Entretien avec Michel Foucher : «deux visions d’une histoire encore individuelle»

Géographe et essayiste fécond qui a notamment produit des ouvrages lumineux consacrés aux frontières et à l’Europe, Michel Foucher a occupé, de 2002 à 2006, les fonctions d’Ambassadeur de France en Lettonie.


L’observateur est tenté de voir dans cette expérience une sorte de mise en application concrète du système de pensée d’un homme qui a immédiatement su se situer dans ces confins de l’Europe au moment même où, précisément, ceux-ci s’attachaient à en déplacer les frontières. Michel Foucher a accepté de revenir pour Regard sur l’Est sur la signification et les conséquences des tensions nées, entre la Russie et l’Estonie, du transfert de la statue du Soldat de bronze de Tallinn.

Selon vous, la crise qui oppose, depuis fin avril, la Russie et l’Estonie était-elle prévisible? Aurait-elle pu être mieux gérée de part et d’autre?

Michel Foucher : La crise était en effet prévisible; elle avait été anticipée et c’est ce qui explique à la fois la décision des autorités estoniennes de déplacer la fameuse statue édifiée en 1947 et les jeunes activistes russophones de multiplier les manifestations, y compris en arborant, le 9 mai, des drapeaux soviétiques. Tallinn a jugé que la statue était utilisée contre les intérêts nationaux et Moscou a sur-réagi en expliquant que, décidément, ces Baltes bafouaient l’histoire et ne devaient pas avoir voix au chapitre dans les difficiles négociations en perspective entre l’UE et la Russie.

Comment, à votre avis, peut être comprise la déclaration du Premier ministre estonien, Andrus Ansip, justifiant le transfert du Soldat de bronze par le fait que c’est «la seule possibilité pour la République estonienne de sauvegarder sa dignité et, à plus long terme, l’Etat lui-même»?

Andrus Ansip avait pris un engagement lors de la campagne électorale; il l’a tenu, sans doute à un moment inopportun, c'est-à-dire deux semaines avant le 52e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour les Russes, cette date est centrale; l’opinion, y compris celle des russophones d’Estonie, est d’autant plus attachée à cette célébration de la victoire de l’Armée rouge que c’est, comme me le disait un jour un observateur, un des rares succès dont elle peut être fière. Les relations esto-russes se sont crispées en 2005, lors de la dénonciation du traité frontalier par Moscou, qui a récusé l’ajout d’un préambule interprétatif par le Parlement estonien. Est en jeu la reconnaissance effective et symbolique par Moscou de l’indépendance de l’Estonie et de la continuité historique depuis la première indépendance. Ont pesé également les réticences estoniennes sur le principe même du gazoduc nord-européen et l’irritation croissante des acteurs économiques russes devant la montée en puissance des ports estoniens, notamment Tallinn, dans le commerce extérieur russe. D’où l’arrêt du trafic ferroviaire et de la fourniture d’énergie. Il n’est toutefois pas certain que c’est en allant se plaindre à Washington que le président Toomas Hendrik Ilves peut apaiser la situation. En revanche, il s’agit bien d’une tension qui concerne l’ensemble de l’UE-27, comme l’a souligné Andrus Ansip.

Cette crise pose une nouvelle fois la question des perceptions de l’Histoire en Europe. Dans quelle mesure, selon vous, ces lectures divergentes sont-elles les fruits de la propagande et de la manipulation?

Il y a en effet une interprétation non pas divergente mais opposée de l’histoire. Le 9 mai couronne l’effort décisif de l’Armée rouge contre le nazisme, que tous les alliés lui ont reconnu à juste titre. Pour les Baltes, c’est surtout la date marquant le début de l’occupation, doublé d’une annexion, concepts récusés en Russie. Le même événement est, en ces lieux, radicalement contradictoire. Comme par ailleurs résident dans ces pays des populations de culture et de langue russes, citoyens ou non, économiquement intégrés, ne se reconnaissant pas vraiment dans la politique des compatriotes conduites par Moscou, toute tension sur l’histoire a des répercussions internes, opposant deux visions d’une histoire encore individuelle. Dans le même temps, la rhétorique balte, l’exigence d’excuses et peut-être de réparations, dans l’air du temps, une tendance à la victimisation aggravée par l’ignorance de leur histoire par leurs alliés dans l’UE, participent du processus de construction d’un Etat national souverain. Dans une relation fortement dissymétrique. Comme l’écrivait Milan Kundera, «Un petit Etat est un Etat dont l’existence peut être remise en question à tout moment; un petit Etat peut disparaître et il le sait». Un petit Etat, dans la situation géopolitique concrète où il a l’inconvénient d’être, a besoin d’alliés puissants, les Etats-Unis ayant ce rôle.

Ces positions seront-elles un jour conciliables? Peut-on imaginer voir se créer dans les années qui viennent des commissions mixtes russo-estoniennes ou russo-lettones d’historiens ou cela relève-t-il de l’utopie?

Pas avant plusieurs décennies, faute de volonté. La tension sert les intérêts nationaux des deux parties dans un jeu complexe. Il a fallu plus de soixante ans pour que soit publié le premier manuel d’histoire commun franco-allemand et tout le poids de J.Chirac et G.Schröder dans ce projet. Ceci impliquerait au préalable un travail d’historiens de deux pays sur leur propre histoire depuis 1945, que dis-je, depuis 1917. Rien n’empêche dans l’intervalle de réunir des colloques et d’encourager des recherches.

Comment les événements de Tallinn ont-ils été perçus à Riga? Quelle est la politique de la Lettonie en matière de gestion des monuments faisant référence à la fin de la Seconde Guerre mondiale et à l’occupation soviétique?

Solidarité spontanée de l’opinion lettone, volonté de quelques groupes de jeunes russophones d’aller prêter main forte à leurs collègues esto-russes –ils ont été bloqués à la frontière– et interrogations des autorités sur la gestion de l’affaire par Tallinn. L’accès aux monuments est libre; ils sont des points de rassemblement. Les seuls problèmes dans le passé récent provenaient de défilés de légionnaires lettons (ex-enrôlés, le plus souvent de force, dans l’armée allemande, se battant du reste contre les Lettons enrôlés dans l’Armée rouge) toujours dénoncés, souvent en présence de caméras dûment convoquées devant le Monument letton de la liberté, qui est le cœur de la ville. Le choix de la présidente V.Vike-Freiberga de se rendre à Moscou le 9 mai 2005, seul chef d’Etat balte à l’avoir fait, les invitations faites à B.Esltine et au patriarche Alexis, la volonté de ne pas jeter de l’huile sur le feu et l’interdépendance économique croissante ont abouti à la signature, le 27 mars 2007 à Moscou du traité frontalier, à ratifier sans préambule malgré les recours de quelques députés et l’entremise de la Cour constitutionnelle (dès lors que la Constitution en vigueur est celle de 1922, qui s’appliquait à un territoire letton plus grand qu’aujourd’hui, du fait de l’annexion en 1945 de la région d’Abrene par Staline).

La société lettone vous apparaît-elle comme intégrée ou au contraire clivée, entre lettophones d’un côté et russophones de l’autre?

Naturalisation et intégration progressent, favorisées par la forte croissance économique, la liberté de circulation vers le reste de l’Europe et la multiplication des opportunités individuelles. Toutefois, la maîtrise de la langue russe semble décliner chez les jeunes Lettons, ce qui était un facteur de fluidité. Les clivages demeurent, notamment au plan politique, même si chacun a foi en l’économie de marché. Les Lettons d’origine russe restent sous-représentés dans l’appareil d’Etat; le nouveau gouvernement n’a pas jugé bon d’associer des personnalités lettones d’origine russe. Par ailleurs, il y a un jeu économique complexe, mal connu, qui a vu des intérêts communs se nouer entre des chefs d’entreprise, parfois appelés oligarques sur place, qui soutiennent plusieurs partis lettons, et des partenaires russes. La Russie a en effet des intérêts géoéconomiques importants sur la façade balte, redoublés par sa stratégie de présence économique dans l’UE.

Quelles implications les événements qui ont suivi le transfert de la statue peuvent-ils avoir sur le devenir des relations russo-européennes en général et russo-baltes en particulier?

Il convient sans doute de relativiser ces événements qui sont venus à point nommé pour faire oublier les manifestations précédentes en Russie même contre le pouvoir. Ils sont un élément mineur d’un contexte dégradé dont les facteurs les plus importants sont: la stratégie russe pour contrer la volonté européenne de diversifier ses sources d’énergie; le désaccord sur l’Ukraine et les conflits gelés; la menace de veto russe sur le Kosovo; l’impact du projet américain d’implantation d’un système anti-missile en Pologne et en République tchèque; les désaccords entre UE et Russie sur les termes et les objectifs d’un nouvel accord de coopération et de partenariat; les critiques européennes sur l’évolution politique de la Russie. Le tout dans un contexte de division des Etats membres de l’UE, que Moscou déplore et utilise en même temps. L’UE veut une Russie ouverte, respectueuse du droit et acceptant le libre marché; la Russie entend être reconnue non pas comme un voisin mais comme un partenaire égal à l’UE dans son ensemble, avec l’ambition d’avoir un droit de regard à terme sur les décisions de Bruxelles, sans réciprocité. Le temps est venu d’un état des lieux lucide d’une relation aussi complexe qu’indispensable.

 

Par Céline BAYOU

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