deux mondes de créateurs, ce qui a donné lieu à de nombreuses expositions. Le guide est aujourd’hui en cours de réactualisation et sera bientôt en ligne sur notre site.

A la suite de cette publication, le réseau Apollonia est né. Notre équipe (comprenant seulement cinq personnes) est chargée d’animer une plate-forme d’échanges artistiques, c’est-à-dire diffuser l’information auprès du public et des professionnels de l’art, organiser des expositions, des rétrospectives, des tables rondes, des manifestations culturelles d’envergure européenne… Apollonia contribue, à son échelle, à l’émergence d’une Europe multiculturelle, effaçant ainsi les distinctions Est-Ouest, Nord-Sud, centre-périphérie…

Comment définiriez-vous les réseaux culturels en Europe?

Il est difficile de définir les réseaux culturels. Tout d’abord la coopération culturelle relève d’un marché financier et s’inscrit dans un contexte politique. La mise en réseau d’institutions culturelles a donné naissance à des structures diverses ayant pour but de favoriser la collaboration entre artistes, tout en évitant de subir les pressions extérieures (politiques, économiques…).

Le réseau est une plate-forme institutionnalisée réunissant plusieurs établissements culturels autour d’un noyau dur. Chaque réseau est autonome et fonctionne selon ses propres règles, qui sont plus ou moins strictes. Ce regroupement d’institutions et/ou d’individus permet aux professionnels de l’art de se rencontrer afin de réfléchir ensemble sur des thèmes ou des problèmes communs. Ainsi les réseaux existent afin de défendre les intérêts de leurs membres et de soutenir leurs initiatives culturelles. Paradoxalement, ce type de regroupement peut présenter un danger: en devenant trop grands et trop lourds, les réseaux pèsent inévitablement sur les petits structures qui ont beaucoup de mal à rivaliser et parfois à survivre…

Dans les pays de l’Est, la définition des réseaux reste souple. En effet, la notion de collectif est autre, elle est profondément liée à l’idée de survie. Au fond, la mise en réseau est motivée, d’une certaine manière, par des besoins vitaux. Lors de nos prospections, nous avons constaté l’existence de formes ou de méthodes très innovantes pour se mettre en relation, pour travailler en communauté Alors qu’en France, à cette époque, nous découvrions à peine les friches ou les résidences d’artistes… Même nos analyses ne nous ont pas vraiment permis de définir les réseaux culturels dans les pays de l’Est. Les collectifs underground créés en opposition à l’élite dominante ont donné naissance à des structures informelles, aux frontières mal dessinées, mais très riches artistiquement.

A mon avis, pour aller plus loin dans la coopération culturelle, il faudrait permettre aux artistes de se rassembler en associations européennes. Cette mesure serait véritablement révolutionnaire. D’une part, ils se réuniraient de manière beaucoup plus spontanée, car un cadre juridique européen serait bien plus attractif. Et de l’autre, les choses deviendraient techniquement très simples, surtout pour les Etats non membres, qui auraient enfin une chance de faire valoir leur culture directement à une échelle européenne. La question portant sur la création de ce type d’association est très discutée, mais rien ne semble être encore envisagé en ce sens. Le système actuel (associations au niveau uniquement national ou international, mais non européen) ne permet malheureusement pas aux personnalités engagées en Europe et pour l’Europe de se rencontrer et de travailler ensemble…

En avril 2001, à Sofia, Apollonia a été à l’initiative de la création de SEECAN (South-East European Contemporary Art Network), un réseau d’échanges artistiques dans le Sud-Est européen. Pourquoi avoir créer un nouveau réseau?

En 2000, un forum a été organisé à Thessalonique, réunissant plus d’une centaine de participants venus de toute l’Europe, et en particulier du Sud-Est européen. Les objectifs étaient d’étudier l’identité commune et diversifiée des pays de cette région, notamment à travers la création en arts visuels. Cette rencontre nous a permis d’examiner le fonctionnement des échanges artistiques et de réfléchir aux moyens concrets de les accroître. Ainsi, à l’issue de ce forum, il nous a paru important de créer un réseau régional, le SEECAN, afin de mieux canaliser les échanges inter-régionaux et de satisfaire plus directement les acteurs culturels du Sud-Est européen. SEECAN a obtenu un statut officiel à Sofia en avril 2001. Il est composé d’un comité consultatif comprenant 21 représentants de 20 pays, un bureau de coordination, cinq groupes de travail et une section administrative.

Une université d’été a été organisée en 2001 à Strasbourg première manifestation concrète du réseau SEECAN. Depuis, les activités de ce réseau ne cessent de se multiplier.

Les membres du réseau Apollonia semblent accorder une grande importance à la mobilité et à l’éducation…

C’est vrai. Ce n’est que depuis la Seconde guerre mondiale que nous avons deux Europes. Avant, elle était une. Il ne faut pas oublier l’histoire : la mobilité, bonne ou mauvaise, existe depuis toujours en Europe. Mais un paradoxe demeure: comment peut-on imaginer que les particularités subsistent dans une cohabitation étroite? Il n’est pas question de tout écraser, au contraire il faut maintenir la diversité. Pour la préserver, le système éducatif doit s’efforcer de faire perdurer la culture traditionnelle tout en mettant les gens à l’aise, même dans des situations complexes. C’est, sans doute, un des défis majeurs pour l’Europe, et pour nous aussi…

Le réseau Apollonia s’occupe surtout d’art contemporain. Comment définisseriez-vous ce terme?

Pour moi, l’art contemporain est difficile à définir, car cette expression a, au fond, peu de sens. La production artistique est toujours relative à une époque. De plus, le terme «art contemporain» désigne exclusivement les arts visuels et plastiques. Or l’histoire est, par définition, interdisciplinaire, mélangeant tous les arts, et faisant de l’artiste non seulement un créateur, mais également un citoyen. L’artiste, à la différence des autres, se met en avant pour proposer des solutions ou des non solutions. Le public est présent pour réagir à ces œuvres. Il a parfois raison de ne pas accepter la création qui lui est présentée. Il faut avoir un esprit critique devant n’importe quel message; il y a des charlatans dans tous les milieux. Toutefois, il ne faut pas tomber dans le piège: “si je ne comprends pas, je n’accepte pas.” C’est généralement ce type de raisonnement qui mène à la guerre ou au racisme. Il faut prendre le temps de comprendre et donc de réfléchir. La provocation des artistes d’art contemporain peut parfois paraître facile, mais l’attitude «je me fous de tout» est une particularité de notre temps…

Quelles seront les prochaines activités d’Apollonia?

La région que nous avons décidé de mettre à l’honneur cette année est le Caucase. De nombreuses activités seront organisées : une université d’été portant sur la mobilité artistique et les utopies contemporaines, des expositions de photos, des projections vidéos, une semaine dédiée au cinéma caucasien, un cycle de débats, des spectacles en collaboration avec d’autres réseaux… Avec le soutien de la Commission européenne, nous allons lancer «Kéraban le Têtu(2)». Il s’agit d’un voyage artistique sur la Mer Noire. Pendant plus de deux mois, des artistes de toutes disciplines et de toutes origines seront à bord d’un bateau transformé en laboratoire artistique flottant: ils visiteront douze ports de la Mer Noire afin de rencontrer des créateurs de la région…

 

 

Par Milana CHRISTITCH

 

 

1 Les FRAC (Fonds Régionaux d’art contemporain), créés à partir de 1982 par convention entre l’Etat (le ministère de la Culture) et chaque région, ont pour but de développer les activités artistiques sous toute leurs formes. Ils procèdent à des acquisitions et à des actions de diffusion (expositions itinérantes, prêts aux collectivités locales, mises en dépôt dans des lieux culturels, des espaces publics, des musées…).
2 Roman de Jules Verne, évoquant le voyage d’un marchand de tabac d’Istanbul, Kéraban, et de son agent, Van Mitten.