Entretien avec Elisabeth GUIGOU : « L’élargissement, une chance à saisir »

A l'occasion de la sortie de son livre "Je vous parle d'Europe"(1), Elisabeth GUIGOU, présidente d'Europartenaires, députée de la Seine-Saint-Denis et ancienne ministre, nous livre son opinion sur l'élargissement et ses enjeux ainsi que sur les perspectives de cette Union européenne à 25.


Elisabeth GUIGOURegard sur l'Est: L'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux membres, le 1er mai 2004 est un événement fondamental pour l'Europe. Que pensez-vous que les nouveaux adhérents, et en particulier les PECO, sont en mesure d'apporter à l'Europe sur le plan politique?

Elisabeth Guigou: Je pense que cet événement est une chance à saisir. Mais avant tout nous devons leur dire "bravo". Ces dix nouveaux Etats membres ont réussi un tour de force ces dernières années en faisant des efforts pour restructurer leur économie ainsi que leur système politique. Des efforts que nous n'avons d'ailleurs pas assez salués.

N'oublions pas également qu'ils ont commencé par se libérer seuls. Nous ne les a pas beaucoup aidés. Nous les avons regardés et applaudis.

Nous devons aujourd'hui leur montrer que l'on est heureux de les voir nous rejoindre et que l'on ne les considère pas comme un problème à résoudre ou un boulet à traîner. Car leur arrivée est une chance à plusieurs égards, économique, culturel et politique.

Sur le plan économique dans le monde de géants qui est en train de se dessiner actuellement avec les Amériques et l'Asie, il doit y avoir cette grande Europe liée par un partenariat avec nos voisins de l'Est et du Sud. Ces trois grands ensembles ont vocation à faire le monde de demain. Et j'aimerais que l'Europe soit suffisamment forte pour que l'on puisse peser sur l'état du monde. Faire en sorte que ce monde soit plus solidaire et évolue en paix. Pour cela, l'Europe doit être puissante. Et le critère démographique est évidemment fondamental. Avec ses 450 millions d'habitants, la grande Europe pèse deux fois plus que les Etats-Unis.

Cet élargissement est aussi une chance en matière de richesse culturelle et éducative. On accueille 75 millions d'habitants, d'un haut niveau d'éducation, avec des chercheurs et des scientifiques. Or nous savons que la bataille de demain se fera sur l'économie de la connaissance et les nouvelles technologies. C'est un apport formidable.

Même si des craintes persistent dans les esprits, notamment concernant les délocalisations, j'observe que celles-ci ont commencé bien avant l'adhésion et qu'elles se sont faites principalement parce qu'il y avait un marché de 75 millions d'habitants. Ces délocalisations se sont aussi accompagnées de mouvements très favorables. La France a par exemple quadruplé ses exportations vers les pays de l'Est et notre balance commerciale avec ces pays est largement excédentaire. Nous avons d'ores et déjà des bénéfices économiques importants et l'adhésion ne peut qu'amener un rapprochement de nos économies respectives et de nos systèmes sociaux, comme cela a été le cas avec l'Espagne et le Portugal. Ce rapprochement vers le haut diminuera de fait les délocalisations et les migrations. L'augmentation de niveau de vie fixera les populations là-bas. Nous avons tout à gagner de cet élargissement, pourvu que nous le réussissions. Tout est là. Pour cela, il faut se montrer solidaires et faire pour eux ce que l'on a fait pour l'Espagne et le Portugal.

L'élargissement européen doit-il se poursuivre? Que pensez-vous de l'adhésion de la Turquie?

Je pense que l'Union européenne doit s'élargir à la Roumanie, à la Bulgarie et aux cinq pays des Balkans. Par ailleurs, lorsque les conditions seront remplies, il faudra que l'Union européenne accueille la Turquie.

Les critères de Copenhague devront être respectés avant l'adhésion. Cela prendra du temps. Mais je crois important d'ouvrir la porte à la Turquie.
D'abord, parce que nous l'avons dit depuis 40 ans. Il serait grave de se déjuger. Cela reviendrait à rejeter la Turquie. Je ne pense pas que l'Union européenne ait intérêt à humilier ce grand pays musulman laïque. Nous n'avons pas non plus intérêt à avoir un nouvel Iran, un nouvel Afghanistan, ou encore un nouvel Irak qui serait tenté par un nationalisme exacerbé. Cela se produirait si l'on rejetait la Turquie après lui avoir fait miroiter l'adhésion pendant 40 ans. Je pense aussi que la perspective d'adhésion à l'Union européenne, même lointaine, est le meilleur aiguillon pour plus de démocratie en Turquie, pour le respect des minorités, notamment des Kurdes, pour la reconnaissance du génocide arménien et pour le développement économique de l'ensemble de la Turquie. En somme, pour tout ce que nous souhaitons.
Je crois aussi que dans un tel cadre, la Turquie peut être un modèle pour les démocrates de l'ensemble des pays musulmans. Cette évolution positive peut avoir des effets extrêmement bénéfiques dans l'ensemble du monde musulman. Cela consacrera également l'identité propre de l'Europe qui est d'être cosmopolite et multi religieuse. J'aime cette image de l'Europe car, pour moi, l'Europe n'est pas un club chrétien.

Peut-on imaginer une Europe à plusieurs niveaux d'engagement ?

Oui, il est illusoire de penser que tous les pays membres de l'Union européenne ou à venir pourront procéder du même pas. Il faut accepter l'idée qu'il y ait une avant-garde, mais celle-ci ne pourra se réaliser que sous certaines conditions. Nous avons crée deux avant-gardes qui ont réussi : Schengen et l'Euro. Et pourquoi ont-elles réussi ? Parce qu'il y avait un contenu et que personne n'était exclu à priori, et que ces avant-gardes se sont faîtes en utilisant les institutions communautaires.

L'avant-garde ne peut pas être un substitut ou une alternative à l'organisation de la grande Europe, qui doit se fonder en premier lieu sur la base du projet de Constitution actuelle.

Privilégier l'élargissement avant l'approfondissement, n'est-ce pas enterrer l'Europe " puissance " ?

J'aurais préféré que nous renforcions les institutions politiques de l'Union européenne et ses politiques communes avant de procéder au grand élargissement. Cela a toujours été le cas auparavant. Nous ne l'avons pas fait cette fois-ci, sans doute, parce que les événements se sont succédé rapidement.
Néanmoins, je reste confiante car nous avons une armature solide, notamment ce projet de Constitution. Nous devons l'adopter. Car malgré ses insuffisances et ses lacunes, il relève d'un progrès considérable, infiniment mieux que le calamiteux Traité de Nice.
Nous pourrons ensuite travailler à l'amélioration de cette Constitution. N'oublions pas qu'elle sera révisable comme les traités le sont aujourd'hui. Je suis d'ailleurs favorable à revoir plusieurs points, en particulier la politique sociale, mais aussi la révision à la majorité. En ce sens, nous devrions introduire une clause stipulant que la Constitution, si elle n'est pas adoptée à l'unanimité, peut être adoptée et se voir appliquée par une majorité de pays.

L'Europe a-t-elle besoin d'un moteur à l'image du duo franco-allemand et lequel ?

Il serait bénéfique, en effet, de réactiver le moteur franco allemand mais dans la tolérance vis-à-vis des autres pays membres, dans l'ouverture et dans l'exemplarité.

Mais aujourd'hui ce duo franco-allemand est plutôt ressenti comme porteur d'invectives à l'égard des autres membres, qui y perçoivent une sorte d'arrogance et de supériorité, alors que les acteurs de ce duo ne respectent pas les règles communes qu'ils ont eux-mêmes voulues. Dans ces conditions là, on ne peut que difficilement entraîner les autres pays membres.

Vous pensez que l'Europe a besoin d'un moteur franco allemand et qu'il se limiterait à ses deux pays ?

Non, il ne doit pas se limiter à ces deux pays et je pense qu'il ne s'est jamais limité à ces deux pays. Ces deux pays ont été le moteur de l'Europe parce que la réconciliation franco-allemande a fondé l'union politique. Elle n'aurait pas été possible sans cela. Donc nous gardons, Français et Allemands, ce prestige-là, même si notre poids est devenu relatif dans une Union européenne plus grande. Il faut donc chercher des alliés et mieux comprendre les attentes des autres membres. Le moteur peut se faire autour de la France et de l'Allemagne avec quelques-uns. Avec le Royaume-Uni sur la défense par exemple et, nécessairement, avec les pays membres de l'Eurogroupe sur l'économie et le social. Les questions de sécurité intérieure pourraient être traitées à l'échelle de la grande Europe. Une police des frontières européennes pourrait être un projet fédérateur.
Donc, je crois que l'on peut avoir une Europe à plusieurs moteurs. Un jour j'espère que nous aurons une avant garde fédérale, mais cela ne se décrète pas, cela se construit.

La France et d'autres pays européens refusent que le budget européen soit supérieur à 1% du PIB. N'empêche-t-on pas ainsi l'Europe de se doter de moyens financiers suffisants pour réaliser ses objectifs d'envergure ?

Je trouve cela scandaleux. Même le budget à 1,24% du revenu national brut, à 25 pays membres, est inférieur au 1% actuel.

Il faut viser au moins 1,5% du PIB européen. Aux Etats-Unis, le budget fédéral est de 30%, en Suisse il est de 15%. Donc 1,5% c'est très peu, mais indispensable si l'on souhaite conserver la Politique Agricole Commune qui doit être profondément réformée, si l'on veut garder des fonds structurels pour nos régions et nos quartiers en retard -et il y en a partout-, et si l'on veut aider puissamment les nouveaux membres à nous rejoindre rapidement. Sans oublier la recherche et la politique industrielle. Par la suite, nous pourrons financer les grands travaux européens par l'emprunt. Mais tout ça est encore très éloigné des conceptions des gouvernements français et allemand. Il faut se battre pour cela.

L'élargissement aura probablement des conséquences sociales importantes dans les pays adhérents, et en particulier dans les pays d'Europe centrale et orientale. Une montée de populisme et d'euroscepticisme est possible. L'Europe a-t-elle les moyens de donner aujourd'hui un message fort, et lequel, pour tranquilliser les Européens à défaut de garantir une cohésion sociale ?

Il faut aider ces populations. Elles ont fait des sacrifices considérables au prix d'un chômage croissant pour nous rejoindre. Et nous ne leur donnons que des signaux de peur. Elles se disent donc que la situation va encore s'aggraver. Nous devons absolument les aider. N'oublions pas que les électeurs des nouveaux pays adhérents ont tous voté massivement pour entrer dans l'Union européenne, malgré les sacrifices effectués et à venir. Tous les référendums, ont été gagnés haut la main. Ils ont manifesté par là une désir et un enthousiasme auquel nous nous devons de répondre. Nous devons les accueillir avec joie et leur dire : " Nous allons vous aider ". Nous n'avons pas d'autres solutions pour combattre le populisme.

Par François GREMY

 

(1) «Je vous parle d’Europe», Elisabeth Guigou, Seuil, 230 p., 18 euros.