«Des cris qui viennent de l’Est, et qui sont douloureux ». Entretien avec Letitia Ilea, poète roumaine francophone.

Rencontre avec Letitia Ilea, lors du Salon du Livre qui s’est déroulé du 17 au 22 mars 2006 à Paris et honorait cette année la Francophonie. Née en 1967 en Roumanie, Letitia Ilea traduit elle-même ses textes vers le français, langue qu’elle enseigne par ailleurs. Invitée par le Centre International de poésie de Marseille en 2004 et par les Belles Etrangères en Roumanie en 2005, elle présente aujourd’hui son nouvel ouvrage, Est-Cris, quinze poèmes en roumain et français, ces derniers écrits ou traduits par l’auteur. Souvent à la première personne, ils évoquent la banalité du quotidien avec une distance ironique, parfois violente.


Letitia Ilea, poète roumaine francophoneRSE : Née en Roumanie, vous êtes professeur de français dans votre pays. Pouvez-nous en dire un peu plus sur votre rapport à cette langue ?

Letitia Ilea : J’ai appris le français presque comme une langue maternelle. C’est mon père qui me l’a enseigné, quand j’avais cinq ans environ. Entre le français et moi, c’est l’histoire d’une passion, d’une relation amoureuse.

Comment définissez-vous cette relation amoureuse ?

J’ai d’abord beaucoup aimé le français car j’adorais mon père. C’est grâce à lui que tout cela est arrivé. Et puis, plus tard, j’ai découvert et aimé les écrivains français, notamment les existentialistes.

Vous participez au Salon du Livre, qui célèbre cette année la francophonie. Qu’est-ce que cela veut dire pour vous ?

C’est d’abord un grand honneur pour moi d’être présente. Sur quarante auteurs francophones invités, je suis le seul écrivain roumain.
Au cours de ce Salon, j’aimerais avoir l’occasion de parler de la Roumanie et des écrivains roumains. Je voudrais faire savoir que la Roumanie n’est pas seulement le pays de Ceaucescu et des enfants de rue. La Roumanie porte en elle une culture considérable, insuffisamment connue. Certains auteurs roumains sont traduits en français mais pas tous, beaucoup sont encore à traduire. Ceci constitue une perte pour les deux pays, pour les deux cultures.

Vous écrivez à la fois en roumain et en français, comment cela se décide-t-il ?

Le premier vers vient soit en français, soit en roumain. Cela ne s’explique pas. J’ai l’impression d’une lutte permanente entre les deux langues. Pour moi, le français est une contrée merveilleuse et étrangère. Certaines choses doivent être écrites en français et d’autres en roumain. C’est comme lorsque vous «savez» que certaines choses doivent être écrites en prose et d’autres en vers. Il s’agit d’un mécanisme inconnu.

Y a-t-il des choses que vous ne parvenez pas à écrire en français, et inversement ?

Ma moindre connaissance du français est un frein, il est évident que je m’exprime mieux en roumain. Mais, depuis deux ans, je fais l’expérience de la traduction en français de mes propres poèmes. Il m’arrive alors, d’ailleurs, de changer un peu le texte. S’agissant de mes propres textes, je peux me permettre ces quelques modifications.

Comment partagez-vous votre temps entre la France et la Roumanie ?

Je ne viens en France que si je suis invitée et hébergée par un organisme. Sinon, je n’ai pas les moyens de me loger. De retour en Roumanie, je rattrape les cours que j’ai dû supprimer du fait de mon séjour en France.

En règle générale, comme êtes-vous accueillie en France ?

J’ai toujours été très bien accueillie. A chaque fois, j’ai ressenti une grande amitié pour la Roumanie de la part de la France, surtout après 1989 ; même si, depuis, j’ai l’impression que cet enthousiasme diminue un peu. Mais attention, même si j’écris en français, je reste un écrivain roumain !

Vous rédigez actuellement une thèse sur Boris Vian.

Oui, normalement, je la terminerai d’ici deux ou trois ans. Je travaille sur L’univers poétique de Boris Vian. J’étudie ses poèmes, ses chansons et ses romans, je cherche tous les éléments poétiques qui s’y trouvent. Je m’y suis intéressée car sa vision non conformiste, que ce soit dans les domaines scientifiques ou littéraires, me plaisait. Sa recherche de lui-même est une constante dans son œuvre.

Quand vous pensez aux chansons de Boris Vian, qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ?

Une bonne paire de claques !

Comment avez-vous été amenée à être hébergée durant trois mois au Centre International de Poésie de Marseille ?

J’ai appris l’existence du Centre International de Poésie et j’ai envoyé deux ou trois traductions de mes textes par courrier électronique. Le Centre reçoit quatre auteurs par an et j’ai été choisie. Ce n’est que par la suite que j’ai appris que 100 à 150 demandes d’hébergement sont formulées chaque année. Je crois que, sur le moment, je n’ai pas réalisé ma chance.

Votre ouvrage, Terrasses, a été écrit à Marseille.

Oui, Terrasses a été écrit là-bas, directement en français. Ce sont quarante-cinq morceaux de prose courte qui portent le nom des bars où ils ont été écrits. Presque tous les cafés se trouvent sur le vieux port. J’y retourne à la fin du mois de mars, à l’occasion d’une soirée de poésie roumaine à laquelle je suis conviée.

Dans cet ouvrage, vous utilisez des phrases courtes qui évoquent un certain mal de vivre et une solitude. Ce sont les vôtres ?

Oui, cette solitude et ce mal de vivre sortent de moi. Nous sommes tous seuls, même au milieu des autres. J’essaie de faire avec mon mal de vivre. Ces phrases courtes et saccadées sont une violence qui tente de s’opposer à la violence du monde que je ressens douloureusement. Je suis solitaire, mélancolique mais aussi sociable.

Après le Salon, quels sont vos projets ?

Je travaille à une anthologie de poésie roumaine en français. Je viens de terminer la traduction d’un poète roumain qui vit en Allemagne, Andreï Zanca, pour lequel j’espère trouver un éditeur français. Après, j’ai d’autres projets qui concernent mes propres créations. Il s’agira plutôt de poèmes.

Aujourd’hui, vous signez votre ouvrage, Est-Cris.

Il s’agit de quinze poèmes roumains traduits en français. J’ai eu la chance de rencontrer Wanda Mihuleac, qui a illustré mes poèmes. C’est une rencontre rare et précieuse. Le titre fait référence à des écrits mais aussi à des cris, des cris qui viennent de l’Est et qui sont douloureux.

Propos recueillis par Julie GOUAZE

 

Les œuvres de Letitia Ilea disponibles en français : Ce matin, in «Douze écrivains roumains», Anthologie Les Belles Etrangères, Editions L’Inventaire, 2005. Apprivoiser le silence, Editions Autres Temps, 2005. Le premier vers, in «L’invention du livre», Editions Meet, 2005. Terrasses, Editions Centre international de poésie de Marseille, 2005. Lorsque je suis née, Revue Europe, n° 894, octobre 2003.