De part et d’autre du Danube, les perceptions se bousculent…

Avant que la Bulgarie et la Roumanie soient traités en paquet d’adhésion, une méconnaissance caractérisait les représentations quotidiennes et les discours médiatiques d’après 1989. Au cours des négociations, le thème de l’Union européenne s’est avéré un passage obligé par «chez le voisin». Moins fidèles aux animosités historiques, mais plutôt soucieux de se comparer avec des images plus attrayantes, les Bulgares et les Roumains semblent découvrir leur semblable de l’autre côté du Danube.


Novembre 2006. Les voyageurs traversant la frontière Roussé-Gurgiu vont passer un seul point de contrôle; l’attente perpétuelle et les nombreux contrôles vont ainsi être supprimés. Les ministres des affaires étrangères ont conclu un accord afin de simplifier le régime des visas pour les étudiants : ces derniers vont voir leurs passeports se munir d’un visa de trois ans, grâce à un simple geste au point de contrôle frontalier qui va se substituer aux longues et pénibles procédures pour l’obtention d’un visa d’un an.

La découverte du voisin semblable. 2006 

La Bulgarie et la Roumanie ont déposé leurs candidatures en 1995, ont commencé leurs négociations avec l’Union européenne en 2000 et les ont achevées en 2004. Elles ont signé leurs contrats d’adhésion en 2005. Rappeler ces dates n’est pas fortuit, car ce processus a marqué l’apprentissage au voisin que chacun des pays a du découvrir. Si avant 1995 les médias semblaient ignorer l’existence du voisin en question, entre 2000 et 2004, les publications se multipliant prouvaient au moins la prise en considération de son droit de cité. Les mois précédant la décision de la signature du contrat, à la fin de 2004, les textes se distinguaient par une vision particulière de «supériorité», pratiquée des deux côtés du Danube, qui jonglait avec les bonus dont le bon élève des réformes allait bientôt profiter, tandis que le retardataire allait être chassé du « paquet » pour encaisser ses points noirs. Traités en «paquet d’adhésion », impatients d’accéder vite au statut de membre, en butte aux insuffisances de leurs ressources sociales et économiques, les deux pays tournaient parfois le regard vers le «voisin » en cherchant une justification en réserve pour un éventuel retard… La Roumanie jouait le rôle de « miroir déformé » pour les Bulgares, tout comme la Bulgarie en servait aussi facilement aux Roumains. S’agirait-il de la vieille recherche de rejet de l’appartenance géopolitique «prescrite » de l’extérieur qui, par conséquent, générait des stéréotypes tout au long de cette première période ? Ou bien d’un refus de reconnaître les réalités socio-économiques comparables ?

En 2005-2006, le nombre des publications concernant la Roumanie en Bulgarie et vice-versa a perceptiblement changé, ainsi que leur style. Comme le thème de l’Union européenne y est inévitablement présent dans l’agenda, pratiquement chaque numéro ou émission présentait une information sur la Roumanie, et respectivement sur la Bulgarie. La décision étant déjà prise, le caractère informatif commençait à prévaloir ; ainsi, les stéréotypes avaient toutes les chances de perdre un peu de leur résistance.

Aujourd’hui, les échanges au niveau politique et civil sont plus intenses que jamais. La Bulgarie et la Roumanie ont bénéficié des subventions du programme PHARE pour l’amélioration des relations transfrontalières. Seulement en 2004, la Bulgarie a reçu 8 millions d’euros. Les subventions ont été utilisées pour l’infrastructure de transport, projets écologiques, développement des ressources culturelles et touristiques à un niveau local. Un Centre interuniversitaire bulgaro-roumain, mais européen, a été créé à Roussé et Gurgiu.

Les représentations au quotidien. 2000 

Le Pacte de stabilité dans les Balkans est en vigueur depuis 1999. Mais que se passe-t-il au niveau des représentations quotidiennes? La méconnaissance mutuelle du voisin « balkanique », souvent, se réduit à des altercations furieuses « qui est en retard », par rapport à quoi – reste souvent flou. Fuir sa propre image de ressemblance, bien que procédé explicable, ne contribue en rien aux participations actives.

Le nombre des Bulgares qui ont visité la Roumanie et des Roumains qui ont visité la Bulgarie est insignifiant durant les dizaines d’années après 1989. Les stéréotypes du « voisin pauvre » ne jouent aucunement en faveur de la destination pour voyage touristique ou voyage d’affaires. Avant mon départ pour la Roumanie, les condoléances de la part de mes compatriotes sont généreuses. La tentative de ma part de leur présenter mon expérience qui démontre que les choses « ne vont pas pire qu’en Bulgarie » provoque un sourire sarcastique de méfiance qui me qualifie comme un « raté » social. Admettre que la comparaison avec la situation en Roumanie est possible, provoque la colère. Avant mon premier départ en 2000, je reçois quelques conseils de garder bien mes affaires parce que là, c’est à dire en Roumanie, «tout le monde vole beaucoup ».

La délivrance des visas ne facilite en rien les déplacements des personnes désireuses de tester leur image de la Roumanie. Dans ces pays de voisinage, le séjour sans visa des citoyens bulgares et roumains est limité à un mois; en comparaison, dans chaque pays de l’Union européenne, le même droit s’élève à trois mois. La procédure de délivrance de la carte de séjour est plus coûteuse et plus compliquée que l’obtention de statut dans un pays d’émigration convoité.

En Roumanie, on se révèle aussi compatissant si l’on ose avouer qu’on se rend en Bulgarie. Bien des personnes, cultivées et critiques vis-à-vis du régime Ceau_escu, n’arrivent apparemment pas à se débarrasser d’une supériorité « latine » inculquée par les manuels d’histoire. Ils avancent aisément l’explication que si la Bulgarie, qui est un pays slave, a réussi à avoir un niveau de vie plus élevé, cela prouve que l’expriment communiste démontre l’un de ses plus grands échecs en Roumanie.

La situation à la frontière bulgaro-roumaine au point de Roussé-Gurgiu et le train qui relie les deux pays représentent une «anthropologie » en miniature. L’épreuve que le voyage en train entre Bucarest et Sofia représente symboliquement – et hélas très pratiquement pour le voyageur – l’état de la communication et l’ouverture y participent. Les deux trains entre Sofia et Bucarest mettent un peu plus de 10 heures pour parcourir une distance de 500 kilomètres. Le train s’arrête une heure et demie pour un contrôle à Roussé et une heure à Gurgiu. Le voyage en voiture sur le Pont de l’amitié est une traversée de frontière «de luxe » - 40 dollars. Vaut mieux choisir donc le train. Sauf qu’un train ne ressemble pas à un train des réseaux internes respectifs. Les wagons à places assises ici sont particulièrement vétustes : une destination pareille le mérite… Au voyageur hivernal recroquevillé, les contrôleurs roumains expliquent que ce sont les Bulgares qui sont responsables, les Bulgares, eux, montrent du doigt les Roumains. Cela pourrait être un préjugé banal, si le problème ne découlait pas d’un manque d’uniformisation des systèmes de chauffage… Pour que le chauffage démarre, faut attendre le passage de la frontière. Faut Il faudra attendre encore un peu pour qu’un accord de synchronisation des systèmes de chauffage se réalise.

Le contingent essentiel de voyageurs dans les wagons à places assises deuxième classe est formé de chômeurs des deux villes frontalières (Roussé et Gurgiu) qui essaient de gagner leur vie avec de petits commerces au noir. Les commerçants bulgares sont souvent convaincus que leurs confrères, les Roumains, « sont irréguliers ». « Voilà, encore des Roumains irréguliers qu’on a fait descendre », me confie mon compagnon de compartiment; je regarde par la fenêtre, j’en remarque pas. Peut-être ils sont partis trop vite, je me vois obligée d’admettre…

Le lent passage sur le Pont de l’amitié. 2007 ? 

Depuis 2006, les taxes élevées pour le pont ont été supprimées ; à partir de 2007, les trains ne s’arrêteront plus qu’une heure deux fois ; même plusieurs lignes de bus existent entre Roussé et Gurgiu. Les tentations de rejet du «paquet » semblent bien loin ; et les informations sur des subventions de projets se font plus visibles et plus concrètes. Les détournements sémantiques, les considérations stéréotypiques perdront-il définitivement leurs contours et leurs publics ?

Novembre 2006. «La Roumanie a de nouveau une corruption encore plus élevée que nous » – titre d’un article [1] qui présente l’étude de Tr_nsp_rency international, sur l’index de corruption 2006 ; l’enquête porte d’ailleurs sur 163 pays. D’autres articles ont aussi choisi la comparaison du score de la Bulgarie et la Roumanie pour présenter l’index de corruption qui, sans doute, intéresse les investisseurs.

Juillet-août 2006. Les médias ont repris une information publiée sur le site du Ministère des affaires étrangères de Roumanie que la Bulgarie représente une destination touristique aussi dangereuse que l’Iran. Les médias bulgares, de leur part, citent en démenti des spécialistes selon lesquels les Roumains viennent de plus en plus nombreux passer leurs vacances en Bulgarie et que le littoral bulgare indique des cotes et des revenus 4 fois plus élevés que ceux du littoral roumain.

Les dévalorisations mutuelles risquent-elles de se voir réitérées, cette fois délavées de leurs nuances symboliques et revêtues de coloris pragmatiques ? Dans cette optique, l’interprétation de l’impasse des négociations d’antan au sujet de la construction du deuxième pont Vidin-Kalafat et la relance récente du projet seront forcément économiques.

* Svetlana DIMITROVA est sociologue, EHESS, Association Cultur’Europe, Paris

[1] www.news.bg