Après l’affaire Skripal, l’affaire Dodon marque-t-elle un nouvel échec des services spéciaux russes?

Après le dévoilement de l’implication directe de la Direction générale des renseignements (GRU) de l’État-Major des Forces armées de Russie dans la tentative d’assassinat de Serguei Skripal(1), la Russie semble avoir subi un nouvel échec. Cette fois-ci en Moldavie, après que le Président Igor Dodon a reconnu avoir bénéficié de financements de Moscou.


Capture d’écran de l’enregistrement secret de la rencontre entre I. Dodon et V. Plahotniuc, Publika.md, 9 juin 2019Une crise gouvernementale sans précédent a dominé la vie politique en Moldavie du 24 février 2019 avec la tenue d’élections législatives, au 14 juin avec le retrait du gouvernement du Parti démocrate.

Le retour au Plan Kozak

Profitant de cette crise politique interne, le vice-Président du gouvernement russe Dmitri Kozak a réitéré auprès de Chisinau sa proposition de fédéralisation de la Moldavie. En 2003, il avait déjà promu une telle idée, connue sous le nom de Mémorandum ou Plan Kozak(2). Tout communiste et pro-russe qu’il était, le pouvoir moldave avait alors refusé ce projet : d’une part, en raison de la pression exercée par l’Occident – et les États-Unis tout spécifiquement ; d’autre part, parce que le Président Vladimir Voronine, à l’image d’un Aliaksandr Loukachenka au Bélarus ou d’un Noursoultan Nazarbaiev au Kazakhstan, tenait à rester maître dans sa maison. L’actuel Président moldave, Igor Dodon, ne semble pas avoir de telles préventions.

Loin d’être découragé par ce premier échec, D. Kozak a donc jugé que la crise politique en Moldavie pouvait constituer un contexte favorable à sa proposition et n’a pas hésité, en 2019, à proposer le Plan Kozak 2(3).

La recherche d’une majorité parlementaire

Après les élections législatives du 24 février 2019, trois partis sont entrés au Parlement : le bloc ACUM (pro-européen), le Parti socialiste (pro-russe) et le Parti démocrate (pro-européen mais souverainiste, pro-Moldova). Aucun des trois partis n’ayant le nombre de mandats nécessaire à la formation d’une majorité parlementaire, une alliance entre deux partis était nécessaire.

Le 7 juin, Igor Dodon, l’ancien chef de file du Parti socialiste mais qui est considéré encore comme son leader informel, s’est présenté au siège du Parti démocrate pour un rendez-vous avec son chef de file Vlad Plahotniuc, afin de lui proposer une alliance politique entre les deux partis.

Cette rencontre, jugée à première vue assez naturelle s’est vite transformée en scandale politique : il s’est en effet avéré que l’entretien, qui avait comme objectif la conclusion d’un accord d’alliance, devait se traduire par l’édition d’un document public mais également d’un protocole additionnel secret. Ce dernier devait être déposé à l’ambassade de la Fédération de Russie à Chisinau(4).

L’accord a été refusé par le Parti démocrate. Surtout, le Parti de Vlad Plahotniuc a secrètement filmé la rencontre et s’est empressé de rendre public l’enregistrement vidéo. Si le Président I. Dodon ne nie pas l’existence de la rencontre, il affirme en revanche que l’enregistrement est « truqué ». Pour le moment, les institutions judiciaires moldaves ne se sont pas prononcées quant à l’authenticité de cette vidéo.

Le dévoilement d’un agent de Moscou

Or cet enregistrement vidéo dévoile toute une stratégie « d’intelligence » développée par Moscou et qui devait être mise en place par le Parti socialiste afin de permettre la réalisation du Plan Kozak 2.

On y apprend d’abord que le Parti socialiste et son leader sont financés depuis des années par la Russie, plus précisément par Dmitri Kozak et par Alexeï Miller, le directeur général de Gazprom. Or le financement externe des partis politiques est interdit par la Constitution de la République de Moldavie. Ce qui n’empêchait visiblement ni A. Miller ni D. Kozak de transférer chaque mois jusqu’à 800 000 euros « pour l’entretien du Parti socialiste »(5), comme l’affirme le Président Dodon dans la vidéo. Ce financement avait un but clair – la promotion des intérêts de la Russie en Moldavie.

Cette fois-ci, le plan Kozak 2 avait une stratégie un peu différente. Il remplaçait le terme « fédéralisation » par l’expression « accorder un statut spécial à la Transnistrie », impliquant une grande autonomie de la Transnistrie en matière politique, économique, culturelle et sociale, mais marquant de facto le début du même processus de fédéralisation de la Moldavie. Dans l’enregistrement vidéo, I. Dodon déclare : « Après que je lui ai dit que nous ne pouvions pas écrire le mot ‘fédéralisation’, Kozak m'a dicté ‘des attributions déconcentrées de l'exécutif’ [du dit gouvernement de Transnistrie] dans les domaines politique, économique, social et culturel. Je pense que c'est normal. […] Le terme ‘statut spécial’ [pour la Transnistrie] a été proposé. »(6)

La fédéralisation mènerait à la division de la Moldavie en trois parties : la Moldavie, la Transnistrie et la République autonome de Gagaouzie. Ce processus viderait la Moldavie de tout potentiel politique et le pays deviendrait une zone grise sur la carte de l’Europe, incapable de prendre quelque décision politique internationale que ce soit. Ainsi, la Russie s’assurerait notamment que la Moldavie ne pourrait basculer ni dans l’Union européenne ni dans l’OTAN.

Le 13 juin, l’ambassadeur de la Russie à Bucarest, Valeri Kouzmine, a déclaré : « La fédéralisation de la Moldavie ne doit pas être exclue »(7), ce qui ne laisse plus grande marge d’interprétation quant à la stratégie de Moscou vis-à-vis de la Moldavie.

La vidéo montre en outre que Moscou aurait souhaité ancrer la Moldavie dans sa sphère d’influence par la mise sous contrôle du Parti socialiste, des institutions de force et des autres fonctions clé dans l’État moldave. Ainsi, dans ce même accord d’alliance avancé par I. Dodon au nom du Parti socialiste(8) (mais vraisemblablement préparé préalablement par Moscou), les fonctions de vice-Premier ministre pour la Réintégration (de la Transnistrie avec la Moldavie), de ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de la Défense, des Finances et de l’Éducation devaient passer sous le contrôle du Parti socialiste. L’unionisme (avec la Roumanie) devait être interdit. En revanche, le Parti démocrate devait garder des fonctions clé dans le domaine de la justice. Enfin, le gouvernement russe devait annuler les affaires pénales initiées en Russie contre le chef de file du Parti démocrate, Vlad Plahotniuc.

Tout aurait pu bien marcher pour Moscou si…

Tout aurait pu bien marcher pour la Russie et le Plan Kozak 2 aurait pu être mis en place, n’étaient trois éléments.

Le premier est évidemment le piège tendu par le Parti démocrate lors de cet entretien.

Le deuxième est indéniablement le manque de professionnalisme et d’intelligence politique manifestés par I. Dodon. Apparaissant de manière évidente comme l’agent d’influence de Moscou, le Président a manifesté un défaut confondant de sens politique. Au final, son amateurisme a joué en faveur de la Moldavie.

Le troisième élément est la révolte populaire. Dès le 8 juin, au lendemain de la rencontre et de la diffusion de la vidéo, la population de Chisinau a commencé à se rassembler pour protester contre cette tentative de coup de grâce contre l’État moldave. Parmi les protestataires, on a pu remarquer des vétérans de la guerre de Transnistrie issus des différentes structures de force et bien informés des méthodes utilisées par Moscou, depuis l’époque soviétique, pour contrôler ses voisins. Particulièrement mobilisés, ils ont joué le rôle de courroies de transmission, informant la société civile de ce qui était en train de se jouer.

La révélation du rôle éminent, parce que situé au plus haut sommet de l’État, de cet agent de Moscou que serait donc I Dodon est un succès pour la petite Moldavie qui, une fois de plus, vient de montrer qu’elle savait résister à un ennemi plus puissant et préserver son intégrité. Mais il est trop tôt, sans doute, pour évoquer une victoire : le combat entre les services de renseignement s’arrête rarement et toute défaite n’y est qu’une incitation à la revanche !(8)

Notes :

(1) Voir notamment Mathilde Camus, « Affaire Skripal et guerre froide : le retour des espions, à flanc renversé », Regard sur l’Est, 27 janvier 2019.

(2) Memorandum Kozak.

(3) « /DOC/ Zis și făcut! PD-ul a dat publicării documentul cu care ar fi venit Dodon la negocieri cu Plahotniuc (« /DOC/ Dit et fait ! Le PD a publié le document avec lequel Dodon serait venu négocier avec Plahotniuc ») , TV8, 8 juin 2019. http://tv8.md/2019/06/08/doc-zis-si-facut-pd-ul-a-dat-publicarii-documentul-cu-care-ar-fi-venit-dodon-la-negocieri-cu-plahotniuc/

(4) « Video proof 3: How much did Russia offer Igor Dodon to run Socialist Party? », Publika.md, 9 juin 2019.

(5) « June 7, 2019 - the day that will enter in the history of Moldova (VIDEO) », Publika.md, 14 juin 2019 (transcription en anglaise de l’entretien).

(6) « Năstase și Sandu, contraziși de ambasadorul rus de la București: federalizarea R. Moldova nu trebuie exclusă » (« Nastase et Sandu, contredits par l'ambassadeur de Russie à Bucarest : la fédéralisation de la Moldavie ne devrait pas être exclue »), Timpul.md, 13 juin 2019.

(7) Note 2.

(8) Christopher Andrew, The Defense of the Realm. The Authorized History of MI5, Penguin Books, Londres, 2010.

 

Vignette : Capture d’écran de l’enregistrement secret de la rencontre entre I. Dodon et V. Plahotniuc, Publika.md, 9 juin 2019.

 

* Daniel BALAN est étudiant en Relations internationales à l’Inalco (M2 HEI) ; il étudie en particulier la stratégie russe de contrôle et de domination de son voisinage proche.

 

 

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