Caucase : premières indépendances

Période clef de l'histoire de cette région, période d'espoir et de chaos, les années 1917-1921 nous montrent un Caucase bouleversé. L'ordre ancien sombre : Tsar, Sultan et Shah sont remplacés par des hommes neufs, les Bolchéviks en Russie, le nationaliste Mustafa Kemal en Turquie et le militaire anglophile Reza Khan en Iran. Les peuples du Caucase rêvent alors d'indépendance. Ils rencontrent trois obstacles sur le chemin de l'émancipation : leur propre division, l'appétit de leurs voisins et l'aboulie de la communauté internationale.


Terre de mer et de montagnes, terre de cocagne aussi, le Caucase a vu se dresser tout au long de ses frontières naturelles fortins, bastions, tours de guet et chemins de garde. Ces chapelets de défense sont encore visibles aujourd'hui : Persans, Turcs et Russes ont en effet depuis l'époque médiévale entrepris des opérations militaires multiples dans un territoire qu'ils ont considéré les uns et les autres comme une extension naturelle de leurs pays. Ils y trouvaient les richesses des mers et des terres et pratiquaient le négoce du bois, du tabac, du thé, du caviar, des minerais de cuivre, du soufre, de la houille et bien sûr du pétrole dès la fin du 19e siècle.

L'histoire du Caucase s'écrit donc au gré des batailles et des traités qui opposent tantôt les Russes aux Turcs, tantôt les Russes aux Persans : à partir du 18e siècle, chaque accord assied un peu plus la domination russe sur le Caucase. En 1826, le traité de Turkmantchaï fixe la frontière russo-perse sur le fleuve Araxe : la Perse avait peu à peu perdu ses provinces caucasiennes, Mingrelia, Karabagh, Shirvan, Darbant, Bakou, Erivan et Nakhitchevan. En 1877-1878 la Turquie cède à son tour les provinces de Kars, Ardahan, Artvin et Batoum au Tsar.

La Russie, conquérant opiniâtre, s'est donc imposée après des années de luttes comme la puissance caucasienne incontestée. Elle place à la tête de son Eldorado dompté un vice-roi qui y organise la venue de militaires, diplomates, industriels, commerçants et poètes : cette terre longtemps désirée pouvait-elle être abandonnée? Les années 1917-1921 montrent qu'en dépit de circonstances favorables -l'affaiblissement de la puissance russe- les Caucasiens ne purent rompre les liens qui les unissaient à Saint-Pétersbourg.

Une indépendance née du chaos

La Première Guerre mondiale, par le jeu des alliances, atteignit le Caucase : le front russe s'étendait en effet de Trébizonde jusqu'au sud de l'Azerbaïdjan iranien en passant par le lac Van et le Kurdistan. Jusqu'en 1917 les armées du tsar étaient en position avantageuse : elles grignotaient petit à petit les franges caucasiennes de l'Anatolie. A partir de mars mais encore plus après octobre 1917, la désorganisation de l'armée russe, puis sa retraite changent les données de la guerre orientale. Le Caucase, plongé dans un désordre économique et politique sans précédent, devient le théâtre de luttes multiples, militaires.

Les hommes et le matériel de l'ancienne armée tsariste sont livrés à eux-mêmes. Les soldats couraient les routes de Transcaucasie, vendant armes ou vivres, créant des soviets, pillant, cherchant à regagner leurs régions d'origine. Mais les difficultés de communication et de transports avaient enfermé le Caucase dans un isolement presque total : routes défoncées, ponts coupés, rails arrachés empêchaient la circulation des hommes et des biens. On manquait de tout; les épidémies firent leur apparition. Même l'opulente Bakou était dévastée : son port et sa gare étaient immobilisés. On y mourait de faim.

A Saint-Pétersbourg la foule avait hurlé sa soif de paix et les nouveaux dirigeants russes avaient compris la nécessité de délaisser un temps la politique impérialiste : ils signèrent donc le traité de Brest-Litovsk avec les Empires centraux (décembre 1917-mars 1918). La Turquie retrouvait les districts caucasiens de Kars, Batoum et Ardahan et les provinces de l'Arménie turque. La nouvelle Russie inaugura ainsi ce qui devint ensuite un de ses classiques, l'art du compromis ou le chag nazad (pas en arrière) : l'abandon de territoires de l'Empire tsariste était nécessaire pour sauver l'Etat. En 1918, quand Géorgiens et Arméniens, pris entre les feux turcs et anglais, réclamèrent l'aide de Pétrograd, les soviétiques refusèrent de porter secours à ces anciennes provinces russes par crainte de remettre en cause les conditions de paix tout juste signées.

La Russie s'était donc retirée du Caucase : les Bolcheviks affichaient des sentiments pacifistes et anticolonialistes dans de fracassantes déclarations (novembre 1917, Déclaration des Droits des peuples de Russie, et décembre 1917, Proclamation aux Travailleurs musulmans de Russie et d'Orient). L'ancienne administration russe prend alors la fuite. Elle croise venant en sens inverse les sociaux-démocrates caucasiens, A. Chenkeli, I.Tseretelli et N.S Chkheidze, de retour de Pétrograd et désireux de prendre en main l'avenir de leur terre natale : souvent affiliés au courant menchévique, ils étaient soucieux de changements sociaux et animés par des sentiments nationalistes. L'Histoire leur laissa à peine le temps de profiter de cette liberté nouvelle : ils posèrent pourtant les bases constitutionnelles de leur indépendance. Trois Républiques virent le jour en mai 1918, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Petites et faibles sur les cartes d'Etat major par leur taille et leur capacité de défense, ces Républiques, se muèrent en zones d'intérêt majeurs, vers lesquels convergeaient des regards lourds de convoitise.

Bakou convoitée

Bakou, monumentale dans sa baie, ville-pont entre Russie et Turquie, entre Caucase et Asie Centrale, entre Perse et Russie, "ville du vent, ville embrasée, tâche de graisse sur le veston de ce monde" chantée par Maïakovski. Bakou, en temps de paix, est prospère : cette ville de marché a été remodelée par l'industrie du pétrole russe et les activités ferroviaires et portuaires; mais c'est aussi une ville difficile à dompter : elle fut le symbole oriental de l'opposition à l'ancienne Russie tsariste, autocratique et impérialiste (les grandes grèves des années 1904-1907 ont débouché sur la création de partis communistes). Sa position géographique, ses richesses économiques et son rôle symbolique ont attiré des intérêts contradictoires : routes du pétrole ou routes de la propagande soviétique ou pantouranienne, tous les chemins mènent à Bakou.

En conséquence du traité de Brest-Litovsk, le territoire caucasien a subi une série d'invasions : les forces turques et allemandes pénétrèrent graduellement dans les nouvelles Républiques. Les Turcs avaient déjà envahi le district de Kars et s'apprêtaient à rentrer dans Batoum lorsqu'ils furent devancés par les Allemands : ces derniers occupent Tiflis, se posent en protecteurs de la nouvelle République géorgienne, et garde un œil sur les champs pétrolifères caspiens. La République d'Azerbaïdjan affiche alors des sentiments pro-turcs, et se montre prête à seconder la Turquie contre les Allemands. Ces Républiques balbutiantes, et culturellement différentes, n'ont pas le réflexe de s'unir contre l'invasion : au contraire, à chacune son envahisseur.

Bakou a donc vu passer toutes les armées en lutte dans la région, y compris les forces britanniques occupées à défendre les zones d'influence de la couronne (Inde, Afghanistan, Iran) : en 1918 les Turcs ont pris le ville, en 1919 Britanniques et Bolchéviks s'affrontent pour le contrôle du pétrole, en 1920 le gouvernement démocrate d'Azerbaïdjan, faible et controversé, est renversé par un conseil de Commissaires du Peuples, ouvrant la voie à une prochaine soviétisation.

Soviets au Caucase

De 1917 à 1920, la Russie soviétique a eu le temps de reconsidérer sa politique caucasienne. Trois aspects peuvent être dégagés : l'influence de Staline, la théorisation d'un nouvel impérialisme soviétique et le poids du Caucase dans la construction de la puissance soviétique.

Staline s'était montré dès le début un franc adversaire de la sécession transcaucasienne : le Commissaire aux nationalités avait fait de la politique orientale sa préoccupation constante, comme le prouvent ses articles dans le Narkomnats en 1917, "N'oubliez pas l'Orient" et "Lumières venues d'Orient" : les idées bolchéviques devaient se répandre dans le monde oriental à partir de bases "intérieures", le Caucase et l'Asie Centrale, qui fourniraient les agents, les tracts etc. Au Caucase la structure multinationale de la RSFSR devait favoriser une instrumentalisation des minorités transfrontalières à la Turquie et à l'Iran et donc la diffusion des idéaux soviétiques dans le monde oriental.

Les thèses de l'orphelin géorgien rencontrent enfin un accueil favorable. La situation internationale pousse les dirigeants soviétiques à regarder à nouveau vers le Sud. Le Conseil suprême allié reconnaît en effet, en 1920, l'indépendance de la Géorgie, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan. La Perse, à la botte de l'Angleterre, en profite pour réclamer la création d'un port franc à Batoum. L'Angleterre, nouvelle puissance de la mer Noire? Il n'en était pas question, ni du côté russe, ni côté turc.

Le nouveau gouvernement turc de Mustapha Kemal et les Soviétiques avaient intérêt à s'entendre pour empêcher le Caucase de devenir la tête de pont d'une influence étrangère hostile : les Turcs s'engagèrent à ne pas se mêler des affaires caucasiennes à condition d'obtenir les territoires de Kars, Erzurum, Artvin et Ardahan. Les partis communistes locaux, soutenus par l'armée rouge prirent le contrôle des gouvernements caucasiens. Dans les années 1920-1921 les Bolchéviks renouèrent avec l'ancien impérialisme russe et créèrent des Républiques soviétiques en Azerbaïdjan, en Arménie, en Géorgie, au Daghestan, en Abkhazie, et en Adjarie.

La Russie retrouve ainsi ses frontières de 1917 en même temps qu'elle redevient une puissance régionale et mondiale : le lien de cause à effet est vite établi dans l'imaginaire collectif russe. La politique traditionnelle de domination russe au Caucase ne s'oublie pas, Révolution ou non.

 

Par Lorraine RONDEAU