Course poursuite dans l’empire disloqué

Roman Rijka vient de publier Les sept Trains de l’impératrice, première œuvre et premier volume d’une trilogie, aux éditions Héloïse d’Ormesson. Croisant les lieux et les époques, de la Révolution de 1917 à nos jours, en passant par la Russie du XVIe siècle, cet auteur français d’origine ukrainienne, journaliste à Courrier International, met en scène, dans le cauchemar d’un conflit contemporain, les aventures de la journaliste Tatyana Duchesne, sur la piste de la véritable identité d’Olga, fille aînée de Nicolas II, rescapée du massacre de sa famille. Un roman pour l’été, et une critique acerbe de l’attitude des Occidentaux envers l’Est de l’Europe.


Roman RijkaVotre roman se déroule dans une Ukraine et une Russie imaginaires. Vous êtes vous-même né en France, d’origine ukrainienne. Comment l’histoire de ces pays vous a-t-elle été transmise durant votre enfance?

Roman Rijka : Je suis né en Dordogne, puis j’ai grandi dans le Nord, mais à la maison, j’entendais tout le temps parler de l’Ukraine, d’où a émigré une partie de ma famille à la fin du XIXe siècle, avant la guerre civile. Mes parents ont toujours été tournés vers l’Est, comme si l’Est les suivait. Je me souviens par exemple que ma grand-mère maternelle, qui passait ses vacances à Arcachon, avait été marquée par le passage d’officiers russes en villégiature pendant la guerre de 1914; ils faisaient monter des filles sur leurs chevaux pour se promener au bord de la mer. L’histoire de l’Est est toujours restée présente en elle, bien qu’elle n’ait pas pris part aux bouleversements du XXe siècle. C’est également mon cas. C’est tout naturellement que je me suis tourné moi-même vers l’histoire de l’Ukraine, de la Russie et de la Roumanie. J’ai même épousé une Ukrainienne!

Les Sept Trains de l’impératrice, qui se déroule en pleine guerre civile, n’a donc pas été inspiré par votre histoire familiale?

Dans tout ce que je décris, rien n’est inspiré de l’histoire familiale, mais plutôt de ce que j’ai découvert par moi-même; la seule chose que j’ai retrouvée, c’est la complexité du tableau politique. Aujourd’hui, la politique ukrainienne est tout sauf claire. Il suffit d’étudier l’histoire du pays pour s’en rendre compte. En 1917, l’Ukraine a été plongée dans la guerre civile, en 1930-1933, elle est passée par la dékoulakisation et la famine organisée par Moscou, puis de nouveau, une guerre civile a éclaté. A l’époque soviétique, les manifestations liées à l’identité nationale étaient réprimées; les nationalistes ukrainiens étaient considérés comme des ennemis par Moscou, plus encore que les périphéries baltes ou caucasiennes, qui pouvaient être plus négligées. La Russie a réussi à accepter l’indépendance de l’Ukraine sans violence, bien que cette indépendance ait définitivement condamné l’Union soviétique. Mais l’identité nationale ukrainienne demeure problématique. Les Ukrainiens ne savent pas très bien comment se situer. Ils revendiquent à la fois les victoires de l’Armée Rouge et les combats des partisans nationalistes contre la Russie.

Dans le roman, plusieurs époques se télescopent: la guerre civile de 1917-1920, la Russie du XVIe siècle, l’époque contemporaine. Nous sommes dans un espace-temps singulier, qui, tout en rappelant le passé, demeure fictionnel. A quel parti pris correspond ce choix audacieux?

Ce procédé est venu naturellement. On peut se demander quelle a été la vie des gens de Kiev qui, de 1917 à 1920, ont vu passer dix armées différentes. Comment peut-on vivre dans un univers aussi confus, qui se dépeuple sous le coup des mobilisations générales consécutives? Comment peut-on changer dix fois de monnaie, de nom de rue, en si peu de temps? Le mélange des époques est lié au fait que je travaille dans des médias occidentaux, qui donnent le sentiment d’un énorme complexe de supériorité vis-à-vis de l’Est de l’Europe, à la limite du supportable. L’idée que l’Occident possède 80 ans d’avance technologique sur l’Est entraîne des jugements de valeur déplorables. Je me suis toujours demandé, après l’hystérie qui a entouré la disparition de l’ex-Yougoslavie, comment les Occidentaux d’aujourd’hui se seraient comportés en 1917. La réponse est dans le livre. Cette idée devrait être encore plus développée dans le deuxième tome, où la tendance à l’action humanitaire est présente. Confrontés à la rumeur d’une famine en Ukraine, comment les Occidentaux auraient-ils réagi? Probablement en composant une chanson, comme cela a été le cas pour l’Ethiopie et l’Arménie…

Les médias occidentaux, «le Grand Cirque» comme vous les appelez dans le livre, sont particulièrement pris pour cible. Formuleriez-vous une critique, en particulier sur la façon dont l’Ukraine est traitée par les grand médias en France?

Pour les journalistes français, il est difficile de parler de l’Ukraine qui n’existait pas il y a encore une quinzaine d’années. Il n’y a que les gens qui ont des racines ou des liens affectifs avec l’Est pour savoir qu’il existait un peuple ukrainien avant l’Ukraine soviétique… Je n’en veux pas aux médias; ils sont soumis à des obligations de rendement, les journalistes doivent travailler vite, parfois sur des sujets qui leur sont inconnus. Mais il existe des travers, le jugement à l’emporte-pièce, le suivisme, la faiblesse qui consiste à aller vers la facilité. Conséquences : une absence totale de réflexion et un renoncement au rôle didactique des médias. En ce qui concerne l’Ukraine, on trouve régulièrement des articles sur la situation politique ou des sportifs de haut niveau, mais pour le lectorat français, il faut constamment rappeler ce qu’est l’Ukraine. Peu de journalistes savent que l’Ukraine n’est pas la Russie… Il y a peu, j’ai écrit un article sur le Mont Chauve, une colline de Kiev. Je peux comprendre que tout le monde ne le sache pas. Mais au cours d’une recherche sur Internet, je suis tombé sur les propos d’un internaute qui écrivait: « Le Mont Chauve est une montagne russe, c’est normal, il se trouve à Kiev.»

Quel regard portez-vous sur le traitement de la Révolution orange par les médias occidentaux?

C’est l’exemple même du traitement simplificateur. L’Ukraine a été présentée comme un pays coupé en deux, avec un Est «bleu», pro-russe, et un Ouest «orange», et pro-occidental. Rien n’est plus faux. De nombreux oligarques ukrainiens ne sont pas pro-occidentaux. Et c’est plutôt en trois zones géographiques qu’on peut décrire les comportements des Ukrainiens vis-à-vis de l’Occident ou de la Russie. A l’Ouest, seuls les Galiciens sont particulièrement tournés vers l’Europe orientale, du fait de leur liens historiques avec la Pologne. A l’Est, au-delà du Dniepr, dans le Donbass, on trouve beaucoup de Russes et de russophones; ceux-là sont naturellement tournés vers la Russie. Mais le centre, de Kiev à la Crimée, toute la rive droite du Dniepr, a vu se développer un nationalisme ukrainien, depuis Petlioura entre 1907 et 1915, jusqu’à Ioulia Timochenko ces dernières années, qui, très populaire dans cette zone, affiche des positions moins tranchées vis-à-vis de l’Occident et de la Russie.

Votre roman s’élève contre un certain nombre de préjugés de l’Occident envers les Ukrainiens et les Russes. Quels sont, à votre avis, les idées reçues les plus répandues?

Le premier préjugé, c’est évidemment de considérer qu’il s’agit de peuples arriérés, de la partie sombre de l’Europe, de Barbares. Le deuxième consiste à dire que l’Ukraine est un pays antisémite. L’antisémitisme est bel et bien une réalité; les Ukrainiens reprochent souvent aux Juifs d’avoir été bolcheviques. La participation des Ukrainiens au massacre des Juifs de Lvov est incontestable. Mais à Babi Yar, il convient d’être plus prudent. Présenter l’Ukraine comme un pays antisémite est un point de vue très réducteur, en particulier quand on aborde la période correspondant à la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine: l’Armée Rouge a présenté les partisans ukrainiens comme des assassins de Juifs, ce qui a pu être le cas au cours de faits isolés. Mais en général, les nationalistes ukrainiens n’étaient pas antisémites. Des Juifs ont même pris part à la guérilla, notamment des médecins. L’Ukraine est le pays qui a donné le plus de Justes, et beaucoup de Juifs d’Ukraine amorcent aujourd’hui un retour d’Israël, où ils avaient émigré. Dans une ville comme Kharkov, la communauté juive est en pleine renaissance.

L’une des héroïnes de votre roman est Olga, fille aînée des Romanov, fusillée par les bolcheviques en 1918, en même temps que la famille impériale. Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à son personnage plutôt qu’à celui de sa sœur Anastasia, dont on a longtemps pensé qu’elle avait survécu au massacre?

Le personnage d’Anastasia a beaucoup excité les imaginations. Après le massacre, plusieurs femmes en Europe ont prétendu être la Grande Duchesse. Mais le personnage d’Olga me semblait plus intéressant. Il y a également eu une fausse Olga, en Italie, mais surtout, c’était la plus adulte des sœurs à l’époque, elle avait 22 ans. Longtemps coupée des réalités du pays, elle avait servi comme infirmière militaire pendant la guerre, en 1916. D’après les mémoires de Pierre Gilliard, précepteur suisse des enfants du tsar, elle découvrit à cette occasion à quel point les soldats en voulaient à la famille impériale. Cette expérience, suivie d’une dépression nerveuse, fut pour elle très traumatisante. Au moment de la Révolution, Olga fut également la seule des enfants de Nicolas II à avoir compris le risque qu’ils couraient. A cette époque, elle sortait le moins possible, et jamais sans un revolver sur elle, car elle tenait surtout à défendre son père; elle écrivait des poèmes, elle menait une vraie vie intellectuelle indépendante; ses projets de mariage avaient été annulés, car elle ne voulait pas quitter la Russie. Pour toutes ces raisons, je me suis demandé ce qui se serait passé si Olga avait survécu au massacre.

Depuis les années 1990, la réhabilitation de la famille impériale fait débat en Russie. Les corps des Romanov ont été officiellement inhumés dans la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, à Saint-Pétersbourg et en 2006, une demande pour la réhabilitation de Nicolas II et de sa famille, ainsi que pour la requalification du crime, déposée auprès du parquet principal de la Fédération, a été rejetée. Quel est, à votre avis, l’enjeu de ce débat?

L’enjeu est national. La politique de Poutine consiste à dire que le soldat de l’Armée Rouge de Stalingrad et de Berlin, les marins de Kronstadt, l’officier de la division de Kornilov de l’Armée Blanche ou encore l’intellectuel purgé par Staline, font tous d’«excellents Russes». La Russie d’aujourd’hui essaie de s’appuyer sur tous les éléments positifs de la Russie soviétique et du passé. C’est comme ça que Soljenitsyne est devenu un écrivain patriarche, mis sur un pied d’égalité avec Tolstoï. C’est également ainsi que les avions de l’Armée de l’air portent à la fois des étoiles rouges sur les ailes et l’aigle à deux têtes sur la queue… Les uniformes des unités de la garde, unité d’infanterie d’élite de l’armée, associent également l’aigle à deux têtes avec le fanion rouge des bérets soviétiques. Poutine a développé une sorte de syncrétisme militaro-politique, en associant des symboles de plusieurs époques.

Quel regard les Ukrainiens portent-ils aujourd’hui sur l’histoire du XXe siècle?

Leur regard est très ambivalent. Les Ukrainiens savent que, pour le moment, la Russie n’est pas en mesure de reconnaître les exactions de l’Armée rouge, et ils continuent d’accuser les Russes de génocide, en raison de la grande famine artificielle provoquée par Moscou, qui fit au bas mot 5 millions de morts. En même temps, le communisme a apporté beaucoup à des gens qui, sans cela, n’auraient jamais été autre chose que des paysans. Mais, en Ukraine, le XXe siècle a consisté en une succession d’événements traumatisants: la guerre civile, la dékoulakisation, la famine, les purges, l’invasion des nazis en 1941, la guerre contre l’Allemagne qui a fait 8 millions de morts en Ukraine sur les 20 millions sacrifiés par l’URSS. Or, les Ukrainiens ne parlent pas de leur histoire du XXe siècle. L’homme moyen n’a pas de place dans sa vie intellectuelle pour se tourner vers son passé et en parler. C’est une habitude héritée de l’époque soviétique. L’ancienne génération a du mal à se défaire de la chape de plomb, et la nouvelle génération s’avère plus préoccupée par l’idée d’accéder à un niveau de vie occidental. La jeunesse ukrainienne ne s’intéresse pas à l’histoire, elle s’affaire pour bâtir l’histoire de demain. Cette démarche serait d’ailleurs d’autant plus difficile que la domination culturelle russe persiste: le marché de l’édition est submergé par les publications russes, ainsi que la télévision. Les publications ukrainophones survivent difficilement.

Y a-t-il un lieu à Kiev que vous affectionnez particulièrement?

J’aime beaucoup le petit parc qui se trouve autour de la Porte d’Or, une énorme porte fortifiée, en brique et en pierre, reconstituée à partir de ses ruines médiévales et au sommet de laquelle se trouve une petite basilique. Il y a peu de passage, mais dans ce petit parc se trouve une statue étrange, celle de Begemot, le chat du Maître et Marguerite.

 

Par Marie-Anne SORBA
Photo : Copyright Arnaud Février