Formes d’intimité entre personnes de même sexe à Akademgorodok en Russie

Un travail ethnographique sur l’intimité entre femmes en Sibérie urbaine permet de s'écarter d'une lecture binaire qui opposerait homosexualité à l'hétérosexualité. Il éclaire également comment des actes «non-traditionnels» (entre personnes de même sexe) ne sont pas forcément subversifs en Russie contemporaine, c’est à dire perçus comme liés à de l’homosexualité.


Ce texte s'inscrit dans un travail de recherche qui se fonde sur une ethnographie de trois mois de terrain entre 2013 et 2014. Celui-ci portait sur des Russes ethniques[1] à Akademgorodok, cité des sciences et quartier satellite élitiste de la ville de Novossibirsk en Sibérie. Ce choix permettait de croiser des enjeux de pouvoir à travers des émotions d’attirance (pour des personnes de même sexe), et de distance (envers des personnes de couleurs). Cet article questionne l’intimité des enquêté.e.s blanc.he.s cultivé.e.s de ce lieu particulier en Russie.

Des réseaux informels «non-naturels», une présence inaperçue

Depuis le 25 janvier 2013, une loi préalablement mise en place par le Parlement de la région de Novossibirsk condamne au niveau fédéral les «formes non-traditionnelles» de sexualité. La vision donnée par la majorité des médias d’Europe de l’Ouest à ce propos ne prend pas en compte les catégories vernaculaires, celles qui circulent parmi les enquêté.e.s, indispensables pour comprendre de quelle manière elles font sens dans leur vie. En effet, différentes terminologies sont réappropriées, critiquées, ou mises à distance dans le contexte contemporain de globalisation. À Akademgorodok, les relations sexuelles parmi des individus de même sexe se disent d’une manière spécifique: les garçons utilisent volontiers le terme «gay», alors que les jeunes filles utilisent rarement le terme de «lesbienne» (lesbianka), certaines le refusent même[2]. À Akademgorodok, on parle entre autres de «non-naturel.le» pour évoquer les personnes qui entretiennent des relations homosexuelles. Anna l’exprime en 2013:

– Tout le monde hait ce terme «lesbi».
– Et qu’est-ce que vous utilisez du coup?
– Eh bien… non-naturel / naturel. «Naturel» c’est un jargon pour parler des hétérosexuels, parce que utiliser «normal»… (elle prend une voix assurée et s’impose corporellement) Et, je ne suis pas normale ou quoi?!
– Ah… Et tout le monde comprend ce que ça veut dire?
– Oui. L’image est compréhensible par tout le monde, mais ceux qui ne sont pas non-naturels ne l’emploient pas.

On parle également d’«être dans le thème» (byt v teme). Mais faire partie du «thème» ne signifie pas faire partie d’une communauté LGBT (lesbiennes, gays, bi, trans) russe, qu’il serait difficile d’envisager pour Novossibirsk[2]. Les enquêté.e.s expliquent que cela permet de faire partie d’un réseau informel, d’avoir accès à des soirées informelles, labellisées comme «thématiques». Les petits groupes d’ami.e.s «dans le thème» ne sont pas cependant pas exclusivement constitués de personnes entretenant des rapports homosexuels.

Les termes des enquêté.e.s sont spécifiques quand on parle de relation entre personnes de même sexe. Leur manière de parler l’est aussi. Durant l’enquête, le silence, l’intensité de la voix et le détournement de la parole cryptent les communications verbales. Les discussions se réalisent au travers de chuchotements, d’emploi de termes neutres lorsque les discussions prennent place à la cantine, dans les petits bus collectifs, dans les bars, ou encore dans les chambres des internats où les colocataires peuvent être présentes. Les discussions se font également dans des espaces-temps en dehors de toute écoute, comme dans la forêt, sur la plage d’Akademgorodok, dans des salles vides de classes de l’université etc. Ainsi, les enquêté.e.s faisant partie des petits réseaux «non-naturels» et «dans le thème» mettent en place des stratégies pour parler d’eux-mêmes et d’elles-mêmes d’une manière qui est inaudible pour les oreilles extérieures à ces milieux. C’est ainsi que cette présence passe relativement inaperçue à Akademgorodok.

De manière générale, la plupart du temps, les enquêté.e.s naturel.le.s, ne connaissent pas les modalités sexuelles et affectives de leurs ami.e.s. Il a été courant d’être confronté à leur étonnement, voir agacement, du fait qu’ils et elles «n’en avaient jamais vu, jamais entendu». On a pu me dire: «Combien de fois j’ai pu aller en Europe, je n’en ai jamais vu. Ici non plus. Je pense que ces personnes n’existent pas, que c’est une invention.». Le contexte d’enquête s’inscrit en effet dans une histoire soviétique décrite par Igor Kon comme «sexophobe», particulièrement incapable d’évoquer les questions relatives à la sexualité[4]. Mais les non-naturel.le.s rencontré.e.s à Akademgorodok s’expriment et vivent d’une manière que certaines décrivent comme sereine, malgré un contexte législatif contre les sexualités «non-traditionnelles».

Il semble qu’en interrogeant les pratiques sociales corporelles de l’amitié, il soit possible de mieux comprendre cette présence qui ne se remarque pas: les relations d’amitiés entre femmes dans le contexte russe mettraient en œuvre une gestuelle particulièrement sensuelle.

Les lieux corporels de l’amitié

«Les marques publiques d’affection constituent un bon indicateur pour évaluer le poids des normes sociales et leur intériorisation dans les pratiques du quotidien.»[5] Si ces pratiques ne sont pas innées, elles dépendent de contextes historiques et socioculturels spécifiques. Dans le contexte parisien, «Se tenir par la main, et à fortiori s’embrasser, c’est se placer dans la position d’être publiquement désigné comme homosexuel. […] C’est donc s’exposer.»[6] Mais il semble qu’à Akademgorodok, ces deux gestes ne soient pas limités au répertoire des gestes affectifs dans un couple.

L’amitié, vécue par les enquêtées, s’exprime à travers des moments de gestuelle affectueuse intenses pour des jeunes filles et des femmes. Des moments comme les départs ou les retrouvailles, ou de profonds réjouissements peuvent donner une occasion de s’embrasser sur la bouche. Au quotidien, il est courant dans Akademgorodok de voir des jeunes filles s’enlacer les doigts lorsqu’elles marchent, ou encore il est possible de se faire prendre la main par une jeune fille qu’on ne connaît pas bien.

– Et est-ce que tu peux marcher main dans la main avec une amie?
– On peut même s’embrasser, comme cela s’est passé de manière imprévisible avec Lena. Je lui ai demandé: «Lena, qu’est-ce que c’était?», elle m’a répondu: «Je ne sais pas». Je lui ai à nouveau demandé: «Et on poursuit le banquet?», et elle: «probablement que non», et voilà.
– C’était une proposition sexuelle?
– Oui, du genre, «est-ce que tu vas développer ce qui s’est passé?» (rires). […] Tu as remarqué que chez nous, on a un pays décidément conservateur.
– Et quand deux amies marchent main dans la main, et s’embrassent, est-ce que ça veut dire qu’elles sont ensembles?
– Ah, mais s’embrasser sur les lèvres, on peut simplement le faire comme ça. Enfin, je ne sais pas.

Dans cette discussion, Oksana, qui n’a jamais eu de rapport sexuel avec une autre femme, révèle ainsi que marcher dans la main ou s’embrasser est relativement anodin dans une relation amicale. Comme d’autres, elle montre que cela fait partie du répertoire gestuel de l’amitié entre jeunes filles.

Faire l’expérience de sensualité dans une relation d’amitié avec une autre jeune femme n’est cependant pas synonyme d’empathie à l’égard de personnes ayant des relations affectives homosexuelles. Lors de notre première rencontre, Olga, une jeune chorégraphe exprimait à propos d’un groupe de danseuses de contact improvisation à Akademgorodok : «Là-bas, il n’y a que ces… des lesbiennes. Moi je hais les lesbiennes, pour moi une famille doit être traditionnelle, un papa, une maman, leurs enfants, et c’est tout.» Quelques jours plus tard, elle me disait, alors que je la questionnais sur ses rapports corporels avec ses amies: «Je suis relativement ouverte comme personne, tu sais. Avant, on peut dire que j’étais bi… je n’ai pas de problèmes à embrasser mes amies (elle enlace de ses mains ses bras), à les toucher.» Et à la question de savoir si elle a déjà «fait du sexe» avec l’une d’elle: «Mais qu’est-ce que ca veut dire faire du sexe avec des filles? (elle caresse le bas de son ventre d’un geste, son ton indique une question rhétorique dont la réponse serait «rien») C’est s’embrasser?».

Cette conversation montre en quoi il importerait de penser certains gestes affectifs distincts de l’idée de couple. Si la jeune chorégraphe ne supporte pas l’idée d’un rapport affectif qui perturbe une organisation familiale hétéronormée, cela ne veut pas dire que les contacts érotiques qu’elle vit se limitent à ceux qu’elle peut entretenir avec son petit copain. En cela, cette chorégraphe, comme d’autres jeunes filles d’Akademgorodok, reprend à son compte les idées d’une nation à la sexualité et à la famille «traditionnelle», une conception consolidée par les politiques étatiques de 2013. Cela amène à penser que des contacts homoérotiques peuvent parfaitement être vécus simultanément à des projections d’hétérosexualité reproductive.

La présence des non-naturel.le.s, des petits groupes informels d’ami.e.s aux pratiques homosexuelles, semble inaperçue en 2013-2014 pour ceux et celles qui n’en font pas partie à Akademgorodok. On peut penser qu’il y a un lien avec les lieux corporels de l’amitié entre filles: ceux-ci s’ancrent autour de gestes comme se prendre pas la main ou s’embrasser sur la bouche, qui sont ailleurs décrits comme réservés à des contacts de couples.

Notes :
[1] Il s’agit de personnes dites «russes» selon les catégories ethniques en vigueur en Fédération de Russie, et la plupart du temps «blanches», par opposition notamment aux peuples sibériens autochtones.
[2] Voir également Francesca Stella, «The language of intersectionality: researching ‘lesbian’ identity in urban Russia», in Y.Taylor, S.Hines & M.Casey, Theorizing Intersectionality and Sexuality. Series: Genders and Sexualities in the Social, Sciences, Palgrave Macmillan, Basingstone, 2010; et Tatian Barchunova & Oksnana Parfenova, “Shift-F2: The Internet, mass media, and female-to-female intimate relations in Krasnoyarsk and Novossibirsk”, Laboratorium, Vol.2, no.3, 2010, p.203.
[3] Barchunova et Parfenova, op. cit.
[4] Igor Kon, Sexual Revolution in Russia : From the Age of the Czars to Today, New York: Free Press, 1995.
[5] Marianne Blidon, «La casuistique du baiser», EchoGéo, 2008, n°5.
[6] Marianne Blidon, op.cit.

Vignette : La plage d’Akademgorodok, sur le pourtour de la «mer de l’Ob», Marine Martin, février 2013.

* Diplômée de l’EHESS en études de Genre, politique et sexualité, poursuit une formation de marionnettiste à la Musik Hochschule de Stuttgart en Allemagne, pour travailler ces questions sous forme de performances et de spectacles.