Chalamov, témoin des camps (1)

Varlam Chalamov est né à Vologda en 1907. Arrêté en 1937 pour activité contre-révolutionnaire, il est envoyé dans les camps réputés les plus terribles d'Union soviétique, ceux de la Kolyma. A sa libération, il choisit de témoigner.


Devant une assemblée d'anciens zeks (pridsnniers), Varlam Chalamov témoigne. "Son visage s'anime, grimace et se déforme presque". Il raconte les camps de déportation staliniens, l'horreur et la douleur. "Ceux qui n'ont pas été à Kolyma ne peuvent pas comprendre", conclut-il le visage fermé. Ces discussions se déroulent à Moscou au milieu des années soixante chez un ancien détenu. Depuis dix ans, l'écrivain tente de faire publier ses Récits de Kolyma, œuvre majeure de la littérature concentrationnaire. Varlam Chalamov a bien connu la Kolyma puisqu'il a été envoyé dans cette région aurifère de Sibérie orientale en 1937. Pour ne revenir à Moscou qu'en 1953.

La naissance d'une industrie lucrative

Les premiers camps de la Kolyma sont fondés en 1932. Ils répondent essentiellement à un besoin économique: la région est riche en minerai, mais son exploitation est très coûteuse. La solution est simple: l'envoi de détenus en camps de travail. Cette main-d'œuvre, gratuite, est capable de travailler dans les mines ou au front de taille jusqu'à seize heures par jour, par des températures rarement supérieures à - 25°. Leur seul "salaire" quotidien: un gobelet d'eau et trois cents grammes de pain. Les résultats ne se font pas attendre. En 1928, les Soviétiques extrayaient 11,5 kg d'or par an dans cette région. En 1931, la production passe à 276,6 kg, pour atteindre en 1934 (1er semestre) le chiffre étonnant de 1 141,4 kg . Et la production ne cesse de croître.

Comme sur tout le reste du territoire soviétique, la région doit répondre aux exigences du plan quinquennal du moment. Cette charge de travail entraîne ainsi de nombreux détenus. Chalamov résume ainsi la question: " Vous envoyer à l'extraction d'or, c'était vous pousser dans la tombe" . La Kolyma devient un gisement très particulier, un gisement de corps. Après les Grandes Purges de 1937, "ces tombes, ces grandes fosses en pierre, [sont] pleines à ras bord de cadavres. Des cadavres non décomposés, des squelettes nus revêtus de peau, d'une peau sale, grattée jusqu'au sang, dévorée par les poux. […] les dépôts souterrains de Kolyma, ce n'est pas seulement de l'or, de l'étain, du tungstène ou de l'uranium, mais aussi des corps non décomposés" .

La marmite du zek

Chalamov apporte plusieurs explications à la mort des détenus. La principale est peut-être la malnutrition, avec toutes les maladies qu'elle génère. En moyenne, un zek a droit à quatre cents grammes de pain par jour et une assiette de kacha très claire. Selon son lieu de travail dans le camp (boulangerie, usine à légumes, poste particulier de détachement .), le détenu peut bénéficier de petits extras comme du sucre, des légumes, du lait concentré, de la graisse ou encore du hareng. S'il est chanceux, l'administration l'autorise à recevoir un colis de sa famille. Ces moments-là sont de véritables jours de fêtes pour les détenus. Mais les meilleures rations s'obtiennent hors du camp. Dans la quarantaine évoquée par Chalamov, les repas sont réguliers et relativement copieux pour un camp: "cinq cents grammes de pain pour la journée" du thé qui est en fait de l'eau "tiédasse noircie avec de l'écorce brûlée", et un demi hareng saur de "la mer d'Okhotsk" un jour sur deux. Le midi, les détenus mangent de la soupe. Le soir, de la bouillie.

Les rations sont aussi améliorées dans les postes de prospection. Chalamov reçoit sa ration "en mains propres", c'est-à-dire un petit sac plein "de graines de céréales, de sucre, de poisson et de matières grasses" qui contient leur nourriture pour dix jours. Objectivement, et Chalamov le reconnaît aussi, cette ration demeure trop juste pour nourrir un homme. Il en aurait fallu " trois ou quatre fois plus" pour le rassasier. La qualité de cette ration est assez douteuse. Mais selon Chalamov, même ce menu est préférable à celui proposé par les cuisiniers du camp aux crevards .

Un régime idéologique

Il faut préciser que les rations décrites sont celles réservées aux crevards, à ceux qui ne remplissent pas la norme. Le camp fonctionnant selon un système fondé sur la tâche effectuée, le travailleur de choc reçoit beaucoup plus de nourriture que le zek moyen. Les principales rations alimentaires sont au nombre de trois. Celles des stakhanovistes (qui remplissent 125% de la norme ou plus), celles des travailleurs de choc (qui remplissent 100 à 124% de la norme) puis celles des simples travailleurs (qui remplissent la norme à 75-99%). À ces rations s'ajoutent les rations punitives, de transfert ou d'instruction. Le "contenu de la gamelle" ou "marmite" diffère alors par la quantité de pain et la qualité des plats.

Les autorités décident des rations et des équivalences alimentaires. Cette gradation a été mise au point par un détenu, Naftali Frenkel , dans les années 20, aux Solovki. Par la suite, ce système a été étendu à tous les camps du territoire. L'article 64 du Code de redressement par le travail de 1933 stipule: "Les normes alimentaires sont fixées selon les conditions locales des établissements de redressement par le travail de la région […] sur la base des dispositions spéciales prises par la GOUITOU" . En somme, tout ce qui concerne l'alimentaire au camp est très aléatoire et dépend du chef de direction, des pots-de-vin et des détournements. Par exemple, "tout ce qui [est] le plus précieux - le beurre, le sucre et la viande - n'arriv[e] pas jusqu'au chaudron des détenus selon les quantités prescrites par la liste de cuisine ". Cette "liste" est établie "sans tenir compte du poids du détenu".

Officiellement, il existe ce que Chalamov nomme avec ironie une "hiérarchie stomacale". Ces équivalences nutritives "s'appuient sans doute sur des travaux "scientifiques" quelconques" et permettent à l'Etat de faire de sérieuses économies. Ainsi, apprend-on que cent grammes de beurre ou un seau d'eau ont la même valeur calorique…

 

 

Par Elena PAVEL

 

 

1 Tous ces chiffres sont extraits de l'ouvrage Prinouditiel'nii troud v ekonomike SSSR. 1929 - 1941 godi, Svobodnaia Mysl', 1992, n°13, pp. 73-85.
2 CHALAMOV V., Correspondance avec Alexandre Soljenitsyne et Nadejda Mandelstam, Verdier, coll. Slovo, Paris, 1995, p. 51, lettre non datée adressée à Soljenitsyne.
3 CHALAMOV V., Récits de Kolyma, " Prêt-bail ", Fayard - La Découverte, Paris, 1986.
4 La quarantaine évoquée par Chalamov se situe à Magadane, chef-lieu et port de la région de la Kolyma. Les détenus y sont entassés par millier à cause d'une épidémie de typhus.
5 Ce mot était très répandu dans les camps pour désigner un détenu physiquement très faible.
6 Naftali Frenkel deviendra un des chefs du camp des Solovki. Libéré par la suite, il mourra général des services de sécurité.
7 La GOUITOUT est la Direction générale des établissements de redressements par le travail du commissariat du peuple à la Justice de la RSFSR. Créée dans les années 20, elle est liquidée en 1934 à la suite du regroupement de tous les lieux de détention au sein du NKVD de l'URSS.
8. Notamment si le détenu accepte de se porter volontaire pour aller au front.
Beaucoup de droit commun ont choisi de s'acquitter de leur peine ainsi.
9. La majeure partie des détenus politiques a été condamnée au titre de cet article tristement célèbre. Au point que les politiques sont aussi appelés " les 58 ". L'alinéa 10 condamne les actes de propagande, d'agitation antisoviétiques, ainsi que certains actes contre-révolutionnaires.