Édito Dossier : «Des lieux hors du monde: les îles à l’Est»

L’île évoque immanquablement l’idée d’isolement, que celui-ci soit recherché, subi ou utilisé par l’homme. Lieu hors du monde, elle peut néanmoins aussi renvoyer au lien, réel ou figuré, entre deux mondes. Paradis ou enfer, lieu de vie ou de survie, l’île alimente le mythe.


Les îles à l’Est, qu’elles soient maritimes ou fluviales, n’échappent pas à la règle. Chacune, avec son histoire propre, se voit placée en marge ou au centre de mondes tangibles mais aussi imaginaires qui leur sont associés.

Leur position d’entre-deux en fait des points de croisement de plusieurs mondes, qu’elles soient disputées comme l’île des Serpents –revendiquée à la fois par Kiev et par Bucarest– ou l’objet de tensions larvées –comme l’île Sakhaline où Russes et Japonais donnent l'impression qu'ils se partagent l'île. Mais elles peuvent également jouer un rôle d’entre-deux époques, comme le montre la mise en valeur actuelle du glorieux passé de l’île ukrainienne de Khortytsia. Entourées d’eau, les îles relèvent aussi symboliquement de l’élément liquide, comme celles des deltas, territoires eux-mêmes fluctuants. Elles imposent à leurs habitants des contraintes de déplacement, puisqu’il faut bien passer d’un monde à l’autre ; le cas de Saint-Pétersbourg montre que ces passages ne sont pas sans effet sur le psychisme des insulaires.

Les îles sont aussi l’occasion de (se) mettre à l’abri du monde. Certaines sont perçues comme des lieux de villégiature exceptionnels, ce qui fut un moment le cas de l’île danubienne aujourd’hui engloutie d’Ada Kaleh. D’autres ont pu être utilisées pour des fonctions défensives et militaires –comme les « Perles croates de l’Adriatique » ou l’île de Dauvavgrīva censée protéger Riga– et peiner à se réinsérer dans un tissu civil plus commun (toujours à l’abri mais pour raisons touristiques par exemple) même s’il faut sans doute se méfier de l’image parfois erronée de ce lieu qui permettrait de s’extraire du monde. L’île croate de Hvar en est une bonne illustration.

Car, finalement, l’île se trouve souvent reliée au monde, pour le meilleur ou pour le pire. Le tourisme sur l’île croate de Vis en fait un « abri » relié deux fois par jour par ferry ; l’île de la Nouvelle Hollande, à Saint-Pétersbourg, se cherche un rôle au sein de la métropole. Quant à l’île-prison de Goli-Otok, en Croatie, elle balance entre souvenirs de la période tragique pendant laquelle elle s’est trouvée extraite du regard du monde pour abriter un pénitentiaire et promotion d’un tourisme souhaité car pourvoyeur d’argent. Quant à l’île où se trouve Kronstadt, presque à son corps défendant, elle se trouve désormais reliée à la terre par deux bras de digue et de ponts qui ont brisé son insularité.

Car les îles, par leur isolement précisément, inquiètent aussi. Lieux de l’étrange, elles apparaissent souvent comme des objets autonomes et non maîtrisables. Le navire, le pont, le tunnel, en les reliant, les rattachent au monde connu.
Un écrivain russe a illustré cette angoisse de l’altérité insulaire mieux que quiconque sans doute, en choisissant l’option inverse, à savoir le rejet. Dans son roman Pétersbourg, Andreï Biély évoque le « dimanche rouge » du 9 janvier 1905, qui vit la répression sanglante d’une manifestation pacifique de près de 20 000 ouvriers venus vers le Palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg –lui-même situé sur la terre ferme– pour présenter une supplique au Tsar. Les fusillades eurent alors pour objectif d’empêcher la foule de traverser les ponts pour s’approcher du Palais. Terrifié par cette masse qui incarne le vivier de la révolution à venir, le personnage de Biély rejette les îles dans un ailleurs hors de sa propre réalité, et souhaite que les ponts soient coupés afin d’éloigner ce monde menaçant : « ô hommes russes ! Ne laissez pas échapper de leurs îles ces foules d’ombres. Déjà au travers des eaux léthéennes, sont lancés des ponts noirs et humides. Ah ! pouvoir les démolir! Trop tard… »[1], s’écrie son héros.

Note :
[1] Andreï Biély, Pétersbourg, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1967, p. 27.

Vignette : Saint-Pétersbourg (© Céline Bayou, août 2014)

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