Bulgarie : l’ombre des collaborateurs de la Sécurité d’État

Les 137 000 employés et collaborateurs de la Sécurité d'État de la République populaire de Bulgarie n'ont pas disparu avec la chute du régime, en novembre 1989. Certains ont continué à œuvrer dans l'ombre pendant plus de deux décennies et se sont maintenus à des postes clés de la nouvelle société postsocialiste.


Dès la fin des années 1940, le régime totalitaire bulgare s’est appuyé sur un appareil répressif structuré qui a permis à Todor Živkov, Secrétaire général du Parti communiste de 1954 à 1989 et chef de l’État bulgare de 1971 à 1989, de conserver et de consolider son pouvoir. Pendant toute la période socialiste, les employés et collaborateurs secrets ont été l’arme la plus offensive et efficace de la Sécurité d'État (Dăržavna Sigurnost/DS) communiste. Ils lui ont permis d'infiltrer non seulement l’ensemble des catégories socio-professionnelles de la société civile, mais également les communautés expatriées; un vaste réseau d'informateurs rémunérés constitué avec l'aide de Moscou.

Une réforme des services de sécurité a été lancée dès le début des années 1990 avec le démembrement progressif de la DS. Elle ne s’est achevée que le 1er janvier 2008, lors de la création de l'Agence d'État de Sécurité nationale (DANS), un service compétent en matière de contre-espionnage, d'intelligence économique, de sécurité des communications, de protection rapprochée et de lutte anti-terrorisme. L'agence est placée sous l'autorité du Premier ministre et son activité est désormais contrôlée par l'Assemblée nationale, ce qui en fait un organe autrement plus démocratique que son ancêtre, la DS.

De la chute du régime à la loi de décembre 2006

Le 29 janvier 1990, moins de trois mois après la chute du régime socialiste, le ministre de l’Intérieur Atanas Semerdžiev a autorisé la destruction des dossiers des services de sécurité, notamment ceux concernant les opérations spéciales de la DS à l'étranger dans les années 1970-1980. Alors que la restructuration des services de sécurité était imminente, l’arrêt ministériel N°ІV-68 est à l’origine de la destruction de plus de 132 000 dossiers, soit 40 % des documents classifiés affiliant des citoyens bulgares aux services spéciaux[1]. À la demande des divisions opérationnelles, une partie des fiches du personnel et la liste des collaborateurs secrets a été épargnée et conservée au ministère de l’Intérieur. C’est pourquoi, malgré ce nettoyage rapide, 60 % des archives restaient intactes. Au début des années 1990, leur déclassification a été envisagée par le gouvernement Dimitrov. Mais, après sa chute, ses successeurs ont refusé d'autoriser l'ouverture des dossiers. Ceci s’explique à la fois par les liens compromettants entretenus avec la DS (du moins jusqu’au début des années 1990) par certains représentants des élites politiques alors au pouvoir, mais également par le soutien attendu des cadres financiers nationaux pour la réalisation de la transition systémique capitaliste. Or certains d’entre eux étaient d’anciens sécuristes ou informateurs de la DS, reclassés dans le secteur bancaire et financier dès le début des années 1990. De 1991 à 1997, ils ont officié dans les conseils d’administration de banques (telles que Kristalbank, Balkanbank, Agrobiznesbank, TB Slavjani, BZPB ou BZK) ou d’assurance (comme Spartak-Život ou EAD Bălgarija)[2]. En 1997, la droite conservatrice au pouvoir a de nouveau envisagé de rendre publics les dossiers, mais sans y parvenir. C’est pourquoi les personnes mises en cause dans les dossiers ont pu, au cours de la décennie 1990, poursuivre leur carrière sans être importunées et continuer à bénéficier du soutien de réseaux d’anciens de la DS.

En décembre 2006, la loi de déclassification des dossiers est enfin votée sous la pression médiatique et populaire (plus de 80 % de l’opinion publique y était alors favorable). Elle voit le jour dans un contexte propice conjuguant l’imminence de l’adhésion du pays à l’Union européenne et le changement de génération politique (avènement du gouvernement Stanišev). Est ainsi créée une haute autorité, appelée Commission permanente, en charge de la déclassification des dossiers de l'ancienne Sécurité d'État (DS) et des Services de renseignement de l'Armée populaire bulgare (actifs entre 1944 et 1991). La conduite des enquêtes qu'elle diligente est confiée pour un mandat de cinq à des représentants du Parlement et dirigée par l'un d'entre eux[3].

Action des commissions chargées de la déclassification des archives

Présidées depuis 2007 par Evtim Kostadinov, les commissions ont investigué sur de nombreux dossiers d’employés et de collaborateurs des anciens services de renseignement. Selon Ekaterina Bončeva, l’une de ses membres, en novembre 2015 avaient déjà été déclassifiés les dossiers de 12 500 anciens employées ou collaborateurs de l'ancienne DS, dont 10 500 exerçaient des postes à responsabilité ou des fonctions publiques dans différentes administrations. Ces informations ont été largement diffusées, suscitant l’intérêt populaire : entre 2007 et 2013, 11 000 personnes ont consulté des documents déclassifiés dans les salles de lecture de la Commission.

La vie politique fut alors rythmée par ces nombreuses révélations de compromission de personnalités occupant des postes clés. Acculé après la publication de documents le concernant (décisions N°7 du 19 juillet 2007 et N°12 du 1er août 2007), le président Georgi Părvanov (2002-2012) a reconnu devant la presse qu’il avait servi d’informateur entre 1989 et 1993. Deux ans plus tard, la société civile apprenait également que 112 membres de gouvernements avaient collaboré depuis le changement de régime. Entre 2010 et 2013, les commissions ont poursuivi leur action en divulguant que 159 mandats de députés avaient été confiés à des personnes qui s’étaient compromises avec les anciens services. Tous les grands partis étaient concernés. Une partie de l’opinion publique fut choquée par ces révélations. Pour d’autres, elles sont venues confirmer leurs craintes sur la présence sécuriste au sein de la Bulgarie postsocialiste. Quoi qu’il en soit, ces révélations ont aggravé le discrédit du personnel politique.

La présence collaborative était également attestée au sein du pouvoir judiciaire avec l’implication de trois des membres de la Cour constitutionnelle (en fonction entre 1994 et 2003) et de plus de 60 membres de la magistrature debout civile et militaire.

Enfin, le voile a été levé sur une autre institution, le culte religieux, qui a aussi pâti du développement de la pieuvre collaborative, active sous l’ancien régime et dont les tentacules cléricaux étaient orthodoxes, arméniens, évangéliques, israélites et musulmans.

Quel est le profil des anciens collaborateurs ?

Manipulés et guidés par 8 000 employés de confiance, les 129 460 collaborateurs secrets et contacts privilégiés de la DS encore opérationnels en 1989 (sur une population de 8,8 millions) comprenaient des recrues aux profils très divers, mais ayant tous signé une déclaration volontaire de collaboration[4]. Jusqu’en 1989, le recrutement se faisait sur une base patriotique donnant lieu à des négociations directes, par la méthode d'attraction progressive (informateur, résident, responsable de locaux d’habitation dont l’existence est maintenue secrète, réservés à l’accueil et à l’hébergement des collaborateurs), ou à la suite d’opérations de compromission de citoyens bulgares au profil exceptionnel ou dont la collaboration est jugée nécessaire (dans ce cas, ces «agents» faisaient l’objet d’un interrogatoire préliminaire minutieux). La formation idéologique, politique et opérationnelle des collaborateurs secrets était progressivement renforcée, afin de s’assurer de leur honnêteté, de leur fidélité et de leur capacité.

L’agent était recruté dans un environnement hostile, alors que l’informateur secret exécutait des missions de détection de personnes hostiles dans un milieu professionnel. D’autres éléments loyaux obtenaient des postes de gérant de support d’hébergement et accueillaient les réunions entre agents. Le collaborateur réputé le plus qualifié et fidèle était issu du Parti communiste ou des Jeunesses populaires et socialistes. Il s’agissait des résidents qui instruisaient et manageaient un réseau d’informateurs de 5 à 15 personnes. À partir de la tentative de putsch militaire contre Todor Živkov en 1965, la DS a obtenu l’autorisation de recruter des membres du Parti, sans aucune restriction. Les sécuristes recrutaient des personnes occupant des hautes fonctions et une position publique. Les pratiques évoluant, certains agents particulièrement fiables ont été élevés à ce rang pour manipuler un groupe d’agents. À côté des collaborateurs secrets, les services de renseignement se créaient un réseau de contacts, composé de délateurs appelés « personnes de confiance ».

Les collaborateurs et la surveillance des communautés expatriées

La République populaire de Bulgarie a espionné et cherché à contrôler la vie de ses ressortissants à l’étranger (opposants, migrants économiques et réfugiés) par le biais de membres des services de renseignement en poste sous couverture dans les ambassades et consulats. Les menaces et pressions que certains ont exercées sur des émigrés sont à l’origine d’une méfiance chronique à leur égard. Cette appréhension s’est maintenue après la chute du régime et fut légitimée par les révélations de la Commission des dossiers concernant 54 sécuristes et 141 collaborateurs secrets ayant exercé de hautes fonctions dans les représentations diplomatiques bulgares après 1989.

Les divulgations de compromission n’ont pas surpris. En revanche, celle concernant les collaborations du métropolite Siméon de Berlin, placé à la tête du diocèse d’Europe occidentale dont dépendent plusieurs centaines de milliers de ressortissants bulgares, en a étonné plus d’un[5]In fine, le passé du religieux a suscité de vifs débats parmi les fidèles et une méfiance généralisée à l’égard du clergé.

Une présence moins visible et contestée

Au cours de la dernière décennie, le changement générationnel et la lassitude de l’opinion publique bulgare à l’égard des révélations sur les anciens collaborateurs ont contribué à l’acceptation plus ou moins tacite de leur présence dans la vie publique.

De juillet 2009 à janvier 2017, le nombre des anciens collaborateurs élus à la députation (12 au total) n’a pas varié en trois élections, mais le passé des intéressés n’apparaissait pas aussi gênant qu’auparavant, d’autant que leur nombre s’amenuise avec le vieillissement de cette catégorie de la population. De plus, les dossiers les plus sensibles ayant déjà été déclassifiés, les scandales politico-médiatiques se sont raréfiés et l’attention du public s’est émoussée.

Notes :
[1] Site du journal d’investigation Kapital.
[2] Site de la Commission pour la divulgation des documents d’affiliation des citoyens bulgares à la sécurité de l'État et aux services de renseignement de l'Armée populaire bulgare.
[3] Par abus de langage, on parle souvent de l’action des «commissions Kostadinov», pour évoquer les mandats successifs occupés par le député Evtim Kostadinov.
[4] Christopher Nering, «Аgenturata na Dăržavna Sigurnost – zagadka ili točni cifri» («Le personnel de la Sécurité d’État – énigme ou données chiffrées»), Site spécialisé Dăržavna Sigurnost.com (Sécurité d’État.com).
[5] Diana Petrova, «Djado Simeon: Az săm gord člen na BKP!» («Grand-père Simeon: je suis un fier membre du Parti communiste bulgare»), Trud, 26 février 2012.

Vignette : Présidence – Sofia (© Céline Bayou).

* Stéphan ALTASSERRE est Docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

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