Les affaires au cœur de Varsovie

L'ouverture au marché a fait de Varsovie une ville en mouvement. Tours de bureaux, grands hôtels, commerces, se multiplient dans une sorte de hâte désordonnée. Mais cette anarchie n'est qu'apparente. Elle cache une transformation économique organisée, un rattrapage qui rapproche de plus en plus Varsovie des grandes villes occidentales, une métropolisation qui la fait entrer dans le clan des villes qui comptent dans l'économie européenne et même mondiale.


Srodmiescie - warsawÀ l'heure de l'entrée de la Pologne dans l'Union européenne, Varsovie concentre les fonctions économiques de haut niveau qui lui permettent de s'engager pleinement dans l'économie globalisée. L'émergence d'un centre des affaires de rayonnement international est le reflet de ces transformations et le moteur d'une véritable intégration européenne.

Au cœur de Varsovie

Pour qui a séjourné à Varsovie dans les années 1970 ou 1980, le centre de la ville est devenu méconnaissable. Les nouveaux bureaux attirent le regard, qu'ils soient dans de nouvelles tours ou dans des anciens bâtiments rénovés. Les hôtels pour hommes d'affaires, dans leur style « globalisé », cernent le bâtiment symbolique de l'ancien régime, le Palais de la culture et de la science. Un centre des affaires se forme, bien identifiable, dans le quartier le plus central, au bord de la Vistule : Srodmiescie.

Centre historique, centre intellectuel, centre « branché », centre du pouvoir politique et aujourd'hui centre des affaires, ce quartier donne une impression de désordre. Mais c'est là que bat le cœur de la ville. C'est là que cohabitent, d'un côté, la Pologne historique, politique et culturelle - vieille ville ressuscitée, université, Académie des sciences, hôtels, bars et restaurants typique -, et de l'autre, autour du Palais de la culture et de la gare centrale, la Pologne du commerce et des affaires. Mais les deux s'interpénètrent. Commerce et affaires donnent à la ville une coloration occidentale, mais le centre reste marqué de façon indélébile par l'empreinte de l'histoire et de la culture polonaises. Un centre où les affaires vont bon train, mais un centre original, multifonctionnel, vivant.

La nécessaire adaptation

Dans l'économie post-industrielle naissent et se développent des métropoles d'affaires, qui jouent le rôle très recherché de centres de coordination économique de l'économie globale. Coordonner l'économie globale, c'est regrouper des services supérieurs qui facilitent ou même réalisent directement l'élaboration, la préparation, l'organisation, le financement et le contrôle des opérations économiques complexes qu'exige la globalisation de l'économie. Les stratégies de produits, de prix, d'emploi ou de localisation des grandes firmes sont définies au niveau mondial. Produire en France et vendre en Chine, implanter une unité de production allemande en Pologne, organiser un centre d'appel d'une firme américaine à Bombay, nécessitent des opérations complexes. Leur coordination est réalisée grâce à la combinaison de plusieurs services spécialisés de haut niveau tels que les services aux entreprises, les services financiers et les sièges sociaux des grandes firmes multinationales.

Ces métropoles coordinatrices sont des centres de pouvoir économique dans l'économie mondiale. Ces centres sont étroitement reliés les uns aux autres grâce aux nouvelles technologies de l'information et aux transports à grande vitesse. Ils forment des réseaux de coordination mondiale.

L'adaptation à l'économie post-industrielle est une condition de survie dans une économie de marché globalisée.

Varsovie entre en scène

La montée des affaires au cœur de Varsovie, c'est la réaction de la ville à l'ouverture au marché, à l'entrée dans une économie post-industrielle en émergence. C'est l'effet du face-à-face brutal avec une économie mondialisée. Au sortir d'une longue période de priorité donnée à l'industrie, à l'écart d'une économie qui vivait la révolution des services, de l'information et de la globalisation, l'intégration économique exigeait des transformations radicales. Le centre des affaires de Varsovie est donc aussi et surtout le résultat d'une capacité d'adaptation rapide à de nouvelles conditions économiques, une capacité qui met aujourd'hui Varsovie sur la voie de la métropolisation. Grâce à son centre des affaires, la ville est une des capitales des PECO les plus avancées dans ce processus[1].

L'explosion tertiaire supérieure

Varsovie change rapidement, bien plus vite que le reste du pays, bien plus vite aussi que les autres grandes villes polonaises. La présence de services supérieurs spécialisés, notamment aux entreprises, y est particulièrement remarquable, d'autant que ces activités étaient pratiquement inexistantes il y a 15 ans. La part de l'emploi dans les services est passée de 58% en 1988 à 76 % en 2001. La progression est significative, même si elle laisse Varsovie derrière Paris et Londres, les deux métropoles dominantes en Europe, où la proportion tourne autour de 80 %. Les services marchands (objets d'une offre et d'une demande sur le marché) sont le moteur de cette croissance.

En cinq ans, de 1995 à 2000, l'emploi y augmente de plus de 15 %, presque huit fois plus vite que dans les services non marchands (principalement publics). Dans ce créneau, la ville a pris une large avance sur les autres grandes villes du pays. La part de l'emploi dans les services marchands y est de 20 % plus élevée que dans l'ensemble des dix plus grandes villes polonaises, et cette sur-représentation est encore plus flagrante pour les services supérieurs : + 30 % pour les services aux entreprises et + 50 % pour la finance, l'assurance et l'immobilier. Varsovie est ainsi le théâtre d'une croissance sans précédent des services supérieurs. Deux chiffres sont éloquents : un tiers des sièges sociaux des 500 plus grandes entreprises polonaises sont à Varsovie ; plus de 400 sociétés de conseil y prospéraient en 1999, alors qu'on en trouvait difficilement quelques-unes au moment du changement de système. Varsovie devient un creuset de services supérieurs. Or, ces derniers ne sont pas localisés au hasard. Ils sont clairement concentrés dans le centre des affaires, au cœur de la ville.

La logique de la concentration

Cette logique est claire : les services supérieurs sont complexes, spécialisés et complémentaires (qu'on pense seulement aux services juridiques, financiers et d'assurance) et leur fonctionnement nécessite des rencontres face-à-face que l'internet ne saurait remplacer. Ils recherchent les économies de proximité, et se concentrent au cœur de la ville, d'autant plus qu'ils sont plus complexes et plus spécialisés, et qu'ils touchent de près les fonctions décisionnelles, donc le pouvoir économique. Les activités plus standardisées, moins complexes et plus autonomes, moins sensibles aux économies de proximité, se localisent plus volontiers dans les nouveaux pôles d'activités périphériques.

Chiffres à l'appui

Même si le centre de Varsovie reste diversifié, les chiffres sont là pour nous convaincre que les services supérieurs y sont hyperconcentrés. Au cœur de Varsovie, à Srodmiescie, on trouve moins de 10 % de la population de la ville, mais 45 % des sociétés de conseil, 63 % des cabinets d'avocats, 67 % des études de notaires, 42 % des banques et 46 % des agences commerciales bancaires (dans les années 1999-2000). Srodmiescie, c'est aussi plus du quart des sièges sociaux, avec un biais très net en faveur des activités supérieures ou associées: le quartier concentre la moitié des sièges d'entreprises financières et un tiers des sièges dans l'immobilier et les services aux entreprises. C'est encore la première place de restauration et d'hôtellerie de la ville, pour une clientèle de cols blancs, mais aussi de touristes. Enfin, le quartier est créatif, puisqu'une large part de l'activité de R&D de la ville s'y réalise.

Srodmiescie est donc un véritable centre des affaires en émergence, orienté vers la conception, la décision, l'organisation et le contrôle. Il est vrai qu'il n'a pas l'exclusivité des services supérieurs. Dans une proportion nettement moindre, ces activités sont présentes dans deux autres quartiers, Wola et Ochota. Toutefois, deux constats renforcent l'idée de concentration. D'abord, les quartiers de Wola et Ochota sont adjacents à Srodmiescie, et les bureaux y sont localisés à ses abords immédiats. Ensuite, une grande partie de Srodmiescie, la plus excentrée, est exempte d'activités supérieures et de tours de bureaux. Cela signifie que les frontières du centre des affaires ne se confondent pas avec celles du quartier administratif et que les services supérieurs sont encore plus concentrés que ne le montrent les statistiques par quartier.

Les services ne s'éloignent jamais beaucoup du centre des affaires, car l'ensemble des quartiers adjacents à Srodmiescie regroupe, pour les différentes catégories de services supérieurs, de 80 à 90 % des unités économiques. Coordination et pouvoir économique sont donc fortement concentrés.

Quels atouts face à l'Europe ?

À Varsovie, les investisseurs étrangers sont encore timides. L'image qu'ils se font de la ville est souvent peu attractive, mais s'améliore d'année en année. Le niveau relativement bas des coûts de la main-d'œuvre et du foncier, la présence d'un vaste marché, redorent un blason terni par les conditions de vie et de déplacement. Bien que loin encore des grandes métropoles européennes que sont Paris et Londres par ses performances économiques et ses structures de production, Varsovie commence à s'insérer dans le réseau des métropoles européennes. Grâce à ses services spécialisés et à ses activités de rayonnement international comme les foires et les congrès, la capitale polonaise est en très bonne position face à l'Europe. L'émergence à Varsovie d'un véritable centre des affaires, en mesure de coordonner des activités économiques à une large échelle spatiale, est certainement, sinon le seul, du moins un des garants essentiels d'une intégration européenne réussie.

 

 

* Lise Bourdeau-Lepage est docteur et ingénieur d'études au Laboratoire d'Economie et de Gestion (Université de Bourgogne)
Jean-Marie Huriot est professeur au Laboratoire d'Economie et de Gestion (Université de Bourgogne)

Vignette : Srodmiescie (Varsovie) - Photo libre de droits, attribution non requise.

Notes :

[1] Voir la contribution de L. Bourdeau-Lepage à ce dossier.

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