C’est la Bérézina… de la mémoire occidentale !

Du 26 au 28 novembre 1812, les troupes de la Grande Armée napoléonienne battent en retraite après l’échec de la désastreuse campagne de Russie. Elles sont alors confrontées à un obstacle majeur qui n’avait pas échappé aux stratèges russes: le passage de la rivière Bérézina. Aujourd’hui, l’expression «C’est la Bérézina» est restée dans le langage populaire comme un synonyme de désastre, de débâcle désorganisée. Il s’agit en fait d’une lecture strictement occidentale du passé.


Lorsqu’elle est véhiculée par l’opinion populaire, la mémoire d’un événement relève généralement davantage d’une construction collective que d’une lecture fidèle et renseignée du passé. Actuellement, l’expression populaire «C’est la Bérézina» est utilisée à diverses occasions pour signaler une situation de catastrophe ou un échec total. Or, les historiens des campagnes napoléoniennes nous apprennent qu’il s’agit en fait d’une demi-victoire des armées russes. Il convient donc de s’interroger sur le glissement sémantique de cette expression afin de mieux comprendre les enjeux qu’elle soulève quant au regard de l’Ouest sur l’Est.

Quand histoire rencontre mémoire: récit d’un demi-échec

Il faut tout d’abord replacer cette expression dans le contexte qu’elle évoque, c’est-à-dire celui d’une étape cruciale de la campagne napoléonienne de Russie. Grisé par une conquête rapide et efficace de l’Europe, l’empereur se lance dans la conquête de la Russie du Tsar Alexandre Ier avec une armée forte de presque 700.000 hommes levée dans tous les pays récemment conquis. Après de rapides avancées, la Grande Armée est mise en difficulté à Moscou (qui, depuis un siècle, n’est plus capitale de la Russie). Une retraite difficile commence, tandis que l’armée russe reprend confiance et se lance à la poursuite de ses assaillants. Le prince Mikhaïl Koutouzov, général en chef de l’armée impériale russe, entend rattraper ses ennemis afin de pouvoir envisager une bataille rangée dans laquelle il aurait une supériorité incontestable. L’arrivée des troupes françaises devant la rivière Bérézina, affluent du Dniepr, le 22 novembre 1812, lui fournit cette occasion. Il a en effet pris la précaution préalable de bloquer le pont de la ville de Borissov, seul ouvrage d’art dans la région à pouvoir supporter le passage d’une armée.

C’était sans compter sur le génie militaire de Napoléon qui est accompagné d’une équipe d’environ 400 pontonniers néerlandais commandée par le général Eblé. Il leur ordonne de s’atteler immédiatement à la construction de deux ponts afin de faire passer au plus vite les 100.000 rescapés. La traversée s’engage alors lentement en raison de la fragilité des constructions et des attaques russes persistantes que tentent de contenir les maréchaux napoléoniens. Le 29 novembre au matin, alors que la plupart des soldats sont passés sur l’autre rive, le général Eblé est contraint sur ordre de Napoléon de mettre le feu aux deux ponts afin de ne pas compromettre la retraite. De nombreux retardataires sont ainsi abandonnés sur la rive gauche aux mains des russes. Le général Ségur raconte, dans son Histoire de Napoléon et de la grande armée pendant l’année 1812, cette scène tragique:
«Une multitude de voitures, trois canons, plusieurs milliers d'hommes, des femmes et quelques enfants furent abandonnés sur la rive ennemie. On les vit errer par troupes désolées sur les bords du fleuve. Les uns s'y jetèrent à la nage, d'autres se risquèrent sur les pièces de glace qu'il charriait; il y en eut qui s'élancèrent, tête baissée au milieu des flammes du pont, qui croula sous eux: brûlés et gelés tout à la fois, ils périrent par deux supplices contraires! Bientôt, on aperçut les corps des uns et des autres s'amonceler et battre avec les glaçons contre les chevalets; le reste attendit les Russes».

Le sens historique de la Bérézina dépend donc de la temporalité dans laquelle on l’inscrit. A l’échelle d’une campagne militaire, il s’agit certes d’un épisode symbolique de la retraite désastreuse d’une armée napoléonienne en lambeaux. Cet épisode peut néanmoins être considéré comme une énième manifestation du génie militaire de l’empereur qui parvient à sauver sa propre personne, et donc son empire. Mais, sur le temps court, la débâcle est désastreuse: elle entraîne la disparition tragique de milliers d’hommes.

Naissance d’une expression

Toutes les défaites militaires n’ont cependant pas conduit à la formation d’expressions populaires. Pour comprendre la postérité de cet épisode, il convient de croiser l’analyse historique à une perspective mémorielle. Il est fort probable que l’expression considérée ait été utilisée très tôt dans un contexte proche de l’événement et qu’elle ait connu un succès populaire immédiat.

Il serait vain d’essayer de recenser toutes les occurrences qui ont conduit à son élaboration. D’autant plus qu’il est vraisemblable que ce soit justement l’accumulation des références qui soit à l’origine de sa vulgarisation. Notons cependant le rôle initial de Napoléon lui-même qui, dans le XXIXe Bulletin de l’Armée française, dresse un récit dramatique de la bataille à l’intention de l’opinion française. Bien qu’il reste vague sur les conditions dans lesquelles plusieurs milliers d’hommes ont été abandonnés aux mains des russes (il parle alors de «cruelle méprise»), l’empereur dresse le portrait réaliste d’une «armée, sans cavalerie, faible en munitions, horriblement fatiguée de cinquante jours de marche, traînant à sa suite ses malades et les blessés de tant de combats». Ce Bulletin était édité dans le Moniteur Universel, organe officiel du régime, et des copies étaient envoyées aux autorités locales afin d’être apposées sur les murs des bâtiments publics. Le récit officiel des événements était donc connu de la population.

A côté des nombreux récits des généraux et maréchaux rescapés de cette bataille (notamment la Relation impartiale du passage de la Bérézina par l’armée française en 1812 de F.Guillaume de Vaudoncourt), il faut faire une place particulière aux arts picturaux et à la littérature. Ces deux procédés relèvent en effet autant de la traduction d’une ferveur populaire en amont, que de sa perpétuation en aval. Balzac, tout d’abord, rédige en 1830 une nouvelle intitulée Adieu! dans laquelle il met en scène la comtesse Stéphanie de Vandières sauvée par le Major Philippe de Sucy lors du passage de la Bérézina. Or, l’épreuve semble avoir été tellement éprouvante que cette femme perd la mémoire pendant plusieurs années puis, l’ayant retrouvée soudainement, meurt sous la violence du souvenir. Sans vouloir sur-interpréter le texte de l’auteur, il faudrait peut-être identifier sous les traits de la comtesse une allégorie de la France à qui Balzac conseillerait d’effacer cet épisode douloureux de son histoire.

Victor Hugo ensuite, dans son recueil Châtiments, offre aux lecteurs son célèbre poème L’Expiation, écrit en novembre 1852, et dans lequel il évoque:
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
On s'écrasait aux ponts pour passer les rivières.

L’écrivain est pourtant moins dramatique que son prédécesseur et il termine son texte par cette mise en scène:
Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
L’empereur se tourna vers Dieu; l’homme de gloire
Trembla; Napoléon comprit qu’il expiait
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
Devant ses légions sur la neige semées:
- Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées? -
Alors il s’entendit appeler par son nom
Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit: non.

La Bataille de la Bérézina n’est en effet pas celle de Waterloo. Si Napoléon rentre affaibli en France après la défaite de la campagne de Russie (il doit affronter plusieurs coups d’Etat et rébellions), l’Empire n’est pas menacé et l’empereur demeure le souverain le plus puissant d’Europe. L’événement est donc interprété comme la première étape d’une longue déchéance qui se poursuit sur plusieurs années.

Le récit de ce même épisode par Léon Tolstoï dans La guerre et la paix (dont la version française a été éditée entre 1865 et 1869) est particulièrement révélateur d’une évolution de la construction mémorielle au cours du XIXe siècle. Cette œuvre ne doit pas seulement être considérée comme un roman car elle constitue également une large réflexion sur le déterminisme historique. Or, l’auteur propose un développement particulièrement intéressant de cette théorie sur l’épisode qui nous intéresse:
«Le passage de la Bérésina, sur lequel on a tant écrit, n'a été qu'un incident de sa [l’armée française] destruction, et nullement l'épisode décisif de la campagne. Si l'on en a fait tant de bruit du côté des Français, c'est que tous les malheurs, tous les désastres échelonnés le long de leur route, se réunirent ensemble en un sinistre pour les accabler sur ce pont écroulé, et laisser ensuite dans l'esprit de chacun un ineffaçable souvenir. Si, du côté des Russes, il a eu un égal retentissement, c'est que, loin du théâtre de la guerre, à Pétersbourg, Pfühl avait composé un plan, destiné à faire tomber Napoléon dans un piège stratégique qu'il lui tendait ex professo sur les bords de la Bérésina. Convaincu que tout se passerait conformément à la combinaison adoptée, on soutenait que la Bérésina avait été la perte des Français, quand au contraire les conséquences de ce passage furent moins fatales aux Français que Krasnoé, comme le prouve le chiffre des prisonniers et des canons qui leur furent enlevés dans cette rencontre».

Cinquante ans après l’événement, Tolstoï est donc en mesure de porter un regard critique sur les mémoires collectives respectives qui lui sont liées. Du côté russe, une impression de demi-échec émerge puisque les généraux n’ont pas réussi à capturer Napoléon. Quant à la vision française, elle pourrait être élargie dans une perspective occidentale puisque la Bérézina signe le début d’une longue série de retraites des généraux européens lorsqu’ils essaieront à plusieurs reprises de s’attaquer aux contrées gelées et réputées imprenables de Russie.

Enfin, ces récits littéraires sont souvent accompagnés de représentations picturales qui accentuent l’impression catastrophique délivrée par les textes. Nous ne citerons ici que l’œuvre du peintre polonais January Suchodolski, en précisant cependant que des dizaines de représentations ont été conservées dans de nombreux musées.


January Suchodolski, Berezyna, 1895

Il apparaît donc évident que les différentes formes de récits et de représentations de cette bataille ont contribué à la transmission d’une mémoire collective de l’événement. Or, au terme de cette analyse, aucune de ces œuvres ne nous a permis de comprendre à quel moment exactement l’expression populaire est apparue puisqu’aucun des auteurs recensés ne l’utilise exactement. Il faudrait dès lors engager une recherche approfondie de la presse, notamment d’opposition au régime, qui permettrait probablement de voir émerger un topos à l’encontre de l’action impériale.

Un idiotisme toponymique national

L’expression idiomatique interroge aussi la géographie. Différents territoires sont en effet mobilisés autour de cet épisode et de sa mémoire.

Le site de la Bérézina tout d’abord, près du village désormais biélorusse de Stoudenka est lui-même devenu un lieu de mémoire au sens toponymique du terme. Il est d’ailleurs devenu un site de commémoration où des voyages organisés vous proposent de participer aux reconstitutions en costumes de la célèbre bataille. Récemment, les ossements retrouvés de quelque 223 soldats de l’armée napoléonienne ont fait l’objet d’une inhumation officielle en présence de Mireille Musso, ambassadrice de France en Biélorussie. Au cours de la cérémonie, celle-ci déclarait: «Que la Bérézina, dont le nom, encore aujourd’hui, résonne si douloureusement dans la mémoire et dans le cœur du peuple français, devienne un lieu de réconciliation».

Cette déclaration nous permet de réfléchir sur la seconde dimension géographique qui repose sur une opposition entre la mémoire nationale française et une éventuelle mémoire européenne. Il n’est pas anodin en effet de constater que la France s’est quasiment accaparé cet événement de l’histoire alors qu’il constitue sans conteste un épisode européen à l’échelle de l’Empire. Les spécialistes d’histoire militaire pourront multiplier l’évocation de régiments «nationaux» au sein de la Grande Armée, nous nous contenterons ici de prendre l’exemple des soldats suisses qui disposent désormais, eux aussi, d’un monument en leur mémoire sur le site de la bataille. A défaut d’une expression populaire, les soldats du 3e Régiment suisse nous ont laissé la Beresinalied, un «chant de la Bérézina». Et pourtant, la responsabilité et l’aura de l’empereur semblent avoir cristallisé le souvenir de la défaite dans le patrimoine national français.

Cette situation est d’autant plus surprenante que, selon le témoignage de Philippe-Paul Ségur, historien et aide de camp de l’empereur, Napoléon lui-même avait évoqué la dimension européenne des difficultés qu’il rencontrait alors face à la Bérézina en se comparant à Charles XII lors de la bataille de Poltava en 1709. En 1944, c’est au tour des armées allemandes d’être mises en difficultés par la Bérézina lors de leur retraite et nous savons que de nombreux soldats sont morts noyés dans cette rivière qui constitue décidément l’un des lieux emblématiques des confrontations entre l’Est et l’Ouest.


Monument en l'honneur des soldats de l'armée napoléonienne disparus dans la bataille de la Bérézina (source: http://www.ambafrance-by.org/spip.php?article1759)

La France a donc développé un regard particulier sur cet événement historique en se focalisant essentiellement sur la dimension tragique d’une retraite coûteuse en vies humaines. Bien qu’il ne faille pas exagérer le recours à cette expression vieillie, son utilisation récurrente (notamment par des commentateurs sportifs et politiques) entretient la mémoire d’un passé conflictuel entre l’Est et l’Ouest. Difficile en effet de ne pas percevoir le clin d’œil du journaliste qui commente la demi-finale de la Coupe UEFA 2009 «100% ukrainienne» en présentant les défaites successives des clubs français de football par l’ingénieuse formule: «C’est la Bérézina!»

*Mickaël BERTRAND est historien, Université de Bourgogne

Photo vignette: La rivière Bérézina aujourd’hui, Biélorussie (source: http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Berezina.JPG)