Estonie : au seuil d’une transition énergétique radicale?

Productrice d’électricité à partir de l’exploitation des schistes bitumineux, l’Estonie a pu contenir jusqu’à aujourd’hui son taux de dépendance vis-à-vis des livraisons énergétiques russes. Mais les schistes bitumineux sont désormais mal vus : soumis à des droits à polluer au sein de l’Union européenne, ils s’avèrent de moins en moins rentables. Au point que l’Estonie envisage de procéder à un virage à 180° de sa politique énergétique.


Usine chimique de schistes bitumineux de Kiviõli, comté de Viru orientalDébut juin 2019, la compagnie publique Eesti Energia a annoncé une vague de licenciements, au moins temporaire, touchant 1 300 salariés d’ici la fin de l’été et venant s’ajouter à une première étape de 400 licenciements réalisée en avril : plusieurs unités de production d’électricité à partir de schistes bitumineux ont cessé de produire, ne pouvant faire face aux prix de dumping pratiqués par la Russie et le Belarus et qui ont déstabilisé le marché Nord Pool(1). Peu après cette annonce brutale, une réunion de crise a été organisée au Riigikogu (Parlement) en présence de représentants des trois partis membres de la coalition gouvernementale(2) : plusieurs solutions ont été envisagées, allant de la transformation des unités visées en réserves stratégiques (afin de maintenir la main-d’œuvre) à l’utilisation de ces installations pour exploiter la biomasse, en passant par l’abandon de la production d’électricité au profit de celle de pétrole (partant du principe que sa valeur ajoutée est supérieure) pour une période indéterminée. Dans le même temps, le ministre de l’Administration publique Jaak Aab (Parti du centre) disait réfléchir à la création d’activités dans d’autres branches industrielles et suggérait la coexistence d’unités d’exploitation de schistes bitumineux et d’unités de production d’énergies renouvelables. Le ministre des Affaires sociales Tanek Kiik (Parti du centre) envisagerait un appel au Fonds européen d’ajustement à la mondialisation (FEM).

Un problème territorial

L’Estonie serait le principal producteur mondial de schistes bitumineux, exploités pour la production de pétrole mais, surtout, pour celle de près de 90 % de l’électricité du pays. Les gisements sont situés dans le comté de Viru oriental (Ida-Virumaa), à l’est du pays et à la proximité de la frontière avec la Russie. La ville de Kohtla-Järve est connue pour son activité minière et celle de Narva pour ses centrales.

C’est à cause de ces schistes bitumineux que l’Estonie enregistre de piètres performances au sein de l’UE en matière environnementale. Les taux d’émission de particules fines, notamment, y sont largement supérieurs aux normes admises par l’Union. Une partie des cendres émises est stockée sur des aires dédiées situées à proximité des centrales et contamine la nappe phréatique. En outre, l’exploitation de cette ressource est forte consommatrice de ressources, notamment d’eau.

Si tous, en Estonie, sont conscients depuis longtemps du problème environnemental posé par l’exploitation des schistes bitumineux, personne ne s’est résolu à y renoncer tant l’angoisse de la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie est forte. On a plutôt cherché des solutions pour réduire l’impact environnemental de cette activité, en modernisant les installations ou en réfléchissant à l’option de la cogénération. C’est que, jusque récemment, cette activité employait directement près de 7 000 personnes, soit un peu plus de 1 % de la main-d’œuvre du pays. Et que cette population est très majoritairement russophone (plus de 70 % de la population du comté).

La fin des schistes bitumineux ?

On comprend, dès lors, que la question de la « sortie » des schistes bitumineux se pose en termes sociaux et politiques tout autant – voire plus – qu’environnementaux. L’annonce d’Eesti Energia a donc fait l’effet d’une bombe, invitant le Premier ministre Jüri Ratas (Parti du centre) à annoncer la mobilisation de l’ensemble du gouvernement pour trouver une solution. Pour le moment, les annonces faites par les autorités ont consisté à assurer que l’État veillerait à ce que personne ne se trouve brutalement mis au chômage, sans couverture sociale et sans avenir.

Pour le chef du gouvernement comme pour la Présidente de la République Kersti Kaljulaid, le temps des schistes bitumineux est passé et il faut maintenant entamer la transition vers d’autres formes de production, dont la biomasse. Le calendrier est rarement propice aux transitions brutales mais l’annonce d’un plan de redynamisation de l’Ida-Virumaa(3) arrive un peu tard. Le comté est depuis longtemps la région la moins développée du pays et, si on lui retire les schistes bitumineux, nombreux sont ceux qui craignent l’émergence de problèmes sociaux aigus qui pourraient prendre un caractère « ethnique » dont Tallinn se passerait bien.

Le ministre des Finances Martin Helme (EKRE) s’est rendu dans le Viru oriental le 11 juin, à la rencontre des mineurs et des ingénieurs ainsi que des représentants d’Eesti Energia. Le message qu’il a délivré différait quelque peu de celui de J. Ratas : le gouvernement ne laissera pas l’Estonie devenir incapable de fournir sa propre énergie, même si la coïncidence de plusieurs éléments, dont certains auraient pu être anticipés mais d’autres non, rend la situation difficile. M. Helme a insisté sur la hausse insupportable du prix des droits de polluer : « À moment donné, quelqu'un quelque part a décidé que le CO2 devait être mesuré et taxé. Si nous nous demandons aujourd'hui en quoi ces taxes ont permis de réduire les émissions de gaz à effet de serre, on constate que les États-Unis, qui n’ont pas adhéré aux accords de Kyoto et de Paris, ont réduit leurs émissions de CO2, tandis que l’Europe, qui est la vedette de la politique climatique, a accru son empreinte. Sans parler d’autres pays, de l'Inde, de la Chine et de la Russie. »(4) Rien d’étonnant de la part de ce représentant éminent du parti eurosceptique EKRE (avant d’entrer au gouvernement, EKRE n’excluait pas l’option d’un référendum sur l’appartenance de l’Estonie à l’UE) : Bruxelles serait responsable de l’impasse estonienne en mettant en concurrence sa production d’électricité avec celle d’un pays non membre de l’UE et, à ce titre, moins contraint. Le jugement de M. Helme est sans appel : l’Estonie pêche par hypocrisie et se ment à elle-même, alors qu’en termes d’objectifs la politique européenne pour le climat est un échec criant.

Sur un registre moins polémique, un des membres du conseil d’administration d’Eesti Energia, Raine Pajo, a lui aussi souligné l’augmentation drastique des droits à polluer, passés récemment à 25 € la tonne de CO2, coûts auxquels ne sont pas soumises les entreprises russes. De son côté, la Chambre d’audit du Parlement s’étonne de la volonté du gouvernement de consacrer 1 Md € à l’ouverture d’une nouvelle usine de production d’électricité par exploitation de schistes bitumineux. Janar Holm, directeur de la Chambre d’audit, a même souligné que la politique climatique ambitieuse de l’UE n’était pas une surprise : l’augmentation des droits de polluer était anticipable. On s’attend d’ailleurs à ce que ces droits passent à 250 € la tonne de CO2 d’ici 2050.

Les énergies renouvelables et le nucléaire comme solution ?

Helme ne voit pas l’avenir de l’Estonie dans les énergies renouvelables (EnR) : pour lui, l’éolien n’est pas assez stable et ne sert qu’à « faire du spectacle »(5). L’Estonie s’est fixé l’objectif d’une part de 17,6 % d’EnR dans sa consommation d’électricité en 2020 et Eesti Energia dispose d’une filiale spécialisée dans les EnR, Enefit Green, détentrice de fermes d’éoliennes(6). Mais les EnR ne pourraient remplacer, du moins dans un avenir proche, les schistes bitumineux.

En revanche, et c’est plus étonnant, M. Helme a évoqué la possibilité de lancer une réflexion sur le passage au nucléaire. Contre toute attente, les experts estoniens semblent soutenir cette idée comme solution de moyen ou long terme, aucune autre source d’énergie ne semblant suffisante à assurer l’autonomie électrique du pays. Le ministre des Finances estime en outre que le traumatisme lié aux catastrophes de Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011) peut être aisément dépassé en misant sur des technologies modernes. En l’occurrence, le projet envisagé porterait sur un réacteur de 4ème génération à sels fondus (Integrated Molted Salt Reactor) tel que celui, en phase ultime de certification, promu par la start-up canadienne Terrestrial Energy. Une autre entreprise canadienne, Moltex Energy, propose ce genre de réacteur, mais la proposition d’un réacteur de 3ème génération par General Electric Hitachi pourrait également être étudiée(7). Le ministre de l’Économie et des infrastructures, Taavi Aas (Parti du centre), soutient le lancement d’un débat sur le nucléaire. Il envisage même un emplacement pour une centrale, dans la région de Kunda (à une centaine de km à l’est de Tallinn).

Hypothétique, l’objectif nucléaire ne devrait pas être atteint en Estonie avant le début des années 2030. Or c’est aujourd’hui que des milliers de personnes risquent de se trouver au chômage et qu’une crise sociale, outre une crise énergétique et environnementale, est à craindre. L’Estonie est bien consciente que la difficulté consiste à articuler mesures immédiates pour éviter une explosion sociale ainsi qu’un manque d’électricité, et mesures de moyen et long termes afin d’assurer une véritable transition énergétique. Cet enjeu lance un véritable défi aux autorités estoniennes. Et Tallinn a eu beau arguer de questions d’organisation au sein du gouvernement le 21 juin 2019 lors du Conseil européen de Sibiu, il n’a échappé à personne que l’Estonie a, comme trois pays d’Europe centrale, refusé de s’engager sur l’objectif de neutralité carbone à horizon 2050.

 

Notes :

(1) Cette bourse géante permet d’échanger plus de 80 % de la consommation électrique du marché d’énergie nordique et baltique. Il fonctionne entre Estonie, Lettonie, Lituanie, Finlande, Suède, Danemark, Allemagne, Norvège et Grande-Bretagne.

(2) La coalition gouvernementale en place depuis avril 2019 rassemble à parité le Parti du centre (centre-gauche, réputé favorable aux russophones), Isamaa (nationaliste) et EKRE (extrême-droite). Sa composition hétéroclite rend souvent peu lisible la politique de cette équipe.

(3) Ce plan en cours d’élaboration par le ministère de l’Administration publique devrait être doté de 14,7 M. € à horizon 2023. Il comprend la création de parcs industriels dans la région et s’accompagne de la définition de politiques sociales et de l’emploi spécifiques.

(4) « Martin Helme says nuclear plant could be considered », Postimees, 12 juin 2019.

(5) ERR, 11 juin 2019.

(6) Enefit Green dispose de 4 parcs éoliens dans le pays et exploite 44 éoliennes générant 210 GWh par an.

(7) Reet Pärgma, « Nuclear plant in place of oil shale ? », Postimees, 14 juin 2019.

 

Par Céline BAYOU, rédactrice en chef de Regard sur l'Est

Vignette : Usine de Kiviõli, comté de Viru oriental (source : Hannu/Wikimedia Commons).

Lien vers la version anglaise de l'article.

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