Géorgie: Altersexualités, privilégier les droits aux maux

A l’heure où l’Europe fête les «fiertés lesbiennes, gayes, bisexuelles et transgenres» (mieux connues sous l’acronyme LGBT), au moment où le Conseil de l’Europe adopte la résolution 1728 réitérant sa position sur la nécessité pour ses Etats membres de légiférer sur la question de la défense des droits des LGBT[1], force est de souligner le fossé qui sépare encore bien souvent les intentions affichées aux plus hauts niveaux et les pratiques ancrées sur le terrain. Si, sur ce point, la Géorgie est loin d’être exemplaire en matière de tolérance, elle n’est toutefois pas totalement en retrait du combat mené par les « altersexuels » pour leurs droits.


homme avec lunettes de soleil et cigaretteÉtat des lieux du mouvement LGBT avec Paata Sabelashvili, fondateur de Inclusive Foundation, unique association LGBT au Sud Caucase.

Inclusive Foundation, des pros au service des gays et lesbiennes

Paata Sabelashvili : « Inclusive Foundation a été fondée en 2006. Nous sommes sept à l’origine de ce projet, tous issus du monde associatif, d’horizons divers de la société civile. Nous ne constituons pas une communauté LGBT, il n’en existe d’ailleurs pas à proprement parler en Géorgie. Nos expériences respectives et notre militantisme sont au fondement de notre association: Inclusive est destinée à soutenir, aider et guider les lesbiennes, gays, trans et bi de Géorgie qui sont perdus, discriminés, livrés à eux-mêmes. Notre association a connu un essor rapide grâce à notre professionnalisme et notre détermination. Nous n’étions pas des débutants !

Moi-même, détenteur d’un master en relations internationales, je me suis spécialisé dans les « conflicts studies », j’ai travaillé pour le Danish Refugee Council, où j’ai spécifiquement œuvré dans le domaine du dialogue post conflit, puis je me suis professionnalisé dans les questions de soins aux handicapés. Je fais actuellement du consulting sur les stratégies gouvernementales ciblant les déplacés. J’ai ainsi pu faire profiter Inclusive foundation de mon expérience concrète issue de la société civile, des terrains auxquels je me suis frotté. Mon homosexualité, ma personnalité militante et ma carrière expliquent mon engagement dans cette voie.

Inclusive Foundation offre divers services aux lesbiennes et gays qui s’adressent à nous : nous avons des consultations en ligne, des formations diverses, nous nous efforçons de répondre aux questions sur tous les thèmes (juridiques, pratiques, sanitaires et psychologiques). Nous faisons des enquêtes sociologiques auprès des LGBT, de la prévention, et de l’information sur les questions relatives aux LGBT telles qu’elles sont posées dans le monde. Nous accompagnons les LGBT dans leur décision de faire leur coming out, comme dans leurs problèmes avec la justice qui, au lieu de les protéger en tant que victimes, tend souvent à retourner la situation pour en faire des coupables! Nous distribuons des kits « pour une sexualité sans risque », informons sur les MST, le sida, etc. Nos fonds proviennent de l’ONG LGBT néerlandaise Cultuur en Ontspannings-Centrum (COC), de la Heinrich Böll Stiftung, du International Gay and Lesbian Association. Nous sommes reconnus, aidés et soutenus au niveau international : auprès du Conseil de l’Europe, de l’OSCE...

Nous avons rapidement développé notre site Internet[2], nous collaborons avec les étudiants et professeurs qui viennent nous voir pour leurs dossiers, recherches et enquêtes. Nous finissons actuellement la traduction vers le géorgien d’un livre azéri, Artush et Zaur, d’Ali Akbar. C’est l’histoire d’amour entre un Azerbaïdjanais et un Arménien, à Bakou et à Tbilissi, sur fond de guerre au Karabagh[3]. Nous mettons notre bibliothèque à la disposition de tous: nous avons des ouvrages traduits ou non sur les droits de l’homme, des essais de sciences sociales sur les questions liées aux sexualités, etc. Nous éditons notre propre magazine trimestriel ME, en anglais et en géorgien, disponible gratuitement sur notre site. Il nous sert non seulement de relais à l’international –notre public est surtout les ONG–, mais aussi de « lobby » auprès des représentants politiques. »

Pas de sexe en URSS, pas d’altersexe en Géorgie

Paata Sabelashvili : « En Géorgie, l’homosexualité n’est plus un crime, elle a été dépénalisée en 2000. Néanmoins, elle reste un problème de société saillant. Les gays, lesbiennes, bisexuels et transgenres sont toujours confrontés à des discriminations de toutes sortes, que cela soit de la part de leur entourage immédiat, famille, collègues, comme de la société en général. Les LGBT font encore face à des chantages sur leur lieu de travail, malgré le code du Travail qui, depuis 2006, pénalise les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle. Ils subissent des accusations fondées ou non sur leur orientation sexuelle, des violences dans la rue, et ce parfois même de la part des représentants des forces de l’ordre !

Si la loi géorgienne n’est pas si mauvaise, elle reste toutefois incomplète, imparfaite. Elle ne criminalise pas l’homophobie ni l'incitation à la haine, et manque d’efficacité. Il n’y a ainsi aucun mécanisme de protection des victimes d’homophobie et de haine, le code pénal ne traite que les discriminations sur base ethnique ou religieuse. En outre, les victimes de telles discriminations craignent la justice par peur d’être exposées ! En un mot, l’homophobie reste légale en Géorgie.

Il faut remonter à l’époque de l’URSS pour comprendre un aspect de ce problème[4]. On le sait, en Union soviétique, il n’y avait officiellement «pas de sexe». Cette question taboue était associée à l’Occident. A la fin des années 1990, les théories du complot ont fleuri à tout propos, et les termes « homosexuels » comme « Arméniens » avaient alors acquis, en Géorgie, des connotations négatives, injurieuses, destinées à stigmatiser leur destinataire. C’est à travers ce biais, en quelque sorte, que le thème de l’homosexualité s’est imposé dans le discours public. Cela s’est accentué après la Révolution des roses: on s’est mis à parler davantage de sexualité et d’homosexualité, en termes positifs ou non. Le Patriarche lui-même a pu tenir des propos anti homo. L’Etat, l’Eglise et les médias se rejoignent sur ce point. »

Sur le rôle de l’Eglise orthodoxe géorgienne, Vassil Kobakhidzé, ancien assistant du patriarche aujourd’hui très critique envers l’Église orthodoxe géorgienne, est particulièrement acerbe. Dans son interview accordée au magazine ME, il déplore le conservatisme moralisateur du Patriarcat géorgien. Selon lui, la Géorgie issue de la Révolution des Roses est de type totalitaire, et la société orthodoxe géorgienne, « néophyte en terme de religion », a déployé un zèle particulièrement homophobe basé sur le mythe ethnonationaliste orthodoxe géorgien soutenu par l’Église orthodoxe. Il conclut amèrement sur la part de responsabilité de cette Église –et de son homophobie qui fait écho à l’homophobie culturelle traditionnelle de la société –, dans l’intolérance rampante actuelle[5].

Paata Sabelashvili : « D’un point de vue comparatiste, la Géorgie est le seul pays de la région à avoir une association de défense des droits des LGBT, c’est-à-dire une association organisée, travaillant de manière ouverte, qui a su s’imposer avec le temps. Regardez en Russie: l’homophobie y est pratiquement institutionnalisée, les autorités sont ouvertement homophobes, ce qui n’est pas le cas ici. En Arménie, la mentalité, comme les institutions (armée, police, etc.) sont homophobes, comme d’ailleurs les médias. En Azerbaïdjan, la situation est légèrement différente, si la société est homophobe, Bakou fait figure d’exception. A tel point que beaucoup de gays géorgiens s’y rendent pour sortir ! »

Homophobie et hystérie

Paata Sabelashvili : « En Géorgie, la question de l’homosexualité est liée aux problèmes de liberté d’expression. Dans les cas flagrants d’homophobie, tout est fait pour éviter le sujet, comme si cela n’était pas un crime. Ainsi de l’affaire du journaliste de Batoumélébi, Tédo Jorbénadzé. Il a été victime d’un chantage de la part des forces de l’ordre: comme il a refusé d’être leur indic, ils l’ont dénoncé comme homosexuel pour le dénigrer. Vraie ou fausse accusation, là n’est pas la question: la nature de l’accusation est criminelle, car homophobe. Mais personne n’a relevé l’accusation comme telle. »

Ajoutons qu’en 2007, Eka Aghdgomélachvili écrivait dans ME : « Le but du néomoralisme actuel est de « purifier » le discours public de ce thème considéré comme un « péché ».[…] Actuellement en Géorgie, le discours dominant tend à criminaliser les tenants d’un discours différent, en les taxant d’ennemi public, de traître à la patrie, d’agents pour le compte de l’étranger, etc. Tout discours sur une sexualité non normée est considéré comme une propagande honteuse.[…] Ceci provient de toute évidence du douloureux héritage de notre passé soviétique »[6].

En outre, la philosophe Lela Gaprindachvili rappelle que les médias géorgiens, et en premier lieu la télévision, sont pratiquement coupés de la société géorgienne réelle : « Le divorce d’avec la société est tel qu’on pourrait croire que les producteurs [télé] vivent sur Mars. C’est comme si la guerre [d’août 2008] n’avait pas eu lieu: on ne voit pas les déplacés, pas plus que les handicapés d’ailleurs. Et ne parlons pas des minorités religieuses, encore moins sexuelles »[7].

Paata Sabelashvili : « Autre exemple de discrimination: lors de l’audition des candidats au poste de médiateur de la République, l’un des candidats s’était ouvertement déclaré homophobe, il prônait même la re-pénalisation de cette « déviance » ! L’ancien médiateur, Sozar Soubari, préférait ignorer la question. L’actuel, Guiorgui Toughouchi, semble plus ouvert sur ce sujet, c’est donc un net progrès.

Je parlais des élections municipales de mai 2010. L’un des candidats à Tbilissi, Lado Sadghobelashvili, du parti Mouvement pour la Liberté de Koko Gamsakhourdia (fils du premier Président géorgien), a fait campagne en accusant les gays de préparer en cachette une gay pride en été à Tbilissi, quand tous seraient en vacances! L’absurdité même! Ce n’est pas la première fois que ce genre de déclaration hystérique et homophobe est fait. L’association des jeunes avocats géorgiens (Georgian Young Lawyers Association, GYLA) a alors porté plainte pour «incitation à la haine», et quand bien même le procès fut un échec (ce candidat a nié avoir fait de telles déclarations, il a donc été maintenu sur sa liste aux élections !), il reste qu’il demeure positif pour notre cause. Le même Lado Sadghobelashvili utilisait d’ailleurs sa page Facebook dans le cadre de sa campagne homophobe, secondé par sa propre mère qui intervenait parfois. Nous avons réagi en appelant les LGBT de sa circonscription à voter pour lui ![rires] »

Le 15 décembre 2009, l’association Inclusive Foundation a subi une descente de police particulièrement violente. Des policiers en civil s’en sont pris avec brutalité aux membres présents, dont Eka Aghdgomélachvili, et ont finalement mis en prison son directeur Paata Sabelashvili sous le prétexte qu’il détenait de la drogue, motif d'inculpation classique quand les chefs d’accusations manquent. Il a finalement été relaxé, mais les membres de l’association, qui se savent désormais surveillés, vivent dans la peur de nouvelles violences gratuites. Dans une lettre ouverte au Président géorgien et au médiateur de la République, l’association déclare: « Ce raid contre Inclusive Foundation est la continuation logique de la politique répressive du gouvernement contre les ONG. Elle vise à marginaliser, intimider et discréditer les défenseurs des droits de l’homme en Géorgie. »[8]

On est alors en droit de se poser la question de la cohérence du discours politique géorgien. A l’attention « du monde extérieur », les représentants géorgiens vantent les avancées démocratiques, libérales, la « traditionnelle tolérance géorgienne », mais où sont les fondements d’une société ouverte, le pluralisme et le multiculturalisme ? Au niveau national, le mépris, voire l’hystérie, dominent sur les questions ayant trait aux minorités religieuses, ethniques et sexuelles. Liberté de parole et tolérance sont des droits et des valeurs qui restent à acquérir. Mais quand on voit la situation des gays et lesbiennes dans « nos » démocraties occidentales, on comprend que le chemin à faire est encore long en Géorgie.

Notes :
[1] Parliamentary Assembly
[2] Le site d’Inclusive Foundation.
[3] Sur Artush et Zaour, voir la recension sur le site:
http://denisdonikian.wordpress.com/2009/02/11/artush-et-zaur-–-une-love-story-gay/
[4] Lire à ce sujet l’article de B. Fremon, « Out of the Blue, une histoire des homosexuels en Russie», Regard sur l’Est, 1 mai 2001.
[5] « The Church, Human Rights, Homosexuality », ME n°8, 2008.
[6] « Media:The Fight on Public Discourse », Me n°6, 2007.
[7] « On Notions of Masculinity and Feminity in Georgian Language and Culture », ME n°9 2008.
[8] http://www.peacedialogue.am

 

Par Sophie TOURNON

Vignette : Paata Sabelashvili, par © Gregory Regini.