Au sud du lac de Pskov, une région coupée en deux

Comme d’autres régions frontalières, celle du sud du lac de Pskov a été victime de nombreux soubresauts politiques depuis le début du XXe siècle. Pour ses habitants, le recouvrement de l’indépendance de l’Estonie en 1991 (et l’installation effective d’une frontière avec la Russie) n’a pas eu qu’un impact positif. La frontière (que les Estoniens préfèrent appeler «ligne de contrôle» car le traité signé en mai 2005 n’a pas été ratifié par la Russie [1]) a eu pour effet, avec la création d’un régime de visas et de points de passages obligatoires, de limiter fortement les mouvements de part et d’autre.


TiirhanaLe peuple le plus touché par ce changement est la communauté des Setus, une minorité d’origine estonienne, qui pratique un dialecte finno-ougrien proche de l’estonien et habite au sud du lac de Pskov. Les Setus se distinguent du reste des Estoniens, majoritairement protestants, par leur appartenance à l’Eglise orthodoxe. Très liés de par leur forte pratique religieuse au monastère de Petchory (situé en Russie, dans l’oblast de Pskov), ils ont soudain été coupés de leur lieu de naissance ou des tombes de leurs parents, restés de l’autre côté de la frontière [2].

Le traité de Tartu

En 1920, avec le traité de paix de Tartu signé entre la toute nouvelle République d’Estonie et la Russie soviétique, la région de Petchory est devenue estonienne. Même si la Déclaration d’indépendance de l’Estonie prévoyait qu’un référendum soit tenu afin de décider du sort de ce territoire disputé, la frontière fut établie suite à la victoire militaire des soldats de la nouvelle République d’Estonie.

En pratique, cette frontière ne correspondait pas à la situation ethnographique de la région, car la région de Petchory était majoritairement peuplée de Russes (deux-tiers des habitants). L’attitude de ces derniers était méfiante vis-à-vis du nouveau pouvoir estonien, dont ils craignaient une politique «d’estonisation» forcée, tandis que les Setus, deuxième groupe ethnique de la région, ne manifestaient ni grande joie, ni grande résistance face aux autorités estoniennes. Bien que plus proches, linguistiquement, des Estoniens que des Russes, les Setus avaient adopté, depuis le XIIIe siècle, la religion orthodoxe et avaient peur qu’une fois citoyens estoniens, on ne les oblige à se convertir à la religion protestante. En revanche, les Estoniens accueillirent les changements avec joie, l’arrivée des Estoniens au pouvoir devant améliorer leur situation [3].

Malgré une politique libérale menée vis-à-vis des minorités dans les années 1920 (une loi leur garantissait l’autonomie culturelle), la tendance allait vers la propagation d’une «idéologie» estonienne. En 1935, par exemple, les Setus sont devenus officiellement des Estoniens. Les Russes, eux, au contraire, se sentaient étrangers à la société estonienne.

La nouvelle frontière au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

C’est donc tout à fait naturellement qu’à l’arrivée des Soviétiques en Estonie, en 1940, la population russe de Petchory a accueilli le nouveau régime avec sympathie ; au moment du rattachement de Petchory à la Russie en 1945, les populations russes apprécièrent de se retrouver de nouveau dans «leur» pays. En 1945, une grande partie du territoire de Petchory a été intégrée à la région (oblast) de Pskov, et le district (raïon) de Petchory a été créé. Pour justifier cette annexion, la Russie soviétique a profité de la sympathie des Russes, nombreux dans la région.

Avec l’annexion russe du territoire, le pays des Setus était donc divisé. Mais seulement au niveau administratif. En pratique, il n’y avait pas de frontière réelle séparant la République soviétique d’Estonie de la RSFSR. Le rattachement du district de Petchory n’empêchait donc pas les relations entre les habitants des deux côtés.

1991 et l’accession à l’indépendance de l’Estonie

L’actuelle frontière russo-estonienne est celle de 1945. Bien que le gouvernement estonien ait, suite à l’indépendance, demandé une modification de la frontière pour revenir à celle instaurée par le traité de Tartu en 1920, les négociations avec la Russie n’ont pas abouti aux résultats escomptés. Si la délégation estonienne dirigée par Uno Veering, puis Jüri Luik a défendu dans un premier temps la reconnaissance stricte du traité de Tartu comme base de celle de l’Etat estonien [4], cette politique de «restitution» a été abandonnée dès 1994 : dans la perspective d’adhérer à l’Otan et à l’Union européenne, l’Estonie a, sous la pression de la communauté internationale, fini par abandonner ses prétentions territoriales. D’autant qu’il aurait été politiquement délicat de récupérer des territoires majoritairement peuplés de russophones.

Depuis quelques années, pour tenir compte des revendications des habitants frontaliers, de nouvelles mesures ont été prises par les gouvernements estonien et russe pour faciliter le passage de la frontière. L’obtention des visas est notamment facilitée pour les personnes qui ont des parents restés de l’autre côté de la frontière. Ceux dont les parents sont enterrés de l’autre côté (avant la mise en place de la frontière, beaucoup de Setus enterraient leurs proches dans les cimetières situés autour du Petchory, comme celui de Taïlovo), doivent demander un justificatif auprès de l’Eglise russe. Cependant, l’obtention du visa valable un an pour se rendre sur les tombes de leurs parents ne vaut que pour les Estoniens qui aujourd’hui habitent les régions administratives de Võru et Põlva, situées dans le Sud-Est de l’Estonie. Le même système de visa simplifié prévaut de l’autre côté de la frontière, pour les Russes de Petchory et les Setus de Russie. Par ailleurs, de plus en plus de demandes de passeports estoniens sont adressées par des Russes qui ont des parents en Estonie. Certains d’entre eux ont obtenu la double citoyenneté. Il s’agit des Russes qui, citoyens de Petchory estonienne ou descendants de ces citoyens, ont aujourd’hui retrouvé à la fois leur citoyenneté estonienne et, en tant qu’habitants de la Fédération de Russie, obtenu automatiquement la citoyenneté russe. Depuis que l’Estonie est membre de l’UE, ce passeport estonien a pris de la valeur puisqu’il permet de voyager librement dans tous les pays de l’Union.

Les nouveaux visas permettent également un «tourisme» d’un autre genre pour les frontaliers. En effet, ces derniers en profitent pour passer fréquemment de l’autre côté de la frontière pour des raisons économiques. Beaucoup d’entre eux améliorent leurs fins du mois (certains en ont fait leur activité principale) en achetant des produits en Russie pour les revendre beaucoup plus cher en Estonie. La différence de prix sur les cigarettes, l’essence ou l’alcool ou même les médicaments (il est interdit de transporter ces derniers) est frappante : une cartouche de cigarettes coûte deux à trois fois moins cher en Russie. «Ces dernières années, des deux côtés de la frontière, on voit de plus en plus de voitures breaks qui transportent des marchandises», explique un jeune homme d’affaires d’origine russe mais de nationalité estonienne, qui se rend régulièrement en Russie.

Ce n’est pas un hasard si une station d’essence toute neuve se trouve à quelques mètres du point de passage de la frontière, côté russe. D’ailleurs, en territoire estonien, une fois passé le point de contrôle de Koidula, dans le village de Võmmorski, on peut voir sous un pont un graffiti avec des flèches indiquant les directions : «Na Rossiiou za benzinom – Na Estoniiou na prodajou» («Vers la Russie pour l’essence – Vers l’Estonie pour la vente»).

Les relations entre les habitants

Irina, 19 ans, qui, pour financer ses études dans une école de bâtiment de Pskov, travaille l’été comme serveuse dans le café Brize situé sur la place principale de Petchory, raconte qu’elle a un passeport estonien et un russe, car sa grande-mère a vécu à Petchory du temps où la ville était estonienne. «Je vais souvent en Estonie pour voir ma famille», dit-elle avec un sourire. «J’ai beaucoup d’amis estoniens et on s’entend bien». Du fait de ses fréquents séjours en Estonie, elle constate que la différence de niveau de vie est comme «le jour et la nuit». «Ici, à Petchory, le niveau de vie est très moyen. Il n’y a pas beaucoup de travail, la plupart des gens travaillent dans l’usine de céramique.»

Le long de la rue entourée de jolies petites maisons en bois qui mène à la frontière, une vieille dame propose de vendre 6 kg de baies de son jardin. Alexandra, retraitée, accepte volontiers de discuter. Quand je lui dis que je suis Estonienne, elle répond en souriant : «Ah, nacha !» (la nôtre !). En parlant de l’Estonie, elle devient nostalgique de la période antérieure à 1990 : «J’allais souvent en Estonie voir ma famille. Depuis qu’il y a la frontière, il y a beaucoup moins d’échanges entre Estoniens et Russes. Ceux qui boivent aujourd’hui, allaient autrefois faire des petits boulots en Estonie, cueillir des pommes de terre, pour gagner un peu d’argent. Maintenant, il y beaucoup de pauvres, de mendiants.» En effet, un bus amenait les gens tous les jours en Estonie pour travailler comme saisonniers. Les terrains agricoles étant beaucoup plus petits dans la région de Petchory qu’en Estonie, il n’y avait pas suffisamment de travail pour chacun côté russe.

A quelques centaines de mètres de la frontière russe, trône Tiirhana, un hameau estonien. A vrai dire, la mise en place de la frontière a rallongé le chemin car, s’il n’y avait pas obligation de passer au point de contrôle, on aurait pu s’y rendre directement à travers champs.

C’est là que vit Alli, une paysanne de 79 ans qui continue, tous les dimanches, à traverser la frontière pour assister à la messe du monastère de Petchory, situé à environ 5 km, et se recueillir sur la tombe de ses parents. Autrefois, Alli prenait son vélo pour parcourir cette distance. Aujourd’hui, un bus l’amène avant huit heures du matin au poste de contrôle, situé à une quinzaine de km de là, à Koidula ; puis un taxi l’attend de l’autre côté de la frontière pour se rendre jusqu’à Petchory. «La mise en place de la frontière en 1991 a beaucoup changé notre vie. Bien que le monastère se trouve tout près du village –on entend les cloches sonner–, on ne peut plus prendre le chemin le plus rapide pour s’y rendre, on est obligé de faire un grand détour. Ils ont installé des gardiens sur les deux côtés de la frontière. Dans les premières années de la mise en place de cette frontière, l’ordre n’était pas si strict. Les gardes-frontières nous laissaient passer de temps en temps de l’autre côté». Elle affirme que les gardes-frontières se sont toujours très bien comportés avec elle. Il lui est arrivé de leur expliquer la religion à l’aide de sa bible en russe. Une fois seulement, elle a été poursuivie par six soldats russes et leurs chiens. En vélo, elle avait alors fait demi-tour, mais les gardes-frontières l’avaient rattrapée et emmenée au commissariat de Lazarova.

Les champs de Kolia, retraité estonien de 76 ans, qui habite également à Tiirhana, débouchent sur la «frontière verte» que seuls un poteau Stop, frontière estonienne» et un autre flanqué du blason russe avec l’aigle à deux têtes viennent annoncer, séparés par un fossé. Selon lui, il n’y a plus beaucoup de relations entre les Estoniens et les Russes depuis que la «ligne de contrôle» a été mise en place. Avant, «On était tous en Union Soviétique». Kolia allait au lycée de Petchory, doté d’une section estonienne. «Les Russes des villages proches venaient faire la fête en Estonie…» Quand on lui demande ce qu’il pense de l’identité Setu, il nous répond que ce n’est pas la peine de faire une nouvelle frontière entre l’Estonie et le Setumaa : «Si chaque région d’Estonie demandait que l’on crée un nouvel Etat pour elle, il n’y aurait plus d’Estonie. Il faut, au contraire, que l’Estonie soit unie. A la maison, tu peux parler la langue que tu veux, mais il faut qu’il y ait une seule langue en Estonie.»

Longtemps abandonnée par l’Estonie et la Russie, la région de Petchory risque aujourd’hui d’être isolée encore plus du reste de la Russie et de l’Estonie. En effet, la perspective de l’entrée dans l’espace Schengen oblige les Estoniens à renforcer les frontières pour éviter les passages illégaux. De son côté, le gouvernement russe, par la voie du FSB (responsable à nouveau, depuis 2003, du contrôle des frontières russes), a adopté au mois de juillet dernier de nouvelles mesures limitant l’accès des étrangers et des Russes à toute cette zone frontalière, qui, de 5 kilomètres jusque là, a été élargie à 30 kilomètres. [5]

[1] Marie-Anne Sorba, «Frontière russo-balte : négociations au point mort», Regard sur l’Est, 16 mars 2006, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=591.
[2] Plusieurs associations ont été créées pour débattre des questions frontalières. La plus active d’entre elles, l’Association des Setus (Seto selts), a pour ambition de réunir le «Petserimaa» (le pays de la région de Petchory, à cheval entre la Russie et l’Estonie) et de faire naître la conscience des Setus. Elle agit aussi pour présenter au reste de l’Estonie la situation des Setus. Le Congrès des Setus (Seto Kongress ) essaie de son côté de protéger et promouvoir leur langue, leur culture traditionnelle et leurs coutumes, développer leur économie, l’éducation et la vie culturelle ; il défend l’idée que la frontière entre l’Estonie et la Russie ralentit tout cela : «L’installation d’un mur Setu (comme le mur de Berlin), a coupé le pays et a contribué à faire disparaître la culture et le peuple.», Aivar Jürgenson, Kolmas Setu Kongress Värskas, (Troisième Congrès des Setus à Värska), Tallinn, 2000.
[3] Kalle Lõuna, «Petserimaa ; Petserimaa integreerimine Eesti Vabariiki 1920-1940» (L’intégration de Petchory dans la République d’Estonie 1920-1940), Eesti Entsüklopeediakirjastus, Tallinn, 2003.
[4] Eiki Berg, «Eesti. Tähendused, piirid ja kontekstid» (Estonie. Sens, frontières et contextes), Tartu Ülikooli Kirjastus.
[5] «La Russie restaure la frontière de l’Union soviétique», Kommersant, 2 août 2006. Voir également l’article paru sur le site officiel de la région de Pskov, http://www.pskov.ru/ru/society/smi/publications/611, 29 août 2006, celui paru dans Pskovkaïa pravda, http://pravda.pskov.ru/obschestvo/3997/, 1er août 2006, ainsi que http://www.rg.ru/2006/07/14/granica-pskov.html

* Etudiante à l’INALCO, filière Hautes Etudes Internationales.

Photo : Katerina Kesa (la «frontière verte» à Tiirhana).