De Riga la germanique à Riga la lettone

En 2001, la Lettonie a célébré le 800e anniversaire de la création de sa capitale. Cette célébration a symbolisé l'appropriation par les Lettons de cette ville fondée par les Germaniques et occupée tout au long des siècles par plusieurs Etats voisins. Elle est apparue comme une revanche lettone sur les dominations passées, et a marqué la volonté des habitants d'assumer ce passé sans être liés par lui.


Cet anniversaire a en effet rappelé qu'en 1201 l'évêque Albert de Buxhoevden, prince de l'Eglise germanique, fonda non loin de l'embouchure de la Daugava une cité qu'il appela Riga. Mais quelle Riga ont célébré les Lettons durant l'été 2001? Est-ce la Riga germanique de l'évêque Albert? Est-ce Riga - premier port de l'Empire russe, ou Riga - centre industriel essentiel de l'Union soviétique? Ou bien est-ce la Riga qui ne fut officiellement lettone que pendant vingt ans, entre les deux Guerres mondiales, et depuis 1991?

Une capitale constante

A travers tous ces avatars, quelques permanences apparaissent: le nom de la ville est demeuré le même sous tous les régimes alors que, dans les pays baltiques, la plupart des cités ont reçu deux et même trois noms (allemands, russes ou locaux). De même, Riga est restée capitale sous toutes les occupations, allemande, suédoise, polonaise, russe ou soviétique: c'est qu'elle était avant tout un port, relié depuis 1282 au réseau de la Hanse, protégé de la concurrence par l'interdit qu'Albert avait jeté sur tous les autres ports au prétexte qu'ils étaient "païens". Quant à Saint-Pétersbourg, fondée en 1703 seulement, elle est plus fréquemment que Riga prise par les glaces.

Vers le port de Riga arrivaient de l'Ouest des bateaux chargés de sel, de caques de harengs, d'épices, de tissus ou d'objets en métal; vers l'Ouest partaient des cargaisons de céréales, de bois, de chanvre, de suif, de cire, de lin, d'ambre aussi et surtout des fourrures achetées en Pologne, en Russie ou en Lituanie.

Les commerçants allemands étaient intéressés au développement de la ville, afin d'accroître leurs affaires. C'est pourquoi ils ont laissé libre l'installation des autochtones qui affluaient dans la cité; elle avait grand besoin de main-d'œuvre dans tous les métiers, et ils échappaient au servage introduit dans les campagnes par les descendants des moines-chevaliers, plus connus sous le nom de Barons baltes. Bien qu'ils fussent privés de tous les droits politiques réservés aux Allemands, ils y trouvaient du travail libre. Par sa richesse, Riga devint très vite un objet de convoitise pour les principautés et les royaumes voisins.

Qui tient Riga, tient la Baltique…

... et tient aussi, avec la Daugava, tout le commerce avec les voisins russes de Novgorod et de Pskov.

Après la victoire sur les Suédois à Poltava en 1709, la Russie imposa sa domination sur la région jusqu'à la Première Guerre mondiale, deux siècles pendant lesquels Riga connut une extension permanente, malgré les conflits et les épidémies. L'expansion est d'abord commerciale: Riga sera jusqu'au 18e siècle le premier port de l'Empire russe. Avec les échanges vient la richesse et avec la richesse le goût du confort et même du luxe, ce qui accroît encore les échanges avec toute l'Europe, avec l'Allemagne et la Grande-Bretagne surtout.

L'expansion commerciale soutient une expansion économique: partout autour de la ville se construisent des ateliers, puis des usines. Les bureaux et les entreprises se multiplient dans la ville qui étouffe dans ses remparts. En 1852, ceux-ci sont détruits et remplacés par des jardins qui, aujourd'hui encore, délimitent le centre historique de la ville. Celle-ci, en deux décennies (de 1860 à 1880) quadruple sa surface, repoussant plus loin les quartiers ouvriers qui s'étaient édifiés anarchiquement au-delà des douves.

Riga s'éveille au nationalisme

Dans la Riga de la deuxième moitié du 19e siècle, les Allemands sont encore majoritaires: ils représentent 50% de la population, contre 25% pour les Russes et 24% pour les Lettons. Ces derniers forment l'essentiel du prolétariat ouvrier de ces faubourgs qui n'en finissent pas d'être absorbés par la ville qui s'étale; ils sont sans cesse rejetés plus loin au Nord ou sur la rive gauche de la Daugava, où l'expansion industrielle est le plus visible.

En ville existe maintenant une bourgeoisie lettone qui se lance dans les affaires et, souvent, y prospère; ses enfants font des études supérieures en allemand à Dorpat-Tartu, ou en russe à Saint-Pétersbourg. En 1913, la ville comptera 517 000 habitants.

Dans les rues, si l'allemand domine, on commence à entendre parler letton. La deuxième moitié du 19e siècle est, avec la progression de la bourgeoisie, l'époque de l'émergence d'un certain nationalisme, qui se manifeste par la fondation de journaux rédigés en letton et par l'apparition des premières œuvres littéraires et artistiques réalisées par des écrivains ou des artistes qui se revendiquent comme lettons. Ce nationalisme est paradoxalement aidé par la politique de russification menée par Saint-Pétersbourg, qui se défie de l'Allemagne de Bismarck. Tant que la langue allemande était omniprésente, le letton n'avait que peu de chance de se trouver une place. Mais, dès lors que le gouvernement russe a contesté le monopole allemand, le letton a pu se glisser entre les deux langues, comme en témoigne alors la multiplication des associations au sein desquelles la langue d'usage est le letton.

Riga la lettone

Le 20e siècle apporte bien des changements dans la vie de la cité. Après la Révolution de 1905, qui voit se multiplier les grèves d'une population ouvrière devenue une force politique nouvelle, Riga va devenir pendant la Première Guerre mondiale une ville du front. Elle change souvent de mains: après l'armée russe, ce sont les troupes allemandes qui l'occupent, les bolcheviks ensuite, puis les corps-francs allemands, avant que ne revienne enfin au pouvoir le nouveau gouvernement letton, qui proclame en 1918 l'indépendance du pays.

Les conséquences de la guerre sont graves: si les destructions matérielles sont relativement minimes, Riga, deuxième port de l'Empire russe, devient une capitale trop grande pour un petit Etat: elle a perdu les trois quarts de ses habitants pendant la guerre, et n'en retrouve alors qu'une partie (de 513.000 habitants avant guerre, sa population passe à 385.000 en 1935). Elle ne rassemble plus alors que 1/5e de la population du pays. Les Lettons sont majoritaires chez eux, représentant 63% des citadins. Les Juifs contribuent à 12% de la population lettone, les Allemands 10%, les Russes 8% et les Polonais 4% . Pendant les vingt années que va durer la première indépendance, les Allemands, les Juifs et les Russes vont garder la plus grande part du pouvoir économique, tout en ayant perdu le pouvoir politique.

L'énorme centre industriel est privé du marché russe et, avec lui, des sources d'énergie dont la nouvelle République est dépourvue. Le trafic du port, principale source de richesse, passe de 4.200.000 tonnes en 1913, à 116.000 en 1919, soit près de trente fois moins. Dépeuplée, fonctionnant en deçà de ses capacités, Riga reste néanmoins l'orgueil des Lettons par sa beauté, ses monuments, ses belles avenues larges et droites. Elle est leur capitale, qui possède désormais une université, un conservatoire, une académie des Beaux-Arts, un opéra...

Riga la soviétique

Après la Deuxième Guerre mondiale et l'annexion de la Lettonie indépendante par l'Union soviétique, Riga devient l'un des centres industriels les plus importants de l'URSS en raison de sa situation et de la qualité de sa main-d'œuvre. La population augmente rapidement et passe de 450.000 habitants en 1950 à plus de 900.000 en 1985, au prix d'une terrible crise du logement et en dépit de la construction d'immenses faubourgs à la soviétique. L'afflux de très nombreux ouvriers et ingénieurs soviétiques s'explique par la spécialisation de Riga dans l'industrie d'avant-garde, alimentée par le pétrole russe puis, à partir de 1985, par la centrale nucléaire lituanienne d'Ignalina.

La population lettone est redevenue minoritaire dans la capitale: on n'y trouve plus d'Allemands (les derniers sont partis durant l'hiver 1940/1941), plus de Juifs non plus (ils ont été exterminés pendant la guerre), mais en revanche les russophones y sont de plus en plus nombreux. Les Lettons de la capitale ne sont plus que 45% en 1959, et 36% en 1969. Aux techniciens soviétiques s'ajoutent de très nombreux touristes russes attirés par la douceur du climat, par la beauté de la ville et, peut-être avant tout, par le parfum d'Occident que l'on peut alors malgré tout y respirer. Riga redevient une ville riche, parce que le développement de l'industrie électronique civile et militaire assure un niveau de vie, certes médiocre à nos yeux occidentaux, mais très supérieur à ce que connaît le reste de l'URSS.

L'augmentation de la population n'est pas due à la natalité -c'est même un gros problème dans ce pays où la population indigène diminue-, mais à l'afflux des travailleurs immigrés qu'attire la perspective de bons salaires. La plupart vont rester, si bien que c'est dans un pays où 43% des habitants sont russophones, que les Lettons vont réussir à restaurer l'indépendance en 1991. Ces "étrangers" sont encore plus de 31% treize ans plus tard.

Ré-appropriation de Riga par les Lettons

Poumon économique de la Lettonie, drainant les forces vives d'un pays dont elle fait la richesse, Riga regroupe aujourd'hui un tiers de la population lettone. Elle demeure sans rivale: Liépaja, qui fut un important port d'attache de la marine russe et soviétique, vit sur ses souvenirs; Daugavpils, où les Russes sont particulièrement nombreux, souffre de sa position excentrée. Aucune ville en Lettonie ne peut équilibrer le poids de cette capitale, vers laquelle convergent les réseaux routiers et ferroviaires; les cités les plus peuplées n'ont qu'une importance locale et pèsent peu face à Riga.

Surtout, aujourd'hui, Riga est redevenue une ville lettone. Toutes les inscriptions, toutes les plaques de rues sont en letton. Il est vrai que, dans les magasins comme dans les rues, on entend encore parler russe et que deux populations coexistent sans vraiment se mêler, bien que les mariages "mixtes" soient ici plus fréquents qu'en Estonie ou en Lituanie. Mais la proclamation de l'indépendance en 1991 a marqué le début d'une lente ré-appropriation de la ville par les Lettons. Ceux-ci, en rejetant tous les noms de rue soviétiques, en rétablissant le nom de la rue Alberta -en hommage au fondateur de cette cité-, ou en reconstruisant une partie du patrimoine allemand détruit pendant la guerre (le château de Riga, la Maison des Têtes noires…), ont voulu, semble-t-il, faire leur ce patrimoine, défiant ainsi les Russes qui, par exemple, avaient toujours refusé de reconstruire les monuments allemands.

Par Suzanne CHAMPONNOIS et François de LABRIOLLE