Genre et sexualité en ex-Yougoslavie: d’un traditionalisme à l’autre?

Il est admis que la répartition des rôles associés au genre a connu un processus de « détraditionalisation » en Yougoslavie communiste, suivi d'une « retraditionalisation » avec la montée des nationalismes dans les années 1980.


La notion de rôle de genre questionne les différents aspects de la relation d'une société au genre, notamment à travers son rapport à la sexualité et ses politiques familiales. Les stéréotypes ou discriminations des sociétés dites traditionnelles, en ex-Yougoslavie comme ailleurs, ne concernent pas uniquement les femmes mais aussi les minorités sexuelles aux comportements perçus comme « déviants ». Dans ces sociétés, le rôle des femmes, mais aussi celui des populations LGBT sont ainsi étroitement contrôlés, ces dernières étant contraintes de s'adapter à une norme présentée comme « naturelle ».

L'émancipation yougoslave: une émancipation de façade

Le parcours de la lutte des femmes pour l'égalité des droits dans les Balkans occidentaux peut être retracé à partir de la fin du 19ème siècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, certaines femmes se battaient au front tandis que d'autres aidaient à l'arrière. Ainsi, parmi les 800 000 soldats du maréchal Tito ayant pris part aux combats, 100 000 étaient des femmes. Trois raisons principales expliquent cette forte participation: l'inclusion de l'émancipation des femmes dans l'idéologie communiste, le fort besoin en soldats sur le front et en travailleurs à l'arrière pour remplacer les hommes partis au combat. Cependant, malgré leur participation active, les femmes ont obtenu de moindres positions hiérarchiques, que ce soit au sein de l'appareil militaire ou du Parti. Pendant la guerre, les femmes étaient principalement fédérées au sein du Front anti-fasciste des femmes (AFŽ)[1]. Mais, dès 1944, celui-ci a été réduit à une organisation subordonnée au mouvement plus large des partisans, entravant toute tentative d'assurer une continuité entre les revendications féministes antérieures à la guerre et le régime communiste yougoslave nouveau-né. De fait, il n'y eut pas de mouvement féministe indépendant en Yougoslavie jusqu'à la fin des années 1970[2|.

Si la promotion de l'égalité homme-femme faisait partie intégrante de l'idéologie socialiste en Yougoslavie, les progrès furent lents. La superficialité de cette émancipation s'explique en partie par la confiscation de la question féministe par la Ligue des communistes yougoslaves: le socialisme promettant de résoudre tous les problèmes sociaux, tout essai d'y remédier en dehors du cadre du Parti était perçu comme contreproductif ou, pire, contre-révolutionnaire. Mais cette opposition traduisait une division plus profonde: quand les mouvements féministes pointaient du doigt les préjugés conservateurs dans les domaines culturel, religieux, économique, politique et social, la Ligue des communistes yougoslaves, elle, voyait –au moins au niveau discursif– la source de tous les maux dans l'impérialisme capitaliste, impérialisme qu'il suffisait de combattre pour qu’advienne une société socialiste parfaitement égalitaire[3]. Dès lors, si le régime communiste se montra actif sur la question de l'égalité homme-femme à travers la propagande officielle, il semble avoir failli à remodeler la perception populaire de la question.

Malgré cette émancipation imparfaite et des problèmes persistants relatifs à l'emploi (notamment la sous-représentation des femmes dans les instances dirigeantes), certains progrès sociétaux sont à souligner, comme le droit au divorce et à l'avortement. Ce dernier fut légalisé sous certaines conditions en 1952, et libéralisé en 1969. La Constitution yougoslave de 1974 a confirmé cette politique libérale[4].

L'homosexualité, en revanche, faisait moins consensus. La Slovénie fut la première des républiques à la dépénaliser en 1974, ce qui n’empêcha pas que cette pratique reste largement perçue comme un trouble mental. Les autres républiques suivirent, au cours des deux décennies suivantes (la Bosnie-Herzégovine étant la dernière à la décriminaliser, en 1997)[5]. La visibilité de l'homosexualité dans une certaine frange de la scène culturelle yougoslave dès les années 1970 rappelle néanmoins l'hétérogénéité des perceptions sur la question du genre, avec de grandes différences à la fois entre les républiques, et au sein de celles-ci.

La retraditionalisation du genre au service de la propagande nationaliste

Dans toutes les républiques de l'ex-Yougoslavie, les premières élections pluralistes ont vu l'arrivée au pouvoir de partis nationalistes plus ou moins xénophobes et patriarcaux. Alors que les femmes ont disparu de la sphère politique, les questions les touchant se sont également effacées. Julie Mertus, professeur à l'American University, spécialisée notamment sur les questions de genre dans les société en transition, résume ainsi la situation : « Dans le folklore national de nombreuses nations, les femmes sont les procréatrices, le symbole de la mère-patrie, les victimes politiques, mais pas les acteurs politiques. »[6]

En effet, dans la rhétorique nationaliste, les femmes, mères de la nation, ont le devoir de la perpétuer, biologiquement et culturellement. Dans toutes les républiques, dès la fin des années 1980, les leaders politiques se sont mis à agiter le chiffon rouge de la croissance démographique prétendument explosive et menaçante des groupes ethniques désignés comme ennemis. Le blâme était également jeté sur les femmes modernes et émancipées qui se dérobaient à leur devoir reproductif. Afin d'y remédier, outre les incitations législatives –par exemple au travers des systèmes de taxation– les différents gouvernements nationalistes tentèrent de limiter le droit à l'avortement, garanti depuis 1974[7].

Mais cet accent sur les politiques natalistes était moins une question pragmatique ou morale qu'une façon de supporter à moindre coût la rhétorique nationaliste étatique. Comme le souligne Wendy Bracewell, « l'emphase sur la fécondité seule et le manque d'intérêt sérieux pour d'autres moyens d'encourager le développement de familles plus larges posent la question de savoir si les politiques familiales des autorités avaient vraiment pour but premier d'assurer la "survie biologique" de la nation »[8].

Plus généralement, les sexualités et rôles de genre considérés comme pervertis était projetés de l'autre côté de la frontière. L'ennemi était souvent décrit comme manquant de virilité, voire homosexuel. De la même façon, ceux à l'intérieur de la communauté nationale qui remettaient en cause les visions nationalistes et traditionalistes de leur genre étaient dépeints comme de possibles traîtres[9].

Sous le régime communiste comme sous les différents régimes nationalistes, les femmes étaient supposées laisser l'intérêt collectif, qu'il soit national ou de classe, prévaloir sur leur intérêt personnel. Mais ce rôle n'était pas purement biologique: au contraire, les femmes étant supposées transmettre l'idéologie socialiste au sein de la famille, à travers leur travail et leur participation politique, démarche soutenue notamment par l'accès à la planification familiale. Et ce au prix d’une petite contradiction avec la vision traditionnelle des régimes nationalistes. S'il serait erroné de dire que le régime communiste n'était plus patriarcal, les différentes doctrines nationalistes instrumentalisèrent et restreignirent encore davantage le rôle des femmes.

Genre et anti-militarisme

Les premières initiatives indépendantes de défense des droits des femmes sont apparues en Slovénie au milieu des années 1980, à la fois en résistance à l'approche du Parti sur la question féministe et à celle des courants ethno-nationalistes montants. Ces groupes féministes indépendants étaient néanmoins très hétérogènes et des oppositions internes sur la position à adopter face aux politiques nationalistes les ont souvent rendus impuissants. L'approche antimilitariste de certains d'entre eux, notamment la section des femmes de la Société sociologique slovène (apparue à Ljubljana en 1984), ainsi que les Femmes en noir à Belgrade en 1991, est cependant à souligner.

Davantage marginalisés, les groupes de défense des droits LGBT eurent encore plus de mal à émerger. Les premiers de ces groupes apparurent à Ljubljana dans le courant des années 1980 avec MAGNUS, la section gay du centre culturel étudiant, et Lilit, un groupe féministe pro-lesbien. Comme en témoigne l'exemple du groupe Arkadia à Belgrade, eux aussi se heurtèrent au problème de la position à adopter face au nationalisme[10].

De fait, force est de constater que, tout patriarcal fut-il, le régime socialiste yougoslave s’avéra globalement plutôt favorable aux minorités basées sur le genre –plus spécialement concernant l'égalité homme-femme–. Les régimes nationalistes qui lui ont succédé suscitèrent, eux, une confrontation plus directe avec les associations de défense des intérêts de ces minorités.

Notes :
[1] Barbara Jancar-Webster, « Women in the Yugoslav National Liberation Movement », Gender Politics in the Western Balkans: Women and Society in Yugoslavia and the Yugoslav Successor States, University Park: Pennsylvania State University Press, 1999, pp.67-87.
[2] Sabrina Ramet, « In Tito's time », Gender Politics in the Western Balkans: Women and Society in Yugoslavia and the Yugoslav Successor States, University Park: Pennsylvania State University Press, 1999, pp.89-105.
[3] Ibid., Sabrina Ramet.
[4] Ibid., Sabrina Ramet.
[5] Katja Kahlina, « What's sexuality got to do with it? On sexual citizenship »,Citizenship in Southeast Europe , mis à jour le 18 novembre 2012.
[6] Julie Mertus, « "Women" in the Service of National Identity », Hastings Women's Law Journal, 1994, pp.5-23.
[7] Zarana Papic, « Women in Serbia: post-communism, war and nationalist mutations », Gender Politics in the Western Balkans: Women and Society in Yugoslavia and the Yugoslav Successor States, University Park: Pennsylvania State University Press, 1999, pp.153-169. Vlasa Jalusic, « Women in post-socialist Slovenia: socially adapted, politically marginalized », Gender Politics in the Western Balkans: Women and Society in Yugoslavia and the Yugoslav Successor States, University Park: Pennsylvania State University Press, 1999, pp.109-129.
[8] Wendy Bracewell, « Women, Motherhood, and the Contemporary Serbian Nationalism », Women's Studies International Forum, 1996, pp.25-33.
[9] Ibid., Julie Mertus.
[10] Donna M. Hughes et Lepa Mladjenovic, « Feminist organizing in Belgrade, Serbia: 1990-1994 », Canadian Women’s Studies, Vol.16, N°1, 1995, pp.95-97, et Vlasa Jalusic, Ibid.

Vignette : Graffiti sur un mur de Split, Croatie (photo : Julia Druelle, août 2014).

* Julia DRUELLE est étudiante en Master d'études sud-est européennes à l'Université de Belgrade.

244x78