Être professeur à Smolensk

Comment les enseignants vivent-ils au quotidien ? Comment se motivent-ils quand leurs conditions de travail ne font qu’empirer ? Résultats d’une étude réalisée dans les universités de Smolensk à 400 km de Moscou.[1]


Smolensk compte vingt-six établissements d’enseignement supérieur et plus de 13.000 étudiants. Un professeur d’université (professor nauk) gagne en moyenne 6.000 roubles[2] pour 400 heures par an alors qu’un maître de conférence (dotsent) est payé 3.000 roubles environ pour 520 heures, un assistant 1.500 roubles pour 650 heures et un laborantin 800 roubles pour un nombre d’heures variable. En règle générale, les membres du corps professoral en Russie comptent à leur actif une charge horaire plus lourde (respectivement 600, 800 et 1.000 heures).

Ce décalage s’explique par la volonté de certains directeurs des universités smoléniennes de motiver leurs salariés en leur permettant d’accumuler des heures supplémentaires au sein de l’établissement et d’élever ainsi le salaire de base. Mais cette démarche, derrière laquelle se cache également une stratégie de combler le manque de personnel, incite finalement les professeurs à exercer une activité complémentaire variant selon les domaines et les motivations.

Les petits boulots

Comparativement à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, les opportunités à Smolensk se font rares, les sources de revenus additionnelles restant souvent liées à l’université. Les enseignants occupent un poste administratif, ils cumulent les heures de cours dans plusieurs établissements (que l’apparition progressive des universités privées facilite) ou ils donnent des cours payants. Dans ce dernier cas, certaines filières sont favorisées comme par exemple les langues étrangères, les mathématiques ou le russe, disciplines figurant au concours d’entrée à l’université et dont la préparation s’achète par l’intermédiaire des répétiteurs.

Une autre source de financement, plus rare, sont les grants[3], une sorte de sponsoring valorisant l’activité scientifique. Quand c’est le cas, les enseignants des domaines techniques s’affichent en consultants ou informaticiens dans les entreprises; ceux des langues pratiquent l’interprétariat ou la traduction; les professeurs de sport deviennent entraîneurs d’équipes sportives; ceux de musique participent à des concerts et à d’autres représentations culturelles subventionnées. Mais nombreux sont ceux qui se lancent dans le bâtiment et la construction, dans le commerce ou dans le transport privé. En effet, il n’est pas rare de vous faire prendre en stop par un prof pratiquant le “taxi sauvage”.

Les conséquences professionnelles

Ces stratégies, tout en augmentant un revenu initial insuffisant, rendent insignifiants les avantages liés à la profession, tels que la flexibilité des horaires et le temps libre. Elles entraînent en revanche la baisse de la qualité des cours et de l’investissement dans l’université (recherche scientifique, suivi des étudiants, actualisation des programmes, réunions …). Les journées ne s’organisent plus qu’autour des démarches pour assurer la survie quotidienne. D’une manière générale, des évolutions des dix dernières années les professeurs mettent en avant la libération démocratique plutôt que la libéralisation économique. Ils apprécient la nouvelle liberté d’expression dans l’exercice de leur profession la jugeant primordiale. Toutefois cet acquis a du mal à se concrétiser …

Il faut également souligner la part de responsabilité de l’administration dans les déficiences concernant le travail de l’enseignant. Les établissements publics du supérieur ont souvent créé des sections payantes pour les étudiants ayant échoué au concours d’entrée dans les facultés. Certains ont rendu payant l’accès à l’aspirantura (équivalent de la thèse) pour les étudiants venant d’autres établissements… Ces “nouveautés” provoquent des réactions mitigées chez les professeurs, partagés entre les exigences de l’établissement en matière de financement et leur conscience professionnelle. Le fait que l’éducation soit devenue une valeur marchande nuit à leurs valeurs propres: à partir du moment où un étudiant paye, on ne peut pas le mettre à la porte et il est indispensable de bien le noter.

Des ressentiments apparaissent …

La diminution de la charge horaire officielle, accompagnée dans les faits d’une surcharge professionnelle, déstabilise le mode de vie de l’enseignant et suscite la nostalgie de l’époque soviétique. La majorité d’entre eux n’envisage leur situation précaire actuelle que par rapport à leurs positions privilégiées d’antan. Le discours sur les prix ne cessant d’augmenter ou sur la dévaluation des salaires diminuant leur pouvoir d’achat est récurrent.

Un maître de conférence souligne qu’avant 1990, elle gagnait 320 roubles alors qu’un réfrigérateur coûtait 160 roubles. Aujourd’hui son salaire s’élève à 4.500 roubles et le réfrigérateur en coûte 10.000. Ces mises en parallèle dévoilent la réalité d’une situation fragilisée qui prend encore plus d’ampleur lorsqu’elle est confrontée à son homologue occidental d’une part, et, d’autre part, aux conditions dans lesquelles vivent leurs concitoyens: Je pense que nous sommes pauvres mes collègues et moi, je pense que si j’avais le même poste en France, je pourrais louer un appartement pour moi seule, je pourrais avoir une voiture, un ordinateur, tout le nécessaire. Mais ici, moi, je n’ai rien. Je partage l’appartement avec mes parents et avec ma sœur.

Les ressentiments sont d’autant plus manifestes chez les jeunes enseignants obligés de vivre sous le toit parental, alors que les retraités qui continuent souvent de travailler bénéficient des logements qui leur ont été attribués au début des années 1990. Certains acquis de l’époque soviétique subsistent et sont mis à profit par les anciens de l’université, comme la polyclinique et donc des soins gratuits, les vacances dans les centres de repos, les réductions dans les transports, les financements de stages…

Ces services sociaux, proposés par le syndicat, sont ignorés par la nouvelle génération qui, quand on l’interroge sur ce sujet, répond qu’ils n’existent pas. Par ailleurs, la part de salaire consacrée aux loisirs est fortement réduite dans tous les groupes d’âge qui en donnent comme raison le manque de temps, des prix trop élevés et la dégradation de la qualité des représentations culturelles. Les enseignants se tournent vers la télévision, la lecture - pour autant qu’ils puissent s’offrir des livres - ou encore vers le jardinage mais dans un but alimentaire. A Smolensk, il est même difficile de citer l’informatique parmi les loisirs. Dans les universités, Internet n’est disponible qu’en salle d’ordinateurs et l’accès est payant.

Une profession dévalorisée

Le pouvoir d’achat réel d’un enseignant est difficile à évaluer. Rares sont ceux qui possèdent une voiture. La quasi-totalité du salaire passe dans l’alimentation. Avec l’argent qu’on touche, je peux m’acheter une paire de chaussure. Rien de plus se plaint Marina, chef de chaire d’université, qui bénéficie de l’aide de ses parents pour le logement et la nourriture. Ainsi, malgré les 1,8% de hausse des salaires en décembre 2001 qui rassurent certains sur l’intérêt que leur porte l’Etat, la majorité s’identifie-t-elle aux pauvres et aux démunis du pays. Les plus défavorisés, comme Ludmilla, assistante en culture physique, n’oublient pas de rappeler qu’ils gagnent parfois moins que le minimum vital officiellement fixé à 1.300 roubles. Un sentiment de dévalorisation sociale se répand parmi les enseignants qui s’interrogent sur leur prestige et leur utilité.

D’ailleurs, les enseignants définissent leur métier essentiellement en termes économiques, la dégradation de leur niveau de vie ayant entraîné, à leurs yeux, une baisse du prestige de leur profession. Comme Natalia, professeur de français le souligne à plusieurs reprises, “cette profession reste prestigieuse mais elle a quand même perdu en partie puisque le salaire est très bas”.

Pourtant, si la majorité des enseignants réduit leur situation actuelle aux difficultés financières, il n’en demeure pas moins qu’ils continuent de croire en leur “mission sociale et éducative”. Avant l’idéologie socialiste imposait d’autorité un statut avantageux et glorifié collectivement alors que désormais il semblerait que les professeurs ne doivent qu’à leurs efforts une reconnaissance locale et personnelle.

Certains nuancent une vision trop pessimiste et estiment que c’est l’attitude de la société ou de l’Etat à leur égard qui détermine le prestige de la profession. Mais un professeur de littérature de soixante-deux ans, issu d’une famille d’enseignants illustre bien le sentiment quasi unanime, de décalage existant entre la société russe contemporaine qui juge l’enseignement de manière purement utilitaire d’une part, et, d’autre part, les valeurs humanitaires comme la transmission du savoir qui ont toujours motivé les enseignants: “ Aujourd’hui, le prestige n’existe pas. Il s’agit d’un prestige formel … on ne peut pas parler de prestige tant que l’Etat ne respecte pas les profs.”

Malgré la dégradation des conditions de vie et de travail qui remet en question le pouvoir et les qualités intrinsèques du personnel universitaire, persiste et survit un optimisme plutôt fataliste: “On espère toujours mieux, cela ne peut pas être pire… et j’adore ce que je fais”. Et si les rémunérations ne les récompensent pas à hauteur de leur mérite, les enseignants conservent leur foi dans l’intérêt et les valeurs morales de leur métier. Ici à Smolensk, ils restent forts dans leur univers clos où ils ont réussi à préserver un climat d’entraide, de compréhension et de respect entre collègues et étudiants.

 

Par Julie BELLENGER

 

1. Cet article se base sur 28 entretiens effectués dans les instituts et universités de Smolensk en avril 2002, auprès du personnel enseignant (assistants, professeurs, directeurs de chaire, de faculté et adjoints au recteur).
2. En juin 2002, 1euro équivaut à peu près à 30 roubles.
3 Les “grants” de plus en plus répandus en Russie, consistent dans des subventions de fondations scientifiques gouvernementales ou privées qui permettent au laboratoire de mener à terme une recherche ou un projet, souvent en collaboration avec une institution étrangère.