Entretien avec Winfried VEIT[1] : « J’ai plaidé pour l’adhésion d’Israël à l’UE »

Winfried VEIT, directeur de la Fondation Friedrich Ebert Stiftung à Paris, se prononce sur les perspectives d'élargissement de l'UE et sur le rôle du moteur franco-allemand.


Winfried VEITRegard sur l'Est : Après le 1er mai 2004, le processus d'élargissement soulève la question des confins et de la cohésion de l'Europe d'une manière entièrement nouvelle. Comment déterminer les frontières de l'Europe? Leur définition dépend-elle d'une décision politique ou économique?

Winfried Veit : L'Europe doit se construire par des décisions politiques sinon elle risque de perdre son identité déjà très brouillée dans l'esprit des citoyens européens pour lesquels l'Europe ne signifie que décisions technocratiques et économiques.

Par ailleurs, si l'Union européenne continue à s'élargir sans que soit menée une véritable réflexion structurelle, elle deviendra une simple zone de libre échange. Et les peuples ne l'accepteront plus, car il lui manquera l'essentiel, une identité propre. Avec le dernier élargissement, cela est devenu déjà assez compliqué. Sans réflexion politique, l'adhésion de la Roumanie, la Bulgarie, la Croatie et éventuellement la Turquie transformera l'Europe en une grande zone économique sans âme et sans identité

Mais l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie sera avant tout une décision politique, car ces pays ne sont pas prêts à rejoindre l'Union européenne sur le plan économique?

L'ironie est que cette décision politique mènera à la mise en place d'une zone purement économique sans mécanismes de décision qui fonctionnent et de frontières clairement définis. Et cela est vrai même au cas où la conférence intergouvernementale accepte la proposition de la Convention. La gestion de l'UE à 25 sera déjà très difficile.

Mais il existe des pays qui ne veulent pas de structures politiques européennes, notamment la Grande Bretagne. Les structures actuelles ne les obligent pas à abandonner leur souveraineté dans les domaines de la défense et de la sécurité, et dans d'autres domaines aussi. Cela est aussi dans l'intérêt des Américains qui ne veulent pas d'une Europe forte et vraiment indépendante.

Le continent européen se trouve en effet à la charnière entre deux époques. Les débuts de la construction européenne furent caractérisés par une transparence stratégique, à savoir la réponse à l'expérience de la Seconde guerre mondiale. A l'heure actuelle, le processus se modifie. Quelle sera l'identité européenne de demain?

L'Europe est bien sûr née de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Des personnalités comme Robert Schuman, Alcide de Gasperi etc. ont tiré les leçons de ces guerres européennes. Mais la vrai question qui se pose est celle de l'identité. Quelle place aura l'Europe dans la nouvelle architecture mondiale ? Les Français aiment parler d'un monde multipolaire à ce propos.

Si l'Europe souhaite jouer un rôle à l'échelle mondiale, il faut une identité européenne claire dans le concert des nations et de blocs régionaux avec la superpuissance des Etats-Unis, la Chine, mais également d'ici 20 ans, l'Inde ou la Russie. En revanche, je suis contre une identité européenne qui se construit contre les Etats-Unis tel que c'est parfois envisagé en France.

Mais n'est-ce pas actuellement la seule façon de s'affirmer au regard de la situation européenne, même si cela serait une régression (exemple historique contre la Turquie / et contre l'Union soviétique).

En a-t-on vraiment les moyens ? L'Europe ne dispose pas des moyens de mener une politique indépendante à l'égard des Etats-Unis. Et ce serait dangereux notamment eu égard aux questions comme le terrorisme, l'immigration, la démographie etc. L'Alliance atlantique est appelée à perdurer. Mais cela ne veut pas dire que l'Europe sera une puissance de deuxième rang.

Au Moyen Orient j'ai fait l'expérience que l'Europe n'est pas prise au sérieux, car elle n'a pas les moyens d'intervenir. Les Israéliens disent que si l'Europe veut jouer un rôle et s'impliquer dans le processus de paix, il faut qu'elle en ait les moyens, c'est à dire une force d'intervention militaire. Récemment, à l'occasion d'une conférence, Chris Patten a dit : " Tant que nous sommes obligés de transporter nos soldats en Afghanistan dans des avions ukrainiens, nous ne pouvons être pris au sérieux. " Il ne s'agit pas simplement de donner de l'argent aux Palestiniens, de reconstruire les Balkans ; ce sont des choses secondaires malgré leur grande importance. C'est une politique de défense et de sécurité commune qu'il faut à l'Europe et qui est la pré-condition de son influence dans le monde.

La Commission européenne donnera-t-elle un avis favorable au lancement des négociations d'adhésion avec la Turquie ? Quelle est la position du gouvernement allemand quant à une adhésion éventuelle de ce pays ?

Le gouvernement allemand s'est prononcé clairement en faveur de l'entrée de ce pays dans l'UE pour des raisons de politique intérieure. Nous avons une communauté turque assez importante en Allemagne. Et historiquement et à l'heure actuelle, l'Allemagne et la Turquie ont des relations spécifiques, très rapprochées. Par ailleurs, il faut éviter que ce pays s'éloigne de l'Europe. C'est un danger. Si nous la repoussons, la Turquie risque de devenir un pays islamiste. Par ailleurs, la Turquie, membre de l'UE, sera un facteur de stabilité au Moyen Orient. En revanche, l'UE devra assumer les frontières communes avec l'Irak, la Syrie, l'Arménie, avec, en somme, des régions de crise.

Existe-il déjà un échéancier ?

Les experts évoquent des dates s'étalant sur dix, vingt, voire trente ans. Il s'agit d'une politique opportuniste, car d'un côté l'UE ouvre ces portes à ce pays, de l'autre il le repousse avec un échéancier à moyen et à long terme. Mais on peut également envisager d'autres formes d'association, comme la mise en place de relations privilégiées avec des structures régionales liées étroitement à l'UE. Avant de quitter mon poste en Israël, j'ai plaidé, dans un article, pour l'adhésion de ce pays à l'UE comme solution de conflit entre Israël et les Palestiniens. J'ai évoqué aussi une autre idée avec la création d'une région levantine comprenant la Turquie, Israël, la Bulgarie et le Liban, liée étroitement à l'UE sans être dans le processus de décision mais pouvant profiter des avantages (euro etc.)

L'ancien chancelier fédéral Helmut Kohl avait émis l'hypothèse que la Russie pourrait un jour intégrer l'Union européenne. Jusqu'où l'UE doit-elle poursuivre un rapprochement avec ce pays?

Ce serait la fin de l'UE. D'ailleurs, je crois que les Russes ne veulent pas devenir un Etat membre. Ils se sentent toujours comme une puissance mondiale. Et d'ici dix à vingt ans, la Russie sera une grande puissance à part entière. ll faut plutôt réfléchir aux relations entre l'UE et la Russie.

L'UE des 25 a-t-elle encore besoin du moteur franco-allemand?

Nous aurons toujours besoin du moteur franco-allemand et d'autant plus dans une Europe à vingt-cinq membres avec des structures difficiles à gérer, des mécanismes de décision complexes. Nous allons voire l'émergence de ce fameux noyau dur au sein de l'UE élargie et il se formera autour de la France et de l'Allemagne.

Bien sûr, il y aura des pourparlers très durs à partir de 2006 au sujet de la PAC ou de la politique industrielle. Car les différences et désaccords entre la France et l'Allemagne sont nombreux. Mais dans tous les cas, ils seront le moteur de l'intégration européenne. Avec d'autres pays peut-être, comme le Benelux, l'Italie et certains pays d'Europe centrale qui, eux, sont un noyau historique de l'Europe et deviendront rapidement des acteurs clés. L'Allemagne et la France ont donc leur rôle à jouer mais doivent prendre en compte les sensibilités des Hongrois, des Tchèques, des Polonais …

C'est l'Angleterre qui posera le principal problème. Les Anglais ont toujours été contre l'unité européenne et ils n'accepteront jamais une politique de défense et de sécurité commune, une armée européenne. Alors que j'imagine cela très bien avec les pays centre-européens.

Avant l'Allemagne a joué un rôle d'intermédiaire avec les petits pays européens. Ce n'est plus le cas.

C'est en partie vrai. L'unification de l'Allemagne a changé le poids de ce pays au sein de l'UE. Et avec le gouvernement SPD/les Verts, une nouvelle étape a commencé dans la politique extérieure du pays avec la formulation d'intérêts nationaux allemands. Cela n'avait pas existé auparavant. L'ancienne RFA souhaitait s'intégrer à l'UE, oublier le militarisme et l'impérialisme du passé et cela explique le rôle qu'elle a joué auprès des petits pays.

Mais cela a changé avec l'unification du pays et avec le nouveau gouvernement Schröder/Fischer, ainsi qu'avec la décision d'envoyer des soldats allemands dans les Balkans et en Afghanistan. Ce fut une étape historique.

La refonte de la politique de cohésion de l'UE que l'adhésion des huit pays d'Europe centrale et orientale impose pourrait se faire au détriment des bénéficiaires actuels et notamment des "nouveaux Länder allemands". Quel sera l'avenir de cette région de l'Allemagne?

Dans un premier temps, ces Länder seront les perdants de l'élargissement de l'UE. Il y a la possibilité d'employer les Polonais à la place des Allemands de l'Est, avec la Pologne située à 60km de Berlin. Nombre de sociétés allemandes délocalisent vers l'Europe centrale et orientale. D'ailleurs, selon les pronostics, cette partie de l'Allemagne se vide progressivement de sa population.

Mais il y a aussi des " cathédrales dans le désert " comme la région de Dresde qui est un bon exemple. C'est la plus grande région européenne de nouvelle technologie( fabrication de chips). Il y a eu des investissements très importants, plusieurs centaines de milliards d'euros.

La crise irakienne a-t-elle été la fin de la PESC ?

Je crois que l'inverse est vrai : c'est le début d'une vraie PESC. La crise irakienne a démontré que sans politique commune, l'Europe n'a pas vraiment de chance de faire valoir sa voix. Mais comment peut-on construire la PESC avec la Grande Bretagne bloquant le processus ? A mon avis, il faut continuer comme l'UE a fait avec la zone Schengen et la zone euro, c'est-à-dire avec une avant garde. La crise irakienne devrait être une motivation et non un frein.

 

Par François GREMY et Daniela HEIMERL

Vignette : Winfried VEIT

 

[1] les propos de M. Veit n'engagent que leur auteur et non la fondation Friedrich Ebert Stiftung.