Bélarus: interview d’Eva Neklyaeva, fille de prisonnier politique

Vladimir Neklyaev, candidat à l’élection présidentielle de 2010 au Bélarus, est assigné à résidence depuis sa sortie des geôles du KGB le 29 janvier dernier. Toute communication avec l’extérieur lui est interdite. Sa fille Eva, en exil à Helsinki, témoigne.


Vladimir Neklyaev après son tabassage le 19 décembre 2010Propos recueillis le 3 mars 2011 et traduits du russe par Anaïs Marin*

Anaïs Marin : Dans quelles circonstances votre famille a-t-elle émigré en Finlande ?

Eva Neklyaeva : C’était il y a plus de dix ans. À l’époque, mon père présidait l’Union des Écrivains Bélarussiens. C’est à ce titre qu’il a commencé à critiquer la politique d’Aliaksandr Loukachenka de « destruction » de la langue bélarussienne. Le régime cherchait à faire disparaître la langue du paysage public en la supprimant des programmes scolaires et en réimposant le russe[1]. Mon père est devenu politiquement gênant lorsqu’il a joint sa voix à celle des opposants qui affirmaient que le mandat présidentiel de Loukachenka avait expiré puisque sa prolongation, entérinée par un référendum constitutionnel illégal, l’était tout autant.

Le climat devenait mortellement dangereux pour les opposants, donc en juin 1999 mon père a préféré s’exiler –d’abord en Pologne, puis en Finlande, à l’invitation du Pen Club. Le reste de la famille l’a rejoint à Helsinki peu après, car au Bélarus on se sentait menacés, on essayait de nous utiliser dans une campagne de diffamation contre lui. Les médias officiels relayaient la propagande selon laquelle mon père était fou et parti se faire soigner dans un hôpital psychiatrique en Finlande. Le scandale a fini par retomber et en 2003 il est retourné à Minsk. Moi je suis restée : j’avais commencé des études, obtenu l’asile politique, appris la langue – maintenant ma vie est ici.

Avez-vous eu des nouvelles de votre père depuis qu'il a été remis en liberté conditionnelle ?

La résidence surveillée, c’est de la prison à domicile : mon père a interdiction de communiquer avec qui que ce soit hormis sa femme, Olga, et son avocat. C’est par eux que j’ai des nouvelles, car lui-même ne peut utiliser ni le téléphone ni Internet. Il n’a pas le droit de sortir ni de recevoir de visite –pas même celle du médecin ! Deux baby-sitters sont présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans l’appartement pour s’en assurer. Il y a eu un esclandre à leur sujet il y a quelques jours. La presse d’opposition en a parlé, donc ce n’est plus un secret. Mon père était convoqué pour un nouvel interrogatoire, Olga s’apprêtait à l’accompagner bien sûr –depuis ce qui s’est passé le soir de l’élection[2], elle ne veut plus le laisser seul. Quand l’escorte policière est arrivée, ordre a été donné à l’un des gardes de rester dans l’appartement en leur absence. Mon père a refusé, il s’est emporté, sa tension est montée et ça aurait pu tourner mal –il a le cœur fragile. Du coup ils ont appelé les urgences, et pour la première fois un médecin a pu l’examiner. Il lui a prescrit des médicaments et le repos, donc l’audience a été reportée.

Ales Mikhalevitch, un autre candidat, a déclaré avoir été torturé pendant son séjour à la maison d’arrêt du KGB. Pendant les cinq semaines qu’il y a passées, votre père a-t-il aussi subi de mauvais traitements ?

Je ne peux pas vous répondre car on pourrait nous reprocher de violer le régime du silence auquel mon père est astreint. Cela dit je peux vous donner mon opinion personnelle : priver de soins médicaux une personne de cet âge qui a subi un traumatisme crânien, c’est une forme de maltraitance selon moi.

Votre père a-t-il porté plainte ?

Bien sûr. Pour coups et blessures d’abord, mais le procureur refuse de dire à son avocat si l’action intentée est recevable ou non. Ensuite, une plainte a été déposée pour enlèvement, contre X, car après tout on ignore tout des types qui l’ont tiré de son lit d’hôpital la nuit du 19 au 20 décembre. Mais tout cela est futile, car si un juge donne raison à un plaignant, il admet le tort des autorités –et ça, ça rend le régime si nerveux qu’aucun fonctionnaire ne s’y risquerait.

Les policiers et les agents du KGB n’ont peur de rien : s’ils commettent des violences, on leur augmente leur prime, jamais on ne leur reprochera des bavures ! Prenez le cas de ce couple qui allait chercher sa fille à la gare de Minsk le soir du 19 décembre. Ces gens n’ont pas pris part à la manifestation, mais ils ont été arrêtés, verbalisés, et le mari a écopé de 10 jours de prison. Sa femme a réuni toutes les preuves de leur innocence, jusqu’aux tickets de métro prouvant qu’ils n’étaient pas sur les lieux des « émeutes » ce soir-là ! Elle demande des dommages et intérêts, en compensation des retenues de salaire pour les jours où son mari n’est pas allé au travail. Et puis quoi ? Le délai d’examen de la demande en réparation a expiré sans qu’elle n’ait eu de réponse de la justice. Affaire classée.

Depuis Noël, vous avez essayé de sensibiliser les dirigeants européens à la cause des prisonniers politiques bélarussiens. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendue ?

D’un certain côté, oui. Rien qu’en janvier, j’ai témoigné à des auditions parlementaires dans plusieurs pays, rencontré sept ministres des Affaires étrangères européens et même Catherine Ashton. Bien sûr, ce n’est pas moi qui vais faire changer les choses. Mais c’est important d’essayer, car pour ces gens-là, des prisonniers politiques, c’est abstrait, et le Bélarus, c’est loin. Alors que lorsque nous leur rendons visite, nous sommes toute une délégation de représentants –de familles, de partis, de médias d’opposition, de défenseurs des droits de l’homme– qui leur parlons de gens bien réels, et qui souffrent.

D’un autre côté, je suis en colère, car ils sont si longs à la détente ! Quand je vois ce qui se passe en Egypte ou en Libye, je me dis que le monde d’aujourd’hui n’est pas apte à faire face à ces drames humanitaires. Les pays démocratiques se sont mis dans une situation où ils sont réduits à l’impuissance : ils n’ont plus les moyens d’agir, ils ne savent que tergiverser. Toute cette bureaucratie internationale rend la prise de décision impossible. C’est surtout vrai de l’Europe des 27 : après tout, ce sont eux qui se lient les mains avec cette règle du vote à l’unanimité.

Vous avez réclamé à l’UE des sanctions fermes contre le régime de Loukachenka[3]. Selon vous, quelles mesures pourraient faire plier le régime et sauver votre père ? 

Il n’y a pas de remède miracle, pas de bouton qui fasse s’ouvrir les portes des prisons, pas un levier unique qui permette d’influencer ce régime, car la situation est complexe. Cela dit, elle n’est pas nouvelle : en 2006, après les dernières élections présidentielles, c’était le même scénario –violences, répression, et emprisonnement des opposants. À l’époque, Aliaksandr Kazouline avait écopé de cinq ans fermes, mais il a été libéré au bout de deux ans et demi… quand les États-Unis ont adopté des sanctions économiques. À partir de là, ça coûtait trop cher à Loukachenka de garder Kazouline sous les verrous. Pourquoi ne pas s’inspirer de cette expérience ? Aujourd’hui, comme le Bélarus est en pleine récession, des sanctions sévères pourraient contraindre le régime à céder. Mais seule une pression continue venant de plusieurs côtés à la fois pourrait débloquer la situation. Selon moi il faut des sanctions politiques, économiques, une condamnation dans les médias… et si boycotter la coupe du monde de hockey sur glace [dont l’organisation revient au Bélarus en 2014] peut ajouter du lest, je suis pour.

Certains experts estiment que l’opposition bélarussienne a péché par excès d’optimisme et manque d’organisation[4]. Que leur répondez-vous ?

Certes, ils ont sûrement été naïfs. Mais personne ne pouvait s’attendre à ce que tout dégénère dans une telle violence le 19 décembre, vu que le régime avait envoyé des signes de libéralisation –les Occidentaux étaient les premiers à leur accorder crédit. Donc je ne laisserai personne rejeter la faute sur l’opposition ! Le soir de la manifestation, il était prévu que les services d’ordre des différents QG de campagne se coordonnent pour empêcher des débordements. Mais chez nous, pas de « Twitter revolution » comme au Caire : peu avant 20h, toutes les communications par téléphone portable sur la place d’Octobre ont été brouillées.

Il faut bien comprendre qu’au Bélarus, c’est le règne de l’arbitraire. Ça me rappelle un film sur l’Allemagne nazie : une femme marche dans la rue avec ses cabas, un homme en uniforme l’observe de travers, sort son arme et l’abat de sang froid. Pourquoi ? Parce qu’il peut le faire. Là-bas c’est pareil : tu peux marcher tranquillement dans la rue et te faire arrêter, car ils peuvent te coffrer. Cela signifie-t-il qu’il faille rester chez soi et se taire ? Non, car de toutes façons ils viendront te chercher chez toi s’il le faut. Une dictature peut tout se permettre.

Quels sont alors vos moyens de lutter ?

Je fais ce que je peux d’où je suis. J’ai hésité à me rendre sur place, mais c’est trop dangereux : pour sûr, ils m’arrêteront. Pas besoin de commettre une infraction –là-bas, on met de la drogue dans tes poches ou tes bagages, et on t’arrête, point barre. Ou ils me confisqueront mon passeport. Comme le Bélarus ne reconnaît pas la double nationalité, je n’ai pas le droit d’y entrer avec mon passeport finlandais. Or si j’utilise mon passeport bélarussien, je suis à leur merci. Les opposants exilés sont devant le même dilemme.

Du coup on privilégie les actions de solidarité à distance. On interpelle les gouvernements, on fait circuler des pétitions, on parle aux médias. Le comité de soutien « Free Neklyaev » a demandé au ministre finlandais de la Justice d’aider financièrement les avocats qui ont été exclus du Barreau de Minsk pour avoir défendu des participants à la manifestation –quatre sont déjà dans ce cas, dont l’avocat d’Andreï Sannikov. On essaie de se coordonner d’un pays à l’autre, par exemple avec la plateforme « Free Belarus now ! » –vous pouvez signer la pétition. On a envoyé des lettres d’intention au Comité des Droits de l’homme de l’ONU, maintenant on réunit les preuves. Et bien sûr, on travaille beaucoup avec les médias, les ONG, Amnesty International, etc. Mais quoi que l’on fasse, c’est dur de faire pénétrer l’information au Bélarus : le régime sait très bien comment la contrôler et empêcher le citoyen lambda d’être au courant de la réalité. D’où l’importance de continuer à faire du bruit.

Notes :
[1] Cette politique a été qualifiée de génocide culturel par ses opposants. V.Neklyaev, écrit en bélarussien depuis 1978 et il a fait campagne principalement dans cette langue.
[2] Ce soir là, passé à tabac avant d’avoir pu rejoindre le cortège des manifestants réunis sur la place d’Octobre pour dénoncer les résultats du scrutin, V.Neklyaev a été emmené inconscient à l’hôpital vers 20h. Avant l’aube, alors que seule son épouse le veillait, il a été kidnappé par une demi-douzaine d’hommes masqués.
[3] Suite au placement de V.Neklyaev et Irina Khalip (journaliste et épouse d’un autre candidat d’opposition, Andreï Sannikov) en résidence surveillée, Eva Neklyaeva et Irina Bogdanova (la sœur d’A.Sannikov) ont publié une déclaration demandant aux ministres des Affaires étrangères de l’UE de ne pas se laisser amadouer par la manœuvre et d’adopter des sanctions sévères à l’encontre du régime. Le texte, diffusé le 30 janvier, peut être lu sur http://yhrmsweden.wordpress.com/.
[4] C’est le point de vue avancé par Dzianis Melyantsou du Belarusian Institute for Strategic Studies. Cf. «Square 2010: scenario and preliminary results», BISS Analyses #1, 17 janvier 2011, www.belinstitute.eu.

* Anaïs MARIN est chercheur au Finnish Institute of International Affairs (www.fiia.fi), Helsinki.

Source photo: V. Neklyaev après son tabassage le 19 décembre 2010. Photo: © Olga Neklyaeva.