Edouard LIMONOV, la révolution jusqu’à l’échafaud

Edouard Limonov, le tapageur écrivain russe, vient de présenter, son dernier livre: D'une Prison à l'Autre. Ecrit lors de son incarcération, cet ouvrage s'ajoute à sept autres, dont Le Livre de l'Eau (Kniga Vody) et L'Autre Russie (Drougaia Rossia).


Bientôt un quart de siècle d'écriture et, d'un bout à l'autre de l'œuvre, une présence: Edouard Limonov! Aujourd'hui, rédacteur en chef d'un brûlot tout aussi "gauchiste" que "nationaliste de droite", Limonka, également leader du "Parti National Bolchevique", il espère toujours faire sa révolution.

"J'espère bien lutter encore 30 ans contre le régime actuel !" Un an après sa sortie de prison, Edouard Limonov, bien qu'en liberté conditionnelle, a repris le combat. Jean, pull et caban noirs, l'œil quadranglé par les lunettes typiques de l'intellectuel russe, le révolutionnaire sexagénaire dédicaçait le 24 avril 2004 sa dernière œuvre, D'une Prison à l'Autre. Dans le sous-sol enfumé d'un café littéraire branché de Moscou, une centaine de personnes, de l'étudiante au père de famille, est venue l'écouter. L'écrivain de l'avant-garde littéraire russe des années 70 suscite toujours l'intérêt!

A l'âge de 15 ans, l'adolescent déluré, né Savenko, écrit ses premiers poèmes. Très vite, il quitte son Kharkov de jeunesse, ville industrielle d'Ukraine, ainsi que sa première femme, Anna Rubinstein (peintre expressionniste), et part à la conquête de Moscou. Il commence par confectionner des pantalons, fréquente la bohème littéraire et épouse sa deuxième femme, Hélène Chapova.

En 1973, le KGB l'invite à devenir informateur. L'intéressé refuse. Selon ses dires, il est aussitôt convié à quitter Moscou ou l'URSS. Le ton de ses poèmes dérange, le dissident poétique ne trouve pas sa place. Il émigre un an plus tard aux Etats-Unis.

Désillusions occidentales

Edouard Limonov débarque sans un kopeck à New-York. La belle Hélène le quitte et son cauchemar commence. Pendant un an, il travaille pour un journal émigré, mais coupe bientôt les ponts avec le cercle des dissidents.

Il fréquente les bas-fonds de la Grosse Pomme et subsiste à grand peine avec une misérable allocation. En 1979, le solitaire fait son entrée sur la scène littéraire internationale avec son premier et meilleur roman, Le poète russe préfère les grands nègres. Il décrit sa chute libre au cœur d'une ville qu'il arpente avec en tête de saugrenues lubies sexuelles. L'Amérique apparaît cruelle, vicelarde: sordide désillusion de l'Occident.

Soldé d'infâme et de dégoûtant par la critique soviétique, le profane ouvrage ne trouvera pas sa place dans l'URSS de Brejnev. Peu importe, la bombe est lancée! Perversion et déviance éclaboussent la convenance. Le narrateur utilise le langage de la rue. Son ton désabusé piétine les habitudes. L'histoire crue d'un émigré frustré et paumé circule sous les manteaux soviétiques!

Dans les années 80, il s'installe à Paris et reçoit, en 1987, la nationalité française. Comme un "vrai parigo", il y vivra, pendant plus de dix ans, ses meilleures années. Le rouge-brun dégotte une place à l'Idiot International, collabore pour le Choc du mois (organe d'extrême droite). Il rentre dans "la brigade légère" de Jean-Edern Hallier. Michel Houellebecq, Patrick Besson, Marc-Edouard Nabe, Edouard Limonov… les "rédacteurs pyromanes" brassent littérature et politique. Ensemble, ils rêvent de construire le "nouveau monde". L'écrivain russe revendique un communisme aux couleurs nationalistes.

L'Idiot International est une des étapes importantes de son éducation politique. Alors que l'écrivain est invité dans tous les colloques littéraires internationaux, qu'il affirme sa compréhension du monde dans plusieurs essais, il réalise que cette vie n'est pas pour lui. Une présentation de ses livres à Belgrade en 1989 marque le tournant: il décide de suivre les pas de George Orwell et d'Hemingway. Limonov reporter part couvrir le conflit en ex-Yougoslavie au printemps 1993.

Le "salaud international"

"Fini les ballades dans le parc avec les jeunes filles aux pommettes roses, il est temps de marcher aux côtés d'honnêtes camarades sous un drapeau rouge". Lors de ce conflit, il affiche un soutien public et sans ambiguïté à la cause serbe. Il rencontre Radovan Karadzic, évoque ses poignées de mains avec le sanguinaire Arkan. "J'ai toujours admiré les bandits beaux et intelligents", soulignera-t-il. Une témérité malsaine pour nombre d'observateurs. L'insoumis pense que c'est une "grossière débilité" que d'accuser Milosevic de criminel. "Milosevic a défendu les intérêts de son pays, même s'il a commis des erreurs". Le journal polonais Nie titre à son propos: "Le salaud international". Aujourd'hui, l'ex-reporter de guerre persiste, dénonçant la "politique étrangère cannibale" de l'Amérique: "A mon avis, Bush devrait être à la place de Milosevic".

Puis viennent la Moldavie, l'Abkhazie… Le journaliste prend position dans d'autres conflits ethniques. "Nos frontières sont des blessures sanguinolentes" écrit-il dans La Sentinelle Assassinée. Il y dénonce la "poltronnerie du régime eltsinien": le refus de défendre la Transnistrie, l'Ossétie et la Crimée le répugne. Gorbatchev, Eltsine, ces "aliens complets", Limonov les accuse d'avoir "porté un coup mortel à la splendide civilisation russe".

Il rentre ensuite à Moscou pour "aider à la reconstruction de son pays". Aussitôt, il se retrouve aux côtés du trublion d'extrême droite Vladimir Jirinovski, et campe ses positions sur un terrain nationaliste.

"Nous haïssons le gouvernement et le gouvernement nous hait"

En 1994, il crée le Parti National Bolchevique (NBP), avec comme camarade fondateur Alexandre Douguine, le philosophe extrémiste. En octobre 2003, ce parti rouge à connotations patriotiques et nationalistes, qui déplaît beaucoup au pouvoir, a essuyé son cinquième refus d'enregistrement auprès du ministère de la Justice: "Le gouvernement fait tout pour étouffer le parti", s'indigne le chef de file.

Les partisans, les "NatsBols", la Russie en compte aujourd'hui environ 12.000. Le leader les décrit dans un chapitre de sa Biographie Politique: "Un gars maigrichon qui porte des habits noirs et qui avance sous un drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau". Une sorte de chic néo-stalinien qui porte le nom de Parouss (la voile). Limonov endossera toujours mieux le rouge du drapeau et Douguine, jusqu'à son départ du parti en 1998, le noir. Le rouge et le noir, deux principes que le parti allie sans complexe.

A ces jeunes désœuvrés, le dirigeant charismatique promet la révolution. Adieu l'anti-héros paternel qui, "vautré dans son divan, se goinfre de pelméni" (raviolis russes) devant la télé. "La révolution doit commencer au sein de la famille", clame-t-il dans son manuel du bon partisan, L'autre Russie.

Alors qu'aujourd'hui, la majorité des Russes considère cet écrivain révolutionnaire comme un vieux dégénéré bavard, auteur d'ouvrages nauséabonds, certains apprécient les moyens prosaïques qu'il utilise.

Les fidèles du NBP, en revanche, n'ont pas tous le talent de leur idole, et improvisent leurs méthodes: le 11 mai 2004, une vingtaine de NatsBols a ainsi débarqué dans la célèbre salle du Bolchoï. On y jouait ce soir-là, l'opéra de Tchaïkovski, Mazeppa. "A bas l'autocratie de Poutine!", "La Russie sans Poutine!" clamaient les bannières des houligans menottés aux chaises. Certains se sont retrouvés à l'hôpital après quelques accrochages avec les forces de l'ordre, d'autres en prison.

Incarcéré pour "plan diabolique d'invasion"

Au cours du mois d'avril 2001, le leader de ce "communisme national assumé" et une douzaine de ses jeunes sbires ont été arrêtés dans la République de l'Altai par le FSB. Leur faute? Les services spéciaux les soupçonnent d'avoir fondé une "organisation terroriste armée". Un article publié dans Limonka proposerait la création d'une "deuxième Russie" dans le nord du Kazakhstan, où vit une importante communauté russe. Deux jeunes se font prendre avec des kalachnikovs et, tandis, que, en coeur, ils clament agir sous des ordres, Limonov est incarcéré. "On m'accuse d'un plan diabolique d'invasion", s'insurge-t-il. Des accusations "exotiques" selon lui.

Il écope de plus de deux ans. Notons qu'en Russie, cela n'a étonné personne! Tout le monde s'attendait à voir un jour ou l'autre cet agitateur derrière les barreaux! "L'ultranationalisme, c'est le fruit défendu" écrira l'élément concerné.

Enfermé dans la cellule 32 de la prison moscovite Lefortovo, il adresse le 14 janvier 2002 une lettre au Président français, Jacques Chirac. Il s'y présente sans prétention comme le "meilleur écrivain russe vivant". Le protestataire dénonce le régime de son pays, où la présomption d'innocence n'est qu'une subtilité occidentale. "Toutes les libertés démocratiques sont supprimées sous prétexte de lutter contre le terrorisme [...] Je vis en prison dans un monde des années 50. Dans la prison du FSB, j'ai l'impression que ce sont les cadavres submergés (sic) du passé qui me tiennent en captivité". En France, beaucoup d'hommes de lettres, de journalistes et d'éditeurs s'étonneront de la frilosité des autorités françaises qui mettront presque un an à réagir.

"Une cellule dans le style de Philippe Starck"

De cette discipline carcérale, Limonov sortira en juin 2003, en bonne forme et avec huit nouveaux ouvrages! Son retour sur la scène médiatique est immédiat. Il se plie dorénavant au jeu de la promotion et des interviews. Il faut renflouer les comptes du parti et financer son périodique, Limonka (la Grenade)!

D'une Prison à l'Autre, son dernier livre en date, retrace la vie carcérale des détenus en Russie. Il y décrit les dures conditions des geôles de son pays: "Les passages à tabac y sont toujours une vieille tradition", "J'ai été frappé pendant le jugement par un idiot de gardien". La victime recevra bien vite des excuses et le bourreau disparaîtra. Le sourire, qui se veut rassurant, il ajoute: "Khodorkovski ne sera pas torturé, comme je ne l'ai pas vraiment été. Les gens connus, on ne les touche pas parce qu'on a peur du scandale. Ce sont les gens ordinaires qui sont maltraités".

Se lissant la moustache d'une main fébrile, Limonov se souvient aussi de la beauté de sa cellule, "dans le style de Philippe Starck… avec tout ce fer… Il y avait une atmosphère très monastique". L'ex-détenu rédige actuellement un recueil des sensations extatiques qu'il a connues lors de sa détention, Le Triomphe des Métaphysiques.

"Mourir pour ses idées"

Le communard le plus célèbre de Russie, largement méprisé dans son pays pour ses activités politiques douteuses, a accumulé les mémoires d'un "raté lumineux". Celui qui appela à la censure médiatique pendant la première guerre de Tchétchénie et qui encourage désormais le retrait des troupes russes, qui balança une bouteille de champagne à la tête de l'écrivain anglais Paul Bailey pour avoir critiqué la Russie, qui déclara que les libéraux russes auraient besoin d'un séjour au goulag, celui que Soljenitsyne qualifia un jour de "petit insecte", sait depuis longtemps qu'il est un personnage hors du commun et que "le conflit, c'est la vie". "La meilleure chose que peut faire un homme, c'est mourir pour ses idées… pour les hommes en somme", confie le vieil agitateur. "Moi, le hargneux, l'agité, le méchant qui pense beaucoup à la révolution et au terrorisme… je mourrai dans les souffrances, en prison ou sous la potence" (in Journal d'un raté).

Par Sophie BOUGNERES