Corruption et blanchiment dans les Etats baltes. Des maladies curables ?

Quand ils se sont engagés dans une transition rapide vers l'Union européenne et l'économie libérale de marché, les Etats baltes, sortant de l'URSS, ne disposaient d'aucun attribut étatique, à la différence des autres nouveaux membres de l'UE.


Le temps nécessaire à la mise en place d'une monnaie stable, d'une banque centrale indépendante, de pouvoirs représentatifs, d'un système judiciaire et policier, alors que ces pays s'ouvraient de manière radicale aux flux financiers et commerciaux mondiaux, allait forcément faciliter des phénomènes de corruption et de blanchiment.

La corruption, entendue comme l'abus de pouvoirs conférés par une fonction publique à des fins de bénéfices personnels, ne date pas du retour à l'indépendance des Etats baltes. Elle était déjà endémique dans le système soviétique. Rarement monétaire, elle consistait alors principalement en dons matériels, passe-droits ou privilèges. Elle trouvait son origine dans l'unification des pouvoirs économiques, politiques et judiciaires dans une seule autorité étatique.

La séparation des pouvoirs mettant un certain temps à s'ancrer dans la vie politique, des pratiques du passé subsistent encore aujourd'hui, comme l'influence privée sur les politiques publiques, la faiblesse judiciaire ou la corruption des fonctionnaires. Cependant, la corruption financière s'est à présent largement substituée à la corruption matérielle.

Quant au blanchiment, même si le caractère semi-monétaire, centralisé, policier et fermé de l'Union soviétique ne permettait pas d'envisager des processus de transformation d'argent issu de crimes ou de délits permettant d'en dissimuler l'origine illicite, tels qu'ils sont actuellement connus en économie de marché, les Etats baltes ne partaient pas non plus de zéro.

En effet, l'existence de systèmes économiques parallèles et la dollarisation nécessitaient d'établir des passerelles avec l'économie réelle. En outre, l'Union soviétique a paradoxalement été, avec la création des euro-dollars et l'utilisation de places off-shore, un fer de lance de la constitution de zones grises pour la finance internationale libéralisée.

Un développement inégal de la corruption

Sans tomber dans la caricature énoncée Balzac pour qui "derrière chaque grande fortune il y a un crime", une telle constatation était tentante dans les ex-pays communistes du début des années 90. La corruption a notamment beaucoup influencé les processus de privatisation. Pourtant, cette évolution n'est pas homogène: au moment des premières mesures par l'indicateur de perception de la corruption de Transparency International en 1998, l'Estonie fait partie des Etats les moins corrompus en Europe de l'Est et la Lettonie des plus corrompus, alors que les entreprises à privatiser et l'environnement de départ pouvaient sembler similaires.

L'Estonie a manifestement bénéficié d'un processus de réforme politique et économique cohérent dès le départ, favorablement influencé par l'importance des investissements directs étrangers (IDE) finlandais et suédois, pays connus pour leur culte de la transparence.

Dans le cas de la Lettonie, c'est le maintien de la puissance économique entre les mains d'une élite russophone, parfois douteuse, et privée de pouvoir politique, qui a pu fausser le jeu normal de la privatisation et entraîner des pratiques corruptives. Une étude de la Banque mondiale publiée en 2000 montrait que la discrétion laissée à certains fonctionnaires pour l'application de lois trop vagues était une cause essentielle de la corruption. Ce pouvoir discrétionnaire était aggravé par la faiblesse relative des salaires, comme par celle des services d'inspection de l'administration, parfois eux aussi corrompus. Dans l'étude précitée, les organisations les plus corrompues étaient les douanes, la police routière puis le système judiciaire.

Des attraits évidents pour les blanchisseurs

Différents éléments ont rapidement attiré des blanchisseurs vers les Etats baltes: la proximité de marchés criminels importants (Etats de la CEI notamment) d'une part, une stabilité monétaire et financière acquise beaucoup plus vite que les techniques d'enquêtes policières et judiciaires d'autre part. Des organisations criminelles d'autres régions d'Europe ou du monde ont pu se servir des Etats baltes comme point de passage, de la même manière que les multinationales classiques. Enfin, la corruption évoquée précédemment a pu inciter certains fonctionnaires et hommes politiques à céder aux demandes de groupes criminels.

L'estimation de l'importance quantitative du blanchiment est difficile. Au niveau mondial, le FMI l'estime entre 1% et 5% du PIB; les éléments précédents permettent d'envisager une situation balte plus défavorable que la moyenne mondiale, ce qui peut être conforté par divers indicateurs: les flux d'investissements directs étrangers (Chypre était la troisième destination des IDE estoniens durant les années 1990), le poids des sociétés off-shore dans les IDE reçus (15% en Lettonie en 2000), et l'importance des dépôts des non-résidents dans l'économie nationale (environ 50% du total en Lettonie en 2000).

L'adhésion à l'UE a encouragé la transparence

Pour certains, la corruption peut faciliter la vie économique, en permettant aux hommes d'affaires de s'affranchir de la bureaucratie et de la lenteur judiciaire, et l'absence de transparence propice au blanchiment attire des capitaux susceptibles de s'investir et de bénéficier à une économie en développement. Cette vue reste toutefois minoritaire, et les conséquences sociales néfastes de la corruption et du blanchiment ont engendré des pressions internationales fortes.

La corruption a en effet des conséquences directes (plus faible qualité des biens et des services publics, concurrence faussée, effet négatif sur les investissements directs étrangers, instabilité politique, systèmes législatifs et judiciaires faibles, mauvaise allocation des ressources), et indirectes (confiance mise à mal par les effets de la corruption sur l'éducation, la santé, le système judiciaire ou le recrutement des fonctionnaires, affaiblissement de la démocratie). Il en va de même pour le blanchiment, qui produit des effets néfastes tant pour l'économie locale (mauvaise allocation des ressources, distorsions de concurrence, difficulté des prévisions économiques) que, par l'existence de failles, pour l'économie globale (rôle joué par les places off-shore dans les crises financières des dernières années).

Face à ces menaces, une forte pression a été exercée sur les Etats baltes afin qu'ils adoptent les normes internationales de lutte et de prévention. Elle a été permise par la Commission européenne bien sûr, dans le cadre des négociations d'adhésion, mais aussi le Conseil de l'Europe, l'OCDE (concernant la corruption), le GAFI (Groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux) et, plus récemment, les institutions de Washington (FMI/Banque Mondiale).

Ces efforts ont abouti à la mise en conformité des réglementations locales avec les standards internationaux, confortée par la création dans les trois pays à partir de la fin des années 1990 d'unités spécifiques de lutte contre le blanchiment et la corruption. Elles ont permis une amélioration sensible de la situation, notamment dans les cas où elle était la plus tendue et visible. Ainsi, selon l'indice de perception de la corruption de Transparency International, la Lettonie se plaçait au 53ème rang mondial en 2003, dans la moyenne des nouveaux pays membres de l'UE. De plus les unités locales de lutte contre le blanchiment et la corruption parviennent à leurs premiers résultats, donnant ainsi un signal aux criminels.

La lutte reste inachevée

La destitution du Président lituanien en avril 2004 montre que les phénomènes de corruption ont touché le plus haut niveau de l'Etat, mais aussi que les moyens de défense des Etats s'organisent. D'autres affaires de corruption mettant en cause anciens ministres et députés en Lettonie et en Lituanie ont éclaté ces derniers mois, confirmant cette tendance. Toutefois, certains développements ont parfois pu donner l'impression de transformation des unités locales de lutte contre la corruption en instruments politiques partisans.

L'Estonie fait moins parler d'elle, sans doute parce que la situation y est plus saine, mais peut-être aussi parce que, comme pour le reste de son économie, ce pays s'est très vite adapté aux pratiques occidentales de corruption plus sophistiquées et moins facilement détectables. En matière de blanchiment, même si l'arsenal normatif est globalement conforme aux standards communautaires, l'intégration dans l'Union et l'adoption de l'euro (envisageable dès l'été 2006 en Estonie et en Lituanie) conforteront l'attractivité de la zone pour des blanchisseurs.

Aussi les efforts ne doivent-ils pas être relâchés, comme l'ont souligné les rapports d'étape de la Commission européenne en novembre 2003. Dans le domaine du blanchiment, notamment par l'augmentation des moyens des unités de lutte (Estonie, Lituanie) et la formation des professionnels comme des fonctionnaires. Dans le domaine de la corruption, par des améliorations de la passation des marchés publics, alors que Commission continue de qualifier de "préoccupante" la situation de la Lettonie.

Ainsi, des progrès notables ont été enregistrés à partir d'une situation initiale qui prédisposait les Etats baltes au développement de pratiques de corruption et de blanchiment. Les efforts évidents consentis par ces pays ne doivent pas être relâchés, maintenant qu'ils font partie de l'UE. Facteurs de déstabilisation des économies locales comme de l'économie européenne, ces phénomènes ont également pour la population un effet néfaste, affectant la confiance sur la capacité d'action des représentants et affaiblissant la cohésion nationale.

* Emmanuel MATHIAS est docteur en économie (Université de Paris I - Panthéon Sorbonne)