Garder sa singularité et survivre dans un espace hostile

Interview de Milovan Danojlic. Né en 1937 en Serbie, Milovan Danojlic est l'auteur d'une œuvre considérable en prose et en vers, honorée par de nombreux prix. Deux de ses ouvrages ont été traduits en français par l'Age d'homme: "Lettres d'un village serbe" et "La fuite du temps dans le grondement des camions".


RSE : A la fin de la Seconde Guerre Mondiale et à l'arrivée au pouvoir de Tito, quels étaient la position et le rôle de la littérature en Serbie ?

Milovan Danojlic : Le grand essor de la vie culturelle et artistique d'entre les deux guerres, que certains considèrent comme l'âge d'or de notre littérature, a été mis entre parenthèses par les vainqueurs de la guerre civile en 1945. Les autorités prétendaient repartir à zéro, en réévaluant la tradition, l'histoire, le passé. Pendant une courte période, elles ont occulté l'existence d'écrivains et de poètes qui avaient pris des positions réactionnaires, c'est-à-dire anti-communistes (comme Ducic, Slobodan Jovanovic, Vasic, Rastko Petrovic, Nastasijevic, Crnjanski). Cette opprobre n'a duré que quelques années. Tout est chez nous de courte haleine, même la folie. Peu à peu, les interdictions ont été levées. A partir de 1953, on commence à publier les œuvres d'écrivains "maudits". La dictature du réalisme socialiste était assez molle, peu convaincante. Il faut dire que les écrivains communistes (Krleza, Ristic, Davico, Zogovic, Kulenovic, Copic, Djilas) possédaient une culture remarquable -ils avaient fait leur étude sous l'Ancien Régime- et n'étaient pas dépourvus de talent. L'intelligentsia issue du système communiste a envahi la scène à partir des années soixante-dix. C'est avec elle que commence une autre époque: elle étale le provincialisme et la vulgarité et tourne le dos au monde.

Peut-on parler de réelle censure à l'ère titiste ?

Il y avait une censure sans censeurs : l'autocensure, qui est la pire de toutes. Nous avons assimilé les interdictions même celles qui étaient mal formulées. Les censeurs étaient nous-mêmes, et en luttant contre eux, nous avions souvent un comportement maso-schizophrénique. En un mot: une humiliation permanente de l'esprit, de l'âme, du cerveau… Nous étions ouverts au monde, on publiait les oeuvres de Faulkner, Camus, Sartre, Russell, Unamuno… et même temps, nous étions fermés. Dans notre for intérieur, il y avait un trou noir, une honte incurable, une capitulation vécue au quotidien, un petit poison qui intoxiquait tout…

La personnalité de Tito -un despote oriental adoré par l'Occident, aimé par nos idiots- était intouchable. L'Histoire était censurée une fois pour toutes, les événements liés à la Seconde Guerre Mondiale ne supportait aucune interprétation libre et non-officielle, taxée d'"erronée". Et cela ne tourmentait pas seulement les historiens et les romanciers qui décrivaient le passé; vous pouvez écrire des poèmes lyriques et vous sentir asphyxié par de tels mensonges… Le régime n'était pas dur, il évitait les persécutions, il n'en avait pas besoin : nous avions accepté son grand mensonge. En se taisant, rien qu'en se taisant tous les jours, nous l'avons entretenu. C'était beaucoup mieux qu'en URSS, et dix fois pire que là-bas.

Quels étaient les moyens utilisés pour contourner les directives venant du pouvoir et quelles étaient les possibilités de lutter pour la liberté ?

Les directives elles-mêmes se faisaient de plus en plus mièvres, incertaines et rares; il y a un fait que nous oublions assez souvent: après la rupture avec Moscou, Tito et ses camarades ont trahi l'idéologie communiste. Les Américains l'ont vite compris, c'est pourquoi ils leur ont fourni une aide considérable. L'idéologie refroidie, transformée en un bavardage rituel, il ne leur restait qu'un seul souci : la sauvegarde du pouvoir. Les vrais communistes avaient péri dans les camps; les apparatchiki qui ont survécu ne croyaient plus à rien. Ils ont procédé à un rapiéçage idéologique, connu sous le nom d'"autogestion". Dans un tel cirque, les moyens de détournement étaient pratiquement inépuisables. Nous avons lutté contre une idéologie à laquelle ne croyaient même plus ceux qui l'imposaient… Les poètes parlaient de tout et de rien, le langage métaphorique et les ruses d'Esope touchaient la réalité tout en évitant d'être pris en flagrant délit. Les romanciers présentaient la vie actuelle en décrivant les époques révolues ("La cour maudite" d'Andric, "Le Derviche et la mort" de Selimovic). Seule la satire a eu des problèmes un peu plus sérieux avec le pouvoir: les "camarades" s'y reconnaissaient. Djilas et les philosophes marxistes ont connu de vrais ennuis mais pas pour des œuvres littéraires.

Quand la surveillance est-elle devenue moins sévère ?

Le "dégel" a commencé dans les années cinquante. La libération était permanente. Elle a duré quarante ans, elle se poursuit à l'heure actuelle et c'est justement cela qui est terrible: quand vous tombez si bas, le redressement est sans fin, la redécouverte de la normalité peut durer tout un siècle ! Les écrivains ont eu le droit à la liberté d'expression formelle à partir de 1953. Les premiers qui se sont emparés de cette liberté étaient d'anciens surréalistes déjà confortablement installés dans l'antichambre de l'appareil communiste. Ils tonitruaient contre la totalitarisme stalinien tout en respectant le culte de la personnalité chez nous. C'était pervers, c'était une hypocrisie écoeurante, une saloperie volontaire, presque bon enfant et c'est là que nous avons perdu notre dignité humaine et nationale pour longtemps… Notre "dégel" progressait constamment avec de courtes périodes de refroidissement pour ne pas oublier le point de départ, pour se souvenir de la rigueur originale. "Ils" nous pardonnaient pas mal de bêtises pourvu qu'on n'oubliât pas qui était le maître, qui avait le droit de pardonner et de punir…

Vous dites dans votre livre "Ecrire sous surveillance" (1987) qu'en 1968, la révolte des étudiants "a contribué à la prise de conscience de l'intelligentsia, notamment des écrivains". Pour quelles raisons a-t-elle été une étape importante dans l'histoire de la pensée serbe ?

Elle a eu une grande importance dans ma propre pensée, dans le processus de ma propre libération: ce fut le moment de ma rupture définitive avec tous les mensonges et toutes les illusions. Les étudiants ont su provoquer un choc libérateur. Pour la première fois, une partie de la population s'exprimait librement et à haute voix, sans se soucier des habitudes rhétoriques et des normes bien établies. Ils étaient tous contre un régime que je méprisais timidement et plutôt secrètement. C'étaient nos gauchistes, oui, mais ils parlaient librement, au nom des idéaux purs. Ils fustigeaient la "trahison" de la bureaucratie communiste. Il y avait beaucoup de confusion dans tout cela, mais la confusion, parfois, peut être propice à la libération spirituelle. C'était la révolte des marxistes idéalistes contre les marxistes réalistes et corrompus. Alors nous avons vu, nous avons compris que la révolte était possible, nous avons respiré une bouffée d'air pur, c'était fantastique! Et "eux", ils ont entendu, pour la première fois, des cris hostiles à l'occupation du pays, de notre histoire. C'était le commencement de leur fin.

D'après vous, la littérature serbe est-elle une littérature politisée ? A-t-elle connue des périodes de "dépolitisation" ? Quelle position les écrivains d'aujourd'hui ont-ils tendance à adopter ?

La politisation est un grand danger pour l'art et spécialement pour la littérature. C'est une des raisons pour lesquelles la littérature française d'aujourd'hui va si mal. Dans le meilleur cas, la politique est indifférente envers l'art; dans le pire, elle est son ennemi mortel. Malheureusement, nous sommes toujours forcés -aujourd'hui encore plus qu'hier- à ne pas perdre de vue la conjoncture politique. Notre liberté en dépend, elle reste conditionnée et conditionnelle. Sous Tito, nous avons entendu maintes fois cette phrase horrible: "c'est inacceptable pour nous!". Inacceptable pour "eux", donc, absolument faux! Et les apôtres du Nouvel ordre mondial nous avertissent, aujourd'hui, avec un tour tautologique qui est aussi, sinon plus, tyrannique "It is not politically correct!". Vous voyez une différence ? Pas moi. Je suis politisé dans la mesure où je me bats contre l'influence néfaste de la politique dans la vie, dans l'art, dans tout. D'autres sont excités par cette influence. Chacun ses goûts.

Pouvez-vous nous parler du Comité pour la défense des libertés artistiques créé en 1982 auprès de l'Union des écrivains de Belgrade ?

Ce comité a été formé en 1982 à la suite de l'arrestation du poète Gojko Djogo. Il avait publié un recueil où il faisait allusion au règne despotique de notre président bien aimé qui était, comme vous le savez, adulé par les médias occidentaux. Nous, nous avions une appréciation assez différente et Djogo a eu le courage de l'exprimer. La presse française, si soucieuse aujourd'hui des Droits de l'Homme en Serbie, a à peine mentionné l'affaire Djogo parce qu'elle contredisait les clichés sur le pays titiste. L'existence de notre Comité était ignorée, notre lutte pour la liberté agaçait la presse de Belgrade et n'a pas ému le monde dit "libre". J'en garde un souvenir amer, et quand on parle aujourd'hui des Droits de l'Homme au Kosovo, quand on se soucie du sort des Albanais, des Tchétchènes et autres minorités, je ne crois guère à la sincérité de pareils propos. C'est de la "politique" dans le pire sens du terme. "J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans". Quel beau vers ! Dans ma jeunesse, j'ai traduit Baudelaire. Lui, il aurait soutenu notre action… Après nous, l'Académie des Sciences serbe a organisé un autre comité qui défendait les Droits de l'Homme tout court. Résultat : cette Académie a été accusée plus tard de prôner l'épuration ethnique !

Toujours dans votre livre "Ecrire sous surveillance", vous parlez du goût du grand public qui est d'après vous clairement orienté. Vous écrivez "tout ce qui s'oppose à la pensée dominante lui (au public) plaît". Pensez-vous que cela soit le cas actuellement en Serbie ?

Oui et non. Aujourd'hui, la situation est moins claire. L'Occident en est responsable parce qu'il est intervenu dans nos affaires avec une maladresse, une ignorance et une partialité criminelles. Oui, nous-mêmes, nous sommes les premiers responsables, mais l'Occident a envenimé nos difficultés à tel point qu'il a réussi à instrumentaliser une grande partie des bêtises et des faux pas de nos dirigeants. Autrefois, j'ai écrit un livre contre l'arrogance et autres crétineries serbes ("Lettres d'un village serbe"). Mais devant la crétinerie des "philosophes" français, B. H Lévy & compagnie, j'ai dû battre en retraite: cette pensée est encore plus sous-développée que ce que je haïssais dans le désert balkano-communiste. En découvrant le racisme anti-serbe, je suis devenu patriote malgré moi. Le public serbe aujourd'hui ne sait pas à quel dieu se vouer. Les francophiles, les anglophiles, les russophiles, pour ne pas parler des américanophiles, pleurent leurs illusions.

Quelles sont pour vous les traits distinctifs ou caractéristiques les plus marquantes de la culture serbe ?

C'est la culture d'un petit peuple slave, une culture autochtone et authentique dont la devise pourrait se définir ainsi: garder sa singularité, vivre et survivre malgré une position géostratégique très défavorable. Les traits essentiels de cette culture, ses grandes qualités sont en même temps la source et l'explication de ses grands défauts. Notre culture est autochtone au prix de l'exclusion des systèmes européens qui ont su imposer leurs critères dans le monde. Notre originalité est mal perçue et très souvent elle côtoie le provincialisme. Nous n'avons pas appris à cultiver cette originalité d'une manière efficace et productive. Nous oscillons tout le temps entre une présomption issue du complexe d'infériorité et une triste soumission à tout ce qui vient du "grand monde". La raïa[1] est très rebelle ou très obéissante, elle ne connaît pas de juste milieu. Malgré tout, je préfère cette situation à une faculté d'accommodation bon marché qui accepte les grands critères sans les satisfaire vraiment…

Considérez-vous qu'à l'heure actuelle la liberté de création existe pleinement en Serbie ?

Oh oui, mais elle est plutôt stérile, elle a perdu tout impact dans la vie publique. Vous pouvez dire et écrire ce que vous voulez, les choses vont comme elles vont. A Belgrade, on publie des livres et des articles contre le Président Milosevic et sa femme. Les écrivains ne sont pas poursuivis pour ce qu'ils publient, c'est bien, mais en même temps c'est si peu, c'est rien. La vraie littérature est marginalisée, encore plus que sous le régime titiste; tout simplement, elle ne compte plus… La forteresse de mensonge est tombée, et ce qui l'a remplacée n'est pas la réalisation de mon rêve, loin de là. Il y a une tragédie post-titiste dans laquelle j'ai du mal à nommer un seul coupable: la responsabilité de l'Occident est, peut-être, plus grande que celle du malheureux Milosevic. Qui se soucie vraiment de la liberté de création en Serbie ? Les sanctions ont sapé la vie, arrêté tout progrès, amené les petites gens à se rassembler autour de leur président qui, quoi qu'on en dise, s'oppose à la mainmise étrangère: la Serbie est le seul pays dans les Balkans qui n'est pas, encore, "occupé" par les forces américaines… Et la liberté de création dans tout cela, qui s'en occupe ?

La vie culturelle semble se concentrer à Belgrade. Existe-t-il une vie culturelle dans les villes de province ?

Très souvent la province dépasse Belgrade, elle marche, en tout cas, dans le même sens que la capitale. Des écrivains remarquables, tels que Goran Petrovic, Dobrilo Nenadic, Alexsandar Tisma, Tomislav Marinkovic, David Albahari et d'autres encore, vivent et écrivent loin de Belgrade. Les revues littéraires et les publications d'opposition foisonnent en province autant qu'à Belgrade. La décentralisation existait déjà sous l'ancien régime. Aujourd'hui, elle est un fait à la fois politique, économique et culturel. N'oubliez pas que 40% de la population vivant en Serbie n'est pas de nationalité serbe : la Serbie maudite par l'Occident pour "l'épuration ethnique" est la pays le plus multiethnique dans les Balkans ! A Belgrade vivent une centaine de milliers de Musulmans, d'Albanais, de Turcs… Les livres et les journaux en langue albanaise, hongroise, ruthène, slovaque, bulgare, turque, roumaine constituaient une réalité bien avant que l'OTAN et M. Kouchner ne s'y intéressent… Ce qui nous manque, c'est une orientation positive, constructive envers la vie. Il faut sortir de l'impasse et cela ne dépend pas que de nous.

Quelles sont les impératifs de l'actuelle lutte pour la survie et le développement de la culture serbe ?

Etre bien enraciné dans le sol national et cultiver une pensée, une sensibilité qui dépassent cette condition. S'adapter au monde et adapter les vraies valeurs de ce monde à nos besoins et à nos possibilités. L'Etat commun des Slaves du Sud était notre grand projet universaliste, internationaliste. Ce projet a échoué par manque d'intelligence, par manque de chance aussi. Deux fois dans ce siècle, cet Etat est tombé mortellement malade et chaque fois nous n'étions pas prêts à faire face, nous ne savions pas quoi faire avec nous-mêmes, encore moins avec nos "faux frères". Les conclusions que nous avons tirées de ces catastrophes étaient fausses et pernicieuses. Au Nouvel Ordre Mondial, très souvent, nous opposons un nouveau primitivisme. Une partie de notre élite qui se veut moderne et émancipée, qui dénonce la grossièreté bien de chez nous, tombe dans un piège encore plus dangereux: la servilité envers tout ce qui est étranger. Les grandes valeurs de la civilisation occidentale sont complémentaires avec nos aspirations séculaires. Le Serbie est quelque chose d'autre, l'Occident européen est aussi quelque chose d'autre par rapport à ce spectacle affligeant auquel nous assistons depuis dix ans. La Serbie et les Etats-Unis méritent mieux que leurs dirigeants actuels, les maîtres de ce conflit insensé.

 

Par Milana CHRISTITCH

 

[1] Raïa: mot turc désignant les sujets non musulmans de l'empire ottoman.
Synonyme de "peuple", dans le sens "masses populaires".

 

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