Asie centrale : L’Union européenne, un outil de désenclavement ?

C'est à l'aune de la crise mondiale et de l'incertitude internationale grandissante, qu'en décembre 2008, la Communauté européenne de l'Énergie s'est officiellement engagée à diversifier ses voies d'importations en se rapprochant notamment de l'Asie centrale. Celle-ci voit ce rapprochement comme une opportunité d'émancipation vis-à-vis du grand voisin russe.


Outre la volonté de devenir un 'bon élève' en matière d'énergies renouvelables dans les dix ans à venir, l'Europe souhaite assurer la sécurité énergétique de l'espace communautaire, notamment en multipliant ses routes d'approvisionnements. Elle est en effet très dépendante de ses importations en hydrocarbures et, si plus de 50 % des énergies consommées proviennent de pays extérieurs, la Russie reste son fournisseur le plus important, avec environ 35 % de sa consommation. Dans l'espoir de pouvoir s'affranchir relativement du poids économique et politique de son grand voisin, l'UE s'est donc récemment engagée sur de vastes programmes de diversification.

Eu égard à ses richesses carbonées, l'Asie centrale apparaît donc comme une alternative envisageable. A terme, certaines négociations pourraient alors désenclaver les pays de cette région et, éventuellement, les accompagner dans leur émancipation économique vis-à-vis de Moscou. Pour le moment, soucieuse de conserver son leadership régional, la Russie reste néanmoins aux commandes de ce lucratif marché des hydrocarbures et son implication dans les politiques commerciales de ces pays pourrait bien ralentir leur émancipation puisqu’elle reste un partenaire énergétique incontournable.

L'Asie centrale renfermerait près de 20 % des réserves prouvées d'hydrocarbures. Les grands pays producteurs de cette région que sont le Turkménistan (4e réserves mondiales de gaz), l'Ouzbékistan (8e réserves de gaz) et le Kazakhstan -qui est aussi le troisième exportateur d'uranium (19 % des réserves mondiales)[1]- constituent de loin les marchés les plus porteurs. Si les récentes études de l'Agence américaine de l'énergie montrent que la part des exportations d'Asie centrale pourrait répondre à près de 15 % de la demande mondiale d'ici quelques années, la situation géographique de ces pays (avec la Russie au nord, la Chine à l'est et l'Asie au sud) ne facilite pas vraiment les échanges. Ces pays ont organisé leur secteur afin tout d'abord de favoriser le monopole d'État dans l'exploitation de leurs richesses et, par la suite, de pouvoir 'souverainement' négocier leurs exportations avec les différents partenaires qui sont donc essentiellement des voisins. Ainsi la Chine toute proche, première consommatrice d'énergie au monde (12 %), a signé en 2010 un accord avec le Kazakhstan pour la construction d'un gazoduc reliant les deux pays, et ce pour un montant de 3 milliards d'euros[2]. Un an plus tôt, en décembre 2009, le président Hu Jintao avait aussi inauguré le gazoduc reliant le Turkménistan à la Chine (long de 7 000 km), formalisant ainsi la percée chinoise énergétique en Asie centrale.

L'Europe en quête d'indépendance énergétique

L'Asie centrale et ses réserves ont donc encouragé l'UE à s'intéresser à l'alternative énergétique que représente cette région. Si les premiers grands accords commerciaux remontent au début des années 1990 (Elf Aquitaine est présent au Kazakhstan depuis 1992), les dernières directives de l'UE encouragent en effet l'augmentation des échanges énergétiques. Ainsi, dans la continuité des accords dits de l'Initiative de Bakou liant en 2004 l'UE aux pays de la mer Noire et de la mer Caspienne, l'Europe a adopté, en 2006 à Astana, la Déclaration ministérielle sur l'énergie qui expose les modalités d'une coopération énergétique accrue en favorisant notamment la convergence des marchés, le développement des accords et la sécurisation des corridors énergétiques[3]. Depuis, des négociations ont favorisé les échanges et surtout la formation du INOGATE qui, regroupant l'UE et, essentiellement, les pays d'Asie centrale, sert aujourd'hui de feuille de route aux relations dans ce secteur. Axées sur le développement d'un cadre commercial propice aux échanges, ces directives (ou préconisations) ont certainement facilité, par exemple, l'inauguration en 2006 de l'oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) qui, avec une capacité journalière de 850 000 barils, relie maintenant l'Azerbaïdjan à l'Europe occidentale sans passer par la Russie[4]. D'autres projets ont aussi vu le jour, notamment dans le domaine de la coopération technique qui, sous couvert d'assistance, favorisent bien évidemment les exportations vers l'Europe occidentale. Á titre d'exemple, les importations françaises de produits énergétiques kazakhstanais ont représenté 93,5 % des échanges bilatéraux en 2009[5]. L'UE, dont les besoins devraient augmenter de plus de 50 % d'ici 2030 selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), doit donc prendre conscience de sa forte dépendance et travailler au renforcement des relations qui l'unissent à cette région.

Cette relation énergétique encourage en effet les deux ensembles à resserrer leurs liens et pousse aujourd’hui l'UE à vouloir accompagner l'Asie centrale dans son désenclavement, à l'image du traité « Union européenne et Asie centrale : Stratégie pour un nouveau partenariat ». Adopté en juin 2007[6], ce traité jette en effet les bases d'une coopération aussi bien politique qu'économique; ce rapprochement pourrait faire de l'Europe le prochain grand partenaire de l'Asie centrale, contribuant à son intégration internationale et à son émancipation vis-à-vis de de Moscou.

Certaines républiques sont en effet à l'écoute des projets que propose l'UE et le Kazakhstan, qui a présidé l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) en 2010 et qui profite actuellement de l'aide financière européenne (30 millions d'euros pour la période 2011-2013) est de loin le pays le plus réceptif aux appels à collaboration. Le Conseil européen de coopération et Astana se sont ainsi engagés à renforcer les modalités de l'Accord de partenariat et de coopération (APC) signé en 1999. Globalement, les pays d’Asie centrale se révéleraient actuellement assez sensibles à cette ouverture européenne et à l’approche diplomatique de l’UE, tranchant avec celle de Moscou, jugée parfois trop conflictuelle.

Une région enclavée face à une Russie aux frontières de son pré-carré

Avec l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, la Russie a su progressivement retrouver la fierté qui était la sienne avant la chute du communisme. Tirant ainsi puissance de sa rente énergétique, elle compte bien aujourd'hui conserver son ascendant tutélaire sur une région qu'elle considère comme son étranger proche. Cette relative mainmise sur les affaires centre-asiatiques, rendue possible en premier lieu par l'enclavement géographique de la région, se manifeste aujourd'hui par de nombreuses coopérations qui viseraient à maintenir ces pays dans une relative dépendance vis-à-vis de Moscou. Au chapitre économique (et essentiellement énergétique) la Russie a depuis quelques années opté pour une approche de la main tendue qui encourage les pays producteurs de la région à traiter en priorité avec Moscou. Ne disposant ainsi que d'une voie d'exportation (le gazoduc CAC-4), le Turkménistan a par exemple signé, en 2003, avec Moscou un accord de fourniture de gaz de 25 ans à un prix moindre que celui du marché (44 dollars les mille mètres cubes contre 240 dollars, prix moyen du marché sur les places internationales). Depuis, les tarifs ont connu une augmentation graduelle pour atteindre aujourd'hui les 100 dollars mais cette relation accentue davantage la dépendance commerciale de ce pays. Cette pression, ou ce jeu politique favorisé par la géographie, peut aussi se transposer au cas du Kazakhstan qui, aujourd'hui, dépend presque exclusivement de la Russie pour ses propres exportations et du bon vouloir de Transneft (compagnie russe ayant le monopole du transport des énergies en Russie et propriétaire de ces pipelines au-delà de ses frontières) pour exister sur le marché des hydrocarbures. Pourtant doté de sa propre compagnie nationale (KazMounaïGaz, gaz et pétrole), et en négociations avec l’Azerbaïdjan pour participer à l'éventuel projet Nabucco reliant l'Europe, le pays est ainsi obligé d'exporter la quasi-totalité de son pétrole par le réseau russe (North Caspian Oil Pipeline).

Au chapitre politique, l'OCS (Organisation de coopération de Shanghai), formée en 2001 avec pour mission de créer une zone de coopération et de sécurité militaire entre la Russie, la Chine et les pays d'Asie centrale, a certainement beaucoup d'influence sur les rapports énergétiques qu'entretiennent ces pays avec la force tutélaire russe. Comment cette région périphérique pourrait-elle ainsi s'affranchir de la protection bienveillante de Moscou (ayant une base au Kirghizstan par exemple) pour se fâcher sur le volet des hydrocarbures ?

La Russie qui, pour protéger ses propres réserves et les accords qui la lient à l'Asie centrale, a refusé de signer la Charte de l'énergie et le Protocole de transit (texte européen de 1994 qui envisage des règles non-discriminatoires quant aux opérations de forage des hydrocarbures sur le territoire des pays producteurs et aux options de transport de ces derniers)[8], se positionne comme le grand acteur de ce marché en y édictant -pour de bonnes ou de mauvaises raisons- ses propres règles. En réaction, et si la volonté est au rendez-vous, l'UE pourrait imposer un nouveau modèle de distribution des énergies et, au-delà, faire de ses propositions de collaboration la nouvelle clef de voûte de ses relations avec l’Orient et l’Asie centrale. Mais la Russie peut se targuer d'être aujourd'hui à la tête de l'Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan : elle joue des facilités commerciales nées de cette union –et qui pourraient être étendues à d'autres pays de la région-, bien consciente que celles-ci devraient encore un peu plus accentuer l'enclavement énergétique et économique de ces pays.

Notes :
[1] www.thebulletin.org/web-edition/features/kazakhstans-nuclear-ambitions.
[2] Franz Paris, «China, Kazakhstan agree deals on gas, nuclear energy», The Digital Journal, Paris. juin 2010, www.digitaljournal.com.
[3]http://ec.europa.eu/europeaid/where/asia/regional-cooperation-central-asia/energy/index_fr.htm.
[4] Jack W. Plunkett, Plunkett's Energy Industry Almanac 2009, Plunkett Research Ltd.
[5] www.ambafrance-kz.org/spip.php?article376.
[6] « Les relations entre l'Europe et le Kazakhstan à la croisée des chemins », L'Essentiel des Relations Internationales, n°29, janvier-février 2010, p. 61.
[7] Judy Dempsey, «Russia gets though on energy sales to Europe», International Herald Tribune, 12 décembre 2006.

* Geoffroy SAINT-GREGOIRE est professeur de géopolitique et de relations internationales à l'Institut Catholique de Paris et à l'INSEEC. Doctorant en histoire à Paris-I, rattaché au CHAC (Centre d'Histoire de l'Asie Contemporaine)

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