Redéfinition identitaire au Kazakhstan depuis l’indépendance

Depuis le démembrement de l'URSS, la République indépendante du Kazakhstan connaît de profondes mutations. Elle doit compter avec les deux grandes lignes de fracture qui la caractérisent: la question de l'équilibre démographique -les Kazakhs représentent 46 % de la population totale, les Russes 40 %- le problème de la dichotomie nord/sud -le nord du pays est en majorité peuplé de groupes de souche européenne, plus industrialisé et plus riche, alors que le sud, majoritairement kazakh, est plus rural et économiquement moins développé.


«Entre Kazakhs, parlons en kazakh» : plaque signalétique dans un sanatorium à AlmatyDans une conjoncture d'une telle hétérogénéité (démographique, économique, régionale), l'une des priorités du gouvernement kazakh consiste à assurer la prééminence du groupe ethnique kazakh dans la nouvelle structure politique. Cette entreprise passe par l'affirmation d'une identité kazakhe forte et sa légitimité à dominer le champ social et politique.

Dans cette perspective, le Kazakhstan consacre une large part de son activité politique culturelle à codifier des idiomes de l'identité kazakhe qui s'incarnent dans deux éléments privilégiés du patrimoine, la langue et l'histoire.

« Le XXIème siècle appartiendra aux kazakhophones »

La conjoncture linguistique dont hérite la République (avec seulement 60 % de Kazakhs encore kazakhophones et un registre de langage limité à un usage quotidien) explique que la première mesure adoptée par le Kazakhstan souverain en 1989 portait sur la promotion du kazakh au statut de langue d'Etat. Les premiers effets du processus de « kazakhisation » engagé par le gouvernement se sont d'abord manifestés dans la sphère publique. En effet, les réformes toponymiques qui ont rendu aux localités leur nom kazakh d'origine, le passage de la transcription russe à la transcription kazakhe, l'obligation de rédiger enseignes commerciales, publicités et documents administratifs en kazakh, ainsi que la promotion des médias de langue kazakhe sont autant de mesures qui ont contribué à modifier le paysage linguistique, visuel et sonore de la République et qui donnent à voir désormais l'existence effective du kazakh comme langue d'Etat. De même, la terminologie administrative soviétique a été remplacée par des mots issus de la tradition politique arabo-persane ou éventuellement turque (parlement devient majilis ; gouverneur -akym; soviet suprême -kenges, etc.). Par un décret du 6 avril 1996, le Président N. Nazarbaev, a autorisé et encouragé les Kazakhs à supprimer le suffixe russe de leur nom de famille et à rétablir l'équivalent patronymique kazakh.

Dans un autre registre et sous l'impulsion du gouvernement, le comité audiovisuel national Gosteleradio a imposé un quota horaire de transmission en langue kazakhe à la télévision afin de limiter la part des transmissions en russe et de faire en sorte que celles-ci n'excèdent pas en temps les diffusions en kazakh. Autre mesure : entre 1992 et 1995, le gouvernement a subventionné 472 périodiques en kazakh et 60 périodiques bilingues russes/kazakhs, s'assurant de ce fait un certain contrôle sur les contenus véhiculés. Mais plus qu'un mécanisme de réaffirmation identitaire, cette revalorisation du kazakh est également la traduction d'un ressentiment collectif plus ou moins vif contre l'ancienne puissance coloniale et reste un aspect d'un processus plus général d'exclusion et de marginalisation de la composante russe du Kazakhstan. Elle se manifeste, entre autres, par une discrimination des populations slaves sur le critère linguistique dans la plupart des secteurs de la fonction publique.

Malgré le volontarisme présidentiel, il semble que c'est l'évolution démographique, pour l'instant en faveur des Kazakhs, qui sera le facteur décisif le plus important dans la réussite du processus de kazakhisation linguistique. Le démographe national kazakh, M. Tatimov, déclarait : « le XXIème siècle appartiendra aux kazakhophones », exploitant avec l'appui du pouvoir le fantasme de l'homogénéité ethnique et de la pureté culturelle.

« Tant que les lions n'auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront à glorifier le chasseur » 

Avec l'effondrement de l'URSS et l'accession à l'indépendance, l'écriture de l'histoire est passée sous la responsabilité des historiens nationaux. Le Kazakhstan indépendant, comme les autres républiques ex-soviétiques, libéré de l'emprise idéologique soviétique, a immédiatement entrepris la remise en question de l'historiographie soviétique appliquée à l'histoire nationale. Les enjeux de la réécriture sont multiples, ils constituent comme la politique linguistique une stratégie de redéfinition identitaire. Il s'agit en effet pour le Kazakhstan de mettre en valeur sa spécificité historique, de rétablir une mémoire collective tronquée et de créer une image du passé national susceptible d'inspirer aux Kazakhs confiance dans l'avenir. Ainsi, les historiens kazakhs s'efforceront de combler les « pages blanches » de l'histoire des Kazakhs et de reconstruire une histoire qui légitime l'Etat indépendant du Kazakhstan actuel. La République s'est d'abord attaché à réviser le passé le plus récent, à savoir l'expérience russo-soviétique.

La réécriture de cette période a très rapidement revêtu l'allure d'un procès sans appel de la Russie et de l'URSS, procès dont le versant positif s'incarne dans la réhabilitation des personnages kazakhs et des événements occultés par l'historiographie soviétique. La condamnation a porté en particulier sur la période de la collectivisation et son corollaire -la sédentarisation forcée des nomades Kazakhs, l'exil et la mort de centaines de milliers de personnes- ainsi que sur les conséquences écologiques des politiques agricoles et industrielles soviétiques (Mer d'Aral et polygone nucléaire de Sémipalatinsk).

Le processus de réhabilitation, lui, a concerné deux types de personnages : les Kazakhs de la fin de l'empire tsariste et en particulier ceux qui étaient taxés de « bourgeois contre-révolutionnaires » et se sont battus contre l'arrivée des bolcheviks -ces derniers ne faisaient l'objet d'aucune étude approfondie publiée et leurs noms étaient à peine mentionnés par les ouvrages d'histoire- ; ou bien les communistes kazakhs qui avaient été liquidés lors des purges staliniennes, pour la plupart réhabilités par Khrouchtchtev en 1956 après le XXème congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique (PCUS), mais jamais réapparus dans l'histoire officielle. Par ailleurs, le retour insistant à l'histoire d'Alaš Orda, premier parti politique kazakh, à la fois seul et unique mouvement autonomiste, est symptomatique d'une volonté de légitimer la prétention séculaire des Kazakhs à devenir un Etat indépendant. Ce mouvement qui naît en 1905 et meurt avec le début de la guerre civile (1919) constitue en effet un épisode majeur dans l'histoire politique des Kazakhs mais demeure aujourd'hui l'objet d'une instrumentalisation rétrospective, symbole d'une première tentative d'indépendance avortée.

La quête d'une tradition étatique par les  du Kazakhstan se traduit également par la réappropriation fantaisiste et la « mythification » de l'expérience gengiskhanide à l'époque médiévale et par la mise en valeur de la figure charismatique du grand Gengis Khan comme ancêtre des Kazakhs. En définitive, toute l'histoire est pensée comme un parcours pratiquement linéaire vers l'autonomie et la grandeur politique.

Dans l'espace public, les personnages historiques choisis pour représenter le Kazakhstan -ceux qui donnent leur nom aux rues, qui sont imprimés sur les billets de banque et qui font l'objet de célébrations nationales à grande échelle- sont essentiellement des figures littéraires ou en tout cas issues de l'histoire culturelle. Entre autres musiciens, ethnographes ou écrivains, on doit citer la figure abondamment exploitée du poète et philosophe Abaï (1845-1904), qui symbolise à la fois le patrimoine littéraire kazakh moderne et le prestige de la tradition nomade. La référence à l'héritage nomade est en effet un élément fondamental dans le processus de redéfinition identitaire des Kazakhs. Elle habite la sphère quotidienne par le biais d'une imagerie traditionnelle récurrente (yourtes, ornements, etc.) et donne à voir autant que possible la personnalité culturelle des Kazakhs. Plus peut-être que la légitimation par l'histoire d'une tradition étatique, le recours au nomadisme fait appel à des représentations beaucoup mieux partagées par les Kazakhs et beaucoup plus concrètes. En ce sens il reste le référent identitaire le plus probant pour se définir.

Bilan

La kazakhisation linguistique et la "décolonisation" de l'histoire, deux chantiers privilégiés de l'action politique, se font dans un contexte démographique pluriethnique et par nature ne peuvent pas s'adresser à toute la population. Les discours qu'ils produisent sont destinés exclusivement aux Kazakhs. La kazakhisation linguistique est en double décalage. D'une part elle ne fait pas l'objet d'une revendication consensuelle au sein de la société kazakhe ni d'une pratique généralisée -beaucoup de Kazakhs mettent en avant la nécessité de conserver le russe et l'utilisent en priorité, contrairement à leurs voisins ouzbeks bien plus virulents à l'égard de cette question. D'autre part la kazakhisation s'inscrit paradoxalement dans une politique de valorisation du caractère pluriethnique de la République par la propagande d'une identité englobante kazakhstanaise qui dépasserait les différences culturelles. Quant au discours sur l'histoire, il reste pour les mêmes raisons très peu manipulable en politique, puisque réservé aux seuls Kazakhs, et se laisse facilement supplanter dans la vulgate historique véhiculée par le pouvoir, par un discours beaucoup plus internationaliste censé prévenir les dangers du séparatisme.

* Isabelle OHAYON est historienne au CNRS
Vignette : « Entre Kazakhs, parlons en kazakh » : plaque signalétique dans un sanatorium à Almaty (Wikipédia, Domaine public)
244x78