Configuration du pouvoir politique en Géorgie

Cet article extrait de la revue moldave de science politique Moldoscopietraite des caractéristiques du jeu politique géorgien. Il y est question des élections, qui restent un moment délicat, des partis dont on attend qu’ils deviennent encore plus représentatifs, et de la Constitution, dont dépend la nature -autoritaire ou non- du pouvoir présidentiel.


Passant dans une rue de TbilissiLe développement économique de la Géorgie, comme les transformations de la culture politique, la question des inégalités, des conflits territoriaux et l’influence extérieure sont des facteurs utiles à l’analyse du jeu politique de ce petit Etat pauvre qu’est la Géorgie.

Le système politique de la Géorgie

Ces vingt dernières années, la Géorgie a connu plusieurs régimes politiques, a amendé à de nombreuses reprises sa Constitution, a subi des guerres civiles et perdu le contrôle d’une partie de son territoire. Malgré tout, le système politique géorgien a su se renouveler, tout en conservant ses caractéristiques de base. En Géorgie, le pouvoir est concentré, centralisé et s’incarne dans une seule personne. Le Président du pays porte la pleine et entière responsabilité de toutes les décisions politiques et du mode de fonctionnement de l’appareil d’Etat en son entier ; il gouverne ainsi le pays sans partage.

La division de l’exercice du pouvoir entre le Président, le gouvernement et le Parlement est floue. Si le Président venait à perdre son contrôle sur le gouvernement ou le Parlement, une crise systémique ne manquerait pas d’éclater. L’absence d’indépendance du pouvoir judiciaire remet par ailleurs en cause le principe de la primauté de la loi. Enfin, faire de la politique assure des revenus confortables, du fait notamment des liens de clientélisme entretenus avec le pouvoir qui tire la majeure partie de ses ressources de la corruption. Dans un tel contexte, le pouvoir repose principalement sur le parti dirigeant.

Plusieurs partis et acteurs politiques jouent le rôle d’opposants, à tendance révolutionnaire. Mais ils n’ont pratiquement aucune influence sur les décisions politiques. Leur action se concentre sur le moyen de renverser le pouvoir. Mis à part les anciens communistes, les partisans du premier président Zviad Gamsakhourdia, le parti de Chevardnadze, tous politiquement marginalisés, de nouveaux partis et acteurs politiques émergent en permanence.

Les mass médias comme les organisations civiques tiennent une place importante dans ce jeu politique. Ils bénéficient de financements indépendants, issus du monde des affaires ou de subventions internationales, mais la société n’est pas réellement impliquée dans le jeu politique. Elle n’a ainsi aucune influence sur les questions stratégiques, de défense des droits et des intérêts. De plus, peu nombreux sont ceux qui militent ou s’engagent dans les instituts politiques et civiques (partis et ONG).

La Géorgie, qui a fait le choix d’une politique pro-occidentale, de la démocratie et de l’intégration à l’ouest (Europe et OTAN), lie ses réformes à sa politique étrangère. Par conséquent, celle-ci ne reflète que faiblement la société. De manière générale, la lutte pour le pouvoir est, en Géorgie, un but per se, sans qu’aucun programme politique ni orientation marquée ne se démarque sur les questions de société.

La centralisation du pouvoir

En Géorgie, le Président occupe le haut de la pyramide du pouvoir dont la base s’enfonce jusqu’aux plus bas niveaux. Le découpage territorial perd ainsi tout son sens. La Constitution géorgienne de 1995, actuellement en vigueur mais amendée, évitait d’aborder la question du maillage administratif et territorial de la Géorgie, à cause des conflits territoriaux en Abkhazie, Ossétie du Sud et en Adjarie. Il était prévu qu’à l’avenir seraient mis sur pied un Parlement bicaméral et une division territoriale (une dizaine de régions contre 80 aujourd’hui). Des représentants plénipotentiaires du Président étaient alors temporairement nommés dans les régions.

L’auto-administration locale, introduite dès 1998, permit de dynamiser la vie sociale locale et de poser les bases d’une démocratie locale. Toutefois, elle demeure imparfaite sur bien des points. L’économie locale nécessite des réformes en profondeur, notamment sur le droit à la propriété. Et aucun mécanisme de contrôle et d’application approprié ne garantit la décentralisation des pouvoirs.

Les élections locales de 1998 et 2002 ont montré que les partis d’opposition sont mieux représentés localement que dans le centre. Malgré cela, les organes locaux du pouvoir ont toujours facilement été contrôlés et dirigés par le pouvoir central, les représentants étant nommés aux postes clés. Pourtant, depuis la « révolution des roses », le pouvoir a souscrit devant le Conseil de l’Europe à l’obligation d’appliquer une politique de décentralisation. La nouvelle loi sur l’auto-administration locale a annulé l’auto-administration des villages et des villes telle que pratiquée antérieurement. Ne restent que les organes représentatifs régionaux, dont le mode de scrutin donne la majorité au parti le plus puissant, soit le parti pro-gouvernemental. Au final, le pouvoir demeure donc centralisé.

Ainsi, au niveau strictement local, le pouvoir repose non pas entre les mains du conseil élu, qui n’a pas de marge de manœuvre clairement définie et qui ne dispose que d’un budget réduit, pour ne pas dire inexistant, mais entre celles du gamguébéli , le chef régional de l’exécutif. Ce dernier ne sera plus nommé, mais son élection comme la nature de ses fonctions seront sans doute fortement soumises aux directives du Président.

Par ailleurs, la faiblesse de l’économie est également un facteur de dépendance des régions vis-à-vis du centre. Dans le meilleur des cas, les usines travaillent à 10-15 % de leur puissance mais, dans la majorité des cas, elles sont arrêtées. Une telle faiblesse ne permet pas l’essor d’une élite régionale à même de représenter la société locale et d’entrer en concurrence avec les personnalités politiques et les magnats du centre. Etant donné le taux élevé du chômage et les conditions politiques actuelles, beaucoup de Géorgiens, surtout les jeunes, émigrent ou se rendent à la capitale. Un tel exode vers le centre accroît la faiblesse des collectivités locales et réduit à néant l’espoir d’un développement économique, culturel et politique local capable de contrebalancer la tendance lourde à toujours plus de centralisation. De plus, le processus de globalisation incite lui aussi à plus de centralisation, ne serait-ce que parce qu’il nécessite des ressources et des réseaux essentiellement concentrés dans la capitale.

La peur du démembrement de l’Etat comme le caractère multiethnique du pays abondent dans le sens d’une centralisation. Celle-ci est bien souvent comprise comme un moyen de prévenir les autonomismes et les séparatismes, à l’exemple de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, mais aussi des régions à fortes populations azéries et arméniennes. Dans le même esprit, la centralisation est perçue comme le meilleur moyen de se prémunir contre les menaces extérieures. Il est admis que les forces étrangères hostiles peuvent instrumentaliser les régions autonomistes, sur l’exemple de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud séparatistes, et aussi de l’Adjarie du régime d’Aslan Abachidze[1]. Enfin, la crainte d’une menace extérieure permanente –provenant en premier lieu de Russie– confirme l’idée de la nécessité d’une politique forte, unie, centralisée : la guerre exige d’être conduite par un seul chef.

Quelles sont, a contrario, les sources potentielles de l’affaiblissement de cette course à la centralisation ? Le Conseil de l’Europe pourrait y contribuer, en faisant pression sur la Géorgie. De même, les populations locales, pour lesquelles l’application de la centralisation du pouvoir s’est avérée négative, manifestent un certain intérêt pour l’expérience de la décentralisation, partant du principe que celle-ci n’a jamais été appliquée, et peut donc faire ses preuves.

La concentration des pouvoirs

La Constitution géorgienne de 1995 accordait de larges pouvoirs au Président, chef de l’Etat et du gouvernement. Les amendements introduits depuis la « révolution des roses » ont renforcé ces pouvoirs. La création du poste de Premier ministre n’y a rien changé, si ce n’est qu’il permet au Président d’éviter toute responsabilité en cas d’échec de sa politique. Et le droit accordé au chef de l’Etat de dissoudre le Parlement affaiblit le rôle de ce dernier. Privé d’indépendance, il est ainsi soumis au Président (tous les présidents de la Géorgie indépendante ont gouverné avec une majorité « silencieuse » au Parlement), alors que le système judiciaire est compris non comme un contre pouvoir, mais comme une partie de l’administration, au même titre que les ministères par exemple.

En conséquence, à la moindre fêlure de ce système concentré et centralisé, le pouvoir perd sa légitimité. Arrivée à un point critique, cette perte de légitimité justifie une désobéissance civile au pouvoir, et les méthodes illégitimes sont admises pour défaire ce pouvoir rejeté, comme cela fut le cas lors des renversements des deux précédents Présidents, Z. Gamsakhourdia et E. Chevardnadze.

L’absence de bureaucratie d’Etat autonome et professionnelle constitue un autre facteur de concentration des pouvoirs. Chaque parti parvenant au pouvoir agit selon le principe « tout pour le vainqueur ». Le parti au pouvoir refonde l’appareil d’État dans son entier et impose ses fidèles aux postes-clés. Par ailleurs, le clientélisme empêche la pleine autonomie de la bureaucratie. Une telle dépendance de l’appareil bureaucratique aux directives politiques explique qu’il ne peut avoir de réelle responsabilité et ne peut prendre de décisions indépendantes.

Le parti au pouvoir

Dans la Géorgie contemporaine, le parti est toujours compris dans son acception soviétique : il est « l’avant-garde de la société », menant la société vers le progrès. Comme du temps de l’URSS, le parti incarne l’Etat. Il est à noter qu’aucun des partis dirigeants n’a survécu à son passage au pouvoir. Soit ils ont disparu, soit ils se sont marginalisés, dilués au sein d’unions, sans aucune légitimité aux yeux de la société. Il est fort probable que le parti de M. Saakachvili, le Mouvement national, connaisse un tel sort une fois son heure arrivée. Rappelons que le parti-Etat géorgien, à l’instar de son modèle soviétique, considère ses opposants comme des ennemis du peuple, et non comme des adversaires politiques légitimes. Pour qu’un tel parti puisse se maintenir et pour s’assurer des voix lors des élections, un certain degré de corruption et de violation des lois lui est nécessaire, tel le détournement du budget national aux fins du seul parti au pouvoir.

Les partis politiques géorgiens n’ont aucune base sociale; ils partagent une même vision populiste et font preuve d’un même opportunisme politique, sans aucun programme politique clairement défini. Aucune orientation particulière ne se dégage de leurs discours ou de leurs actes: partant, il est aisé de les confondre. Dans la culture politique géorgienne actuelle, la démocratie se comprend comme l’expression des intérêts du peuple par tous les moyens possibles. Le renversement illégal du pouvoir en place au nom du peuple est la cause principale de «la peur de l’autoritarisme» et de la suspicion vis-à-vis des élections.

En quinze ans d’existence en tant qu’État indépendant, aucune élection n’est parvenue à changer le pouvoir. Malgré tout, le rôle des élections est loin d’être secondaire dans la vie politique géorgienne. Il ne faudrait pas sous-estimer la capacité de la population à bouleverser la donne. Certes, les institutions, la propagande et les acteurs politiques jouent un rôle important mais, sans le soutien de la population ni sa volonté d’opérer un changement, il ne peut y avoir de changement de pouvoir.

[1] Aslan Abachidze fut le chef de l’Adjarie, région méridionale géorgienne qu’il rendit autonome. Le centre géorgien n’avait aucune prise sur cette région, tournée économiquement vers la Turquie et politiquement vers la Russie. En mai 2004, le Président Mikhéil Saakachvili renversa A. Anachidze et réintégra l’Adjarie.

Adapté et traduit du russe par Sophie Tournon

Texte original Moldoscopie (Probleme de analiza politica), revue de l’Université d’Etat de Moldavie, n°1 (XLVIII), 2010, disponible sur Internet : http://usm.md/?mode=437

Photo Tbilissi (Sophie Tournon)

* Historien
** Directrice du Centre de recherches sociales
*** Doctorant

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