Décommunisation en Europe centrale et orientale: la Lituanie mise à l’index

Comme d'autres pays d'Europe centrale et orientale, la Lituanie a adopté une « loi de lustration » à la fin des années 1990 : les citoyens ayant collaboré avec les services de sécurité soviétiques ont dû se faire connaître auprès des autorités, qui ont pu les empêcher d'assurer certaines fonctions. La Cour européenne des droits de l'Homme, saisie par deux anciens collaborateurs du KGB licenciés à ce titre, a rendu en juillet 2004 son jugement: la Lituanie a été condamnée.


Le 28 juillet 2004, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a reconnu le fait de discrimination à l'égard de deux citoyens lituaniens, ex-agents du KGB. Par cinq voix contre deux, les juges ont estimé que l'interdiction professionnelle de dix ans décrétée par les autorités lituaniennes à l'encontre de Juozas Sidabras et de Kiastutis Dziautas représentait une violation de l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'Homme (interdiction de la discrimination).

Présomption de « manque de loyauté »

Né en 1951, Juozas Sidabras travaille pour la branche lituanienne du KGB de 1975 à 1986. Après la restauration de l'indépendance du pays, il assure la fonction d'inspecteur dans les services du fisc. Kiastutis Dziautas, né en 1962, travaille lui aussi pour les services de sécurité soviétiques, de 1985 à 1991. A partir de 1991, il est employé comme procureur par le Parquet général de Lituanie, se spécialisant dans les affaires de crime organisé et de corruption. En mai 1999, en tant qu'« anciens agents du KGB », ils sont tous deux soumis à des restrictions d'emploi au titre de l'article 2 de la loi de 1999 sur « l'évaluation du Comité soviétique pour la sécurité d'Etat (NKVD, NKGB, MGB, KGB) et sur les activités présentes des agents permanents de l'Organisation ». J. Sidabras et K. Dziautas sont non seulement démis de leurs fonctions, mais se voient interdire aussi de travailler dans la fonction publique et dans divers domaines du secteur privé, jusqu'en 2009.

Les deux hommes entament alors une procédure devant les juridictions administratives, arguant de l'illégalité de leur renvoi(1). Le 6 août 1999, le tribunal administratif supérieur accueille la demande de K. Dziautas et le rétablit dans ses fonctions ; mais, le 25 octobre 1999, à la suite d'un recours des autorités des services de renseignement lituaniens, la Cour d'appel annule cette décision. K. Dziautas saisit en vain la Cour suprême. Le 9 septembre 1999, le tribunal administratif supérieur déclare que le renvoi de J. Sidabras est justifié, et les recours de l'intéressé contre cette décision restent lettre morte.

J. Sidabras et K. Dziautas introduisent des requêtes devant la CEDH, respectivement le 29 novembre 1999 et le 5 juillet 2000. La Cour les déclare en partie recevables le 1er juillet 2003. Les requérants soulignent notamment le fait qu'ils avaient quitté le KGB de nombreuses années avant l'entrée en vigueur de la loi de 1999. J. Sidabras invoque son implication dans diverses activités visant à promouvoir l'indépendance de la Lituanie, tandis que K. Dziautas insiste sur le fait qu'il a été, à plusieurs reprises, décoré pour ses enquêtes sur des infractions relevant en particulier de crimes contre l'Etat. Ils tentent ainsi de se prémunir contre la présomption de « manque de loyauté » envers l'Etat, qui justifie le plus souvent l'application de la loi de lustration.

A quoi sert la lustration ?

La lustration consiste à mettre en lumière le passé totalitaire des personnes qui occupent ou pourraient occuper des postes importants (a priori publics mais pas seulement) dans le nouvel Etat démocratique, des liens trop « intimes » avec ce régime totalitaire étant considérés comme une menace potentielle. Le but déclaré des lois de lustration, et reconnu comme légitime notamment par la CEDH, est donc avant tout préventif : durant une première période, la démocratie des pays d'Europe centrale et orientale étant jugée trop fragile, elle nécessitait d'être consolidée. A cette étape, que Jiri Malenovsky(2) , juge à la Cour constitutionnelle tchèque, qualifie de « quarantaine post-natale », le KGB en tant qu'institution était vu comme une menace pour la démocratie. Dans certains États comme la Lituanie, dont l'existence même avait été niée par l'occupation soviétique, le KGB était même perçu comme un danger pour la pérennité de la construction étatique.

Autre objectif des lois de lustrations : encourager le remplacement des anciennes élites, totalitaires, par de nouvelles, démocratiques. Si, dans les couloirs des ministères, notamment des Etats baltes, la moyenne d'âge frôle les 30 ans, ce n'est par tendance au « jeunisme », mais parce que l'enjeu est bien souvent de placer à la tête des structures étatiques des élites vierges de toute compromission antérieure. A cet impératif se mêle le besoin d'une « épuration rituelle » de la société post-communiste (selon les termes de J. Malenovsky), destinée à restaurer la confiance des gens en la justice et en l'Etat, et donc nécessaire au maintien de la paix sociale. Ce désir de « justice » répond à la nécessité de rétablir la morale et la vérité dans la vie publique comme fondements de la démocratie. Il traduit aussi la volonté de désigner les responsables des maux de la transition, afin de canaliser les frustrations(3). Ceci n'a pas forcément à voir avec la haine ou la vengeance, et les lois de lustration ont d'ailleurs pour certaines d'entre elles (particulièrement en Lituanie) été adoptées avec recul, dans un contexte où les passions s'étaient quelque peu évanouies et les nouvelles structures de la société déjà suffisamment consolidées; il est toutefois évident que l'idée que le KGB est toujours là, infiltré dans la société, ne doit pas être négligée.

Autant de pays, autant de lois

Bon nombre de pays d'Europe centrale et orientale, ainsi que l'Allemagne, ont introduit dans leur corpus législatif des règles de lustration. Elles diffèrent en fonction de la perception qu'avait chaque Etat, au moment où il a adopté sa loi, du stade de consolidation et de stabilité de sa démocratie.

Les lois de lustration ont été adoptées plus ou moins rapidement: en 1990, dans le Traité d'unification pour l'Allemagne, le 4 octobre 1991 en Tchécoslovaquie, le 9 décembre 1992 en Bulgarie (loi annulée le 3 avril 1995), le 9 mars 1994 en Hongrie, les 22 septembre et 30 novembre 1995 en Albanie, ou encore le 11 avril 1997 en Pologne. Les lois allemande et tchécoslovaque sont réputées radicales (ce sont aussi les premières) et ont été largement discutées, tant sur le sol national qu'à l'étranger. On a parlé à leur propos de chasse aux sorcières, de maccarthysme et de boucs émissaires, tandis que leurs partisans s'indignaient de ces commentaires, notant que les critiques n'exprimaient pas de doutes similaires concernant la dénazification ou la défascisation des pays vaincus de la Seconde guerre mondiale, ou l'épuration de la France d'après Vichy. La loi hongroise, en revanche, est beaucoup plus modérée.

En Lituanie, l'adoption de la loi a été chaotique. Discuté dès 1991, le projet a été abandonné de 1992 à 1996, avant d'être de nouveau évoqué. Adoptée en première lecture le 16 juillet 1998 par le Parlement, la loi a été renvoyée par le Président Valdas Adamkus et amendée en avril 1999. Elle a été largement soutenue par le Parti conservateur et Vytautas Landsbergis, alors que l'opinion publique lituanienne y était moins favorable. Le 14 janvier 1999, le gouvernement lituanien a publié la liste des emplois interdits aux anciens guébistes (les simples informateurs du KGB ne sont pas concernés): outre l'administration (nationale et municipale), leur est fermé l'accès aux centrales électriques, aux compagnies aériennes, portuaires, de chemins de fer et de distribution de gaz, aux tribunaux et aux établissements d'enseignement public ; certains emplois privés (dans le secteur bancaire, les sociétés de sécurité, etc.) sont également prohibés.

Les autorités estimaient alors que 4 000 personnes pourraient être concernées par ces restrictions. En outre, en novembre 1999, le Parlement lituanien a adopté, à 57 voix contre 6, une autre loi de lustration, aux termes de laquelle tous les anciens collaborateurs du KGB devaient se déclarer auprès d'une commission spéciale, d'ici le 5 août 2000. Environ 1 500 Lituaniens ont fait état de leurs services passés.

Pour l'historien lituanien Arvydas Anusauskas, qui dirige le Département d'investigation sur le génocide et la résistance, ce corpus législatif, s'il était nécessaire, s'est toutefois révélé inefficace parce qu'il a privilégié la traque de personnes ayant collaboré très épisodiquement avec les services de sécurité, alors que seul un quart des employés réguliers du KGB a été réellement identifié.

Que reproche la CEDH à la Lituanie ?

Dans sa décision de juillet 2004, la CEDH a statué que les autorités lituaniennes devaient verser à chacun des demandeurs 7 000 euros de dommages et intérêts et payer leurs frais de justice. La Cour a bien admis que les activités du KGB étaient contraires aux principes garantis par la Constitution lituanienne ou par la Convention européenne des droits de l'Homme. Elle a noté en outre que des législations similaires ont été instaurées dans plusieurs autres Etats ayant ratifié la Convention, qui ont réussi à sortir d'un régime totalitaire. Elle a donc admis que les buts poursuivis par la loi de 1999 étaient légitimes: protection de la sécurité nationale, de l'ordre public, du bien-être économique du pays et des droits et libertés d'autrui.

Mais, de l'avis des juges, l'interdiction faite aux anciens agents du KGB d'occuper des postes non seulement dans les établissements publics, mais aussi dans le secteur privé, n'est pas justifiée. La Cour a relevé que les plaignants ont subi un traitement différent de celui auquel sont soumis en Lituanie ceux n'ayant pas travaillé pour le KGB et qui, en conséquence, ne connaissent pas de restriction fondée sur leur loyauté ou manque de loyauté à l'égard de l'Etat quant au choix de leurs activités professionnelles ou à leurs perspectives d'emploi. Les juges ont noté l'ambiguïté de la loi sur les domaines du secteur privé: hormis quelques références précises (juristes, notaires, détectives privés), la loi ne propose pas de définition des emplois, fonctions ou tâches spécifiques à interdire aux anciens agents du KGB.

Dès lors, ils ont estimé qu'il était impossible d'établir un lien raisonnable entre les emplois visés et les buts légitimes poursuivis par l'interdiction d'occuper ces postes. Ils ont aussi souligné le manque de garanties suffisantes permettant d'éviter la discrimination et ont arrêté que l'étiquette d'ex-agents du KGB collée aux plaignants représentait une atteinte incontestable à leur réputation et au droit à la protection de la vie privée, consacrée par la Convention européenne des droits de l'Homme (article 8).

Enfin, la Cour a également tenu compte du fait que la loi a pris effet presque dix ans après la déclaration d'indépendance de la Lituanie: les restrictions imposées aux requérants quant à leurs activités professionnelles ont ainsi eu lieu respectivement 13 ans (J. Sidabras) et 9 ans (K. Dziautas) après leur départ du KGB. La CEDH a donc conclu à l'aspect disproportionné de la mesure, « même si l'on a égard à la légitimité des buts qu'elle poursuivait ». Au lendemain de la décision de la Cour européenne, le député Julius Sabatauskas, membre du Parti social-démocrate, a annoncé son intention de créer un groupe de travail chargé de réfléchir aux modifications à apporter à la loi, si possible avant les échéances législatives d'octobre 2004.

Le cas lituanien, qui pourrait constituer un précédent pour des affaires similaires dans d'autres pays d'Europe centrale et orientale, illustre sans doute assez bien la contradiction à laquelle ils sont confrontés: les lois de lustration sont le résultat pratique des efforts opérés par ces pays en vue de satisfaire au besoin social de faire face à leur passé totalitaire, et en même temps de ne pas violer les principes de l'Etat de droit sur lesquels la société démocratique est érigée. Pour J. Malenovsky, la synthèse de ces deux exigences n'est pas très éloignée de la métaphore de l'union irréalisable de l'eau et du feu.

Par Céline BAYOU

Vignette : arrêt n°382 du 27 juillet 2004 de la CEDH.

Notes :

(1) J. Sidabras soutient qu'il n'a été impliqué que dans des activités relevant du contre-espionnage ou de l'idéologie lorsqu'il a travaillé pour le KGB. K. Dziautas a déclaré que, de 1985 à 1990, il n'avait fait qu'étudier dans une école supérieure du KGB à Moscou et que, en 1990-1991, il a travaillé pour le KGB en tant qu'informateur auprès des services de renseignement lituaniens, ce qui, selon lui, relève des exceptions prévues par la loi.
(2) Jiri Malenovksy, « Les lois de "lustration" en Europe centrale et orientale : une "mission impossible" ? », Revue québécoise de droit international, n° 13-1, 2000.
(3) Alexander Smolar, « Les aventures de la décommunisation », Critique internationale, n° 5, automne 1999.

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