Géorgie: Lancement de la campagne législative et lutte des chefs

Pour la première fois, la fête nationale géorgienne a été célébrée en grande pompe non pas dans la capitale, mais à Koutaïssi, promue deuxième ville du pays. Cette démonstration de la force militaire géorgienne a été l’occasion de lancer la campagne des législatives du mois d’octobre 2012.


 Fête nationale géorgienne, 26 mai 2012, KoutaïssiAinsi, le traditionnel défilé militaire a-t-il eu lieu à 200 km de Tbilissi, pour poursuivre la politique, pourtant très timide, de décentralisation. Ce choix de nommer Koutaïssi seconde capitale géorgienne a ainsi été motivé par la volonté du Président Mikhéil Saakakchvili de prendre à la lettre l’idée de séparation des pouvoirs, au fondement du concept de démocratie. À Tbilissi l’exécutif, à Koutaïssi le législatif. Ce dernier est alors au centre d’une lutte entre deux adversaires acharnés: le parti du Président contre le « Rêve géorgien » de Bidzina Ivanichvili.

Délocalisation de la fête nationale

Ce 26 mai 2012, l’armée a paradé dans la belle ville endormie de Koutaïssi, sinistrée par un fort taux de chômage et dont la vie autant économique que culturelle est vampirisée par Tbilissi. Les soldats et les blindés ont été accueillis par une foule nombreuse qui pouvait admirer, par-delà les véhicules militaires, le bâtiment du futur parlement qui accueillera les députés dès la rentrée, en octobre.

La silhouette du bâtiment est en lui-même tout un symbole. Demi-sphère de verre, le Parlement s'impose au beau milieu d’un parc encore occupé par des grues affairées. Le verre, matériau dominant, incarne la marque de fabrique de « l’ère Saakachvili ». Sa luminosité et ses courbes sont des effets privilégiés par celui qui a fait de la transparence et de la modernité son leitmotiv politique.

Le matin même du 26 mai, avant le lancement du défilé, le Président M. Saakachvili faisait une allocution dans la salle principale du Parlement. À son habitude, le chef de l’État a émaillé son discours d’exemples édifiants inspirés de «ses» royaux prédécesseurs historiques, inscrivant son action dans le long continuum des héros nationaux ayant œuvré pour le salut du pays. Un pays en chantier à l’image du Parlement, a-t-il dit, mais dont le choix de direction politique et économique n’est plus à mettre en doute. M. Saakachvili s’est alors mis en scène non plus dans son rôle de président, mais plus précisément dans celui de promoteur de son parti, le Mouvement national uni, et de son équipe omniprésente aux postes-clé politiques de ce pays. L’enjeu n’est pas tant de se féliciter des avancées réelles acquises depuis la «révolution des roses» et sa réélection en 2007. M. Saakachvili a surtout déclaré ouverte la campagne électorale pour les législatives d’octobre. Celles-ci, a-t-il affirmé, seront l’occasion non seulement de délocaliser un pouvoir trop longtemps centralisé, mais aussi de prouver que la Géorgie peut atteindre un haut niveau de démocratie en organisant des élections « plus transparentes, plus libres et plus exemplaires » qu’auparavant.

Lancement de la campagne législative

Le thème de la démocratie, plus populaire car rendue plus proche des Géorgiens, est un récent enjeu de communication de l’actuel gouvernement. Certes, les délocalisations des instances supérieures vont dans ce sens (comme pour la délocalisation de la Haute cour de justice à Batoumi), mais beaucoup craignent un fiasco ou dénoncent les effets d’annonce depuis des années. En effet, à part le maire de Tbilissi, élu au suffrage direct depuis seulement deux ans, aucun autre corps politique intermédiaire n’a (encore) reçu l’onction populaire, que cela soit au niveau régional aussi bien que local. Plus récemment, l’un des chantiers lancés par le gouvernement est celui d’e-gouvernement, ou administration électronique: la communication des services publics, en premier lieu judiciaires, sera simplifiée à l’aide des technologies de l’information et de la communication (TIC) pour faciliter et accélérer les démarches et les relations administrés-administration.


George Gogua, Fête nationale géorgienne, 26 mai 2012, Koutaïssi.

Selon le président désormais porte-parole, le renforcement d’une Géorgie davantage démocratique, encore plus stable et fermement engagée sur la voie de la prospérité économique, ne serait possible qu'à condition de conserver aux postes ministériels les personnes qui ont fait leurs preuves actuellement aux commandes du pays. Le Président a une fois de plus assuré que seule son écurie sera à même de poursuivre la politique d’extirpation de la Géorgie du «monde ancien», peuplé de vieux démons et toujours menacée d’ennemis divers extérieurs comme de traîtres de l’intérieur. La Russie est directement visée, comme dans pratiquement tous ses discours, et son adversaire Bidzina Ivanichvili est lui aussi critiqué et moqué pour ses supposées connexions avec le Kremlin et ses plans jugés dangereux pour l’avenir de la Géorgie[1]. Le Président l’assure : confier les clés du Parlement, voire du pays, à cet « homme du passé manipulé par l’extérieur » reviendrait à faire perdre les acquis d’une Géorgie déjà prise pour modèle par bien des pays[2]. Si ces déclarations de guerre rhétoriques se concentrent sur cette seule personnalité, c’est que le milliardaire est le principal, sinon l’unique adversaire politique sérieux au parti présidentiel dans la course aux législatives. Comme souvent, entouré de symboles politiques forts dans des lieux flambants neufs, le Président a de nouveau fait preuve de son talent d’orateur infatigable ressassant des thèmes quasi quotidiennement martelés dans les médias: toute alternative à sa vision et à sa méthode de gouvernement serait aventureuse et préjudiciable pour l’avenir de la petite et fragile république.

Pendant ce temps, à Tbilissi

Dans le même temps, un autre événement se déroulait à Tbilissi. L’avenue principale accueillait des tentes et des stands présentant au public les produits nationaux : le festival « produit en Géorgie » venait remplacer la parade militaire délocalisée, tout en exacerbant le sens du sentiment national. Outre les divers produits agroalimentaires, culturels et matériels proposés par des entreprises géorgiennes, la place de la Révolution des roses, au bout de l’avenue Roustavéli, accueillait le « clou du spectacle ». Disposés sur un large tapis rouge, des véhicules blindés, des lance-missiles, un avion militaire et un drone étaient révélés au public, qui pouvait les toucher et poser des questions aux experts militaires présents[3].

De plus, deux autres petits contre-événements se déroulaient plus modestement ailleurs dans la capitale. L’opposant B. Ivanichvili était allé se recueillir dans la cathédrale de la Trinité (Sameba), en mémoire des trois personnes qui avaient trouvé la mort lors de la fête nationale de 2011[4]. Ce faisant, il mettait en scène non seulement son profond respect pour l’Église géorgienne mais aussi sa volonté de se démarquer de festivités sans mémoire –critique directe pour le gouvernement qui a réprimé violemment les manifestants de l’opposition venus empêcher le défilé militaire.

Par ailleurs, au bout de l’avenue Roustavéli, non loin des blindés, un groupe de jeunes s’était rassemblé sous la banderole « faites de la musique, pas des bombes » suite à un appel lancé sur les réseaux sociaux quelques jours auparavant. On retrouve parmi eux ces militants très actifs sur la toile et dans les manifestations contestataires de la capitale, déjà engagés dans diverses associations, ONG et politiquement situés dans l’opposition partisane ou spontanée. Acteurs visibles de la société civile, ces étudiants et jeunes adultes se mobilisent rapidement et utilisent les codes issus des mouvements sociaux occidentaux des années 1960-70 comme symboles reconnaissables et fédérateurs autour de leurs idéaux[5].

Réplique au Président : le Rêve géorgien est aussi à la fête

Le lendemain, 27 mai, l’avenue Roustaveli, cette fois débarrassée des stands et des badauds, s’est de nouveau retrouvée sous les lentilles des médias, accourus nombreux couvrir «l’événement» tant attendu. Ce dimanche, plusieurs milliers de Géorgiens, armés de drapeau, de tee-shirts et de pancartes arborant le logo du parti de Bidzina Ivanichvili, le « Rêve géorgien », affluaient pacifiquement vers la place de la Liberté, au bas de la Roustavéli, pour écouter leur héraut. Prévu depuis longtemps, cette réunion populaire avait pour objectif de montrer aux autorités l’impact du dernier parti politique en date sur une population supposée apathique, indifférente aux histoires de luttes de pouvoir ou apolitique. En rassemblant le maximum de partisans, en affrétant des bus entiers venus de province, B. Ivanichvili n’a fait que reprendre une tradition bien connue et abondamment utilisée par les politiques. Au final, le centre ville s’est noirci d’une foule immense et parfaitement encadrée, démontrant un sens de l’organisation bien rôdé. Seul le parti du milliardaire pouvait s’offrir une telle démonstration de force pacifique et médiatiquement maîtrisée, loin des manifestations souvent lacunaires et débordées par des violences d’abord verbales puis physiques, à l’instar des heurts de l’année précédente.

De son estrade, le leader a répondu au discours présidentiel de la veille. Il a de façon attendue affirmé que les personnes actuellement au pouvoir constituaient une menace pour l’État géorgien et que tout citoyen géorgien avait pour obligation morale de lutter pour renverser démocratiquement le pouvoir en place. B. Ivanichvili a poursuivi en lançant à son tour sa campagne pour les élections d’octobre, soulignant l’importance de ces législatives « qui sont une question de vie ou de mort pour le pays ». Enfin, il a tenté de répliquer aux critiques qui médisent sur son manque d’expérience, de professionnalisme et sur son absence de plan politique, en assurant ses partisans et ses adversaires que «pour le moment, tout se déroule suivant le plan [qu’il s’est] fixé il y a sept mois». Il a ainsi listé ses priorités une fois parvenu au pouvoir –ce qui, à l’en croire, est du domaine de la prophétie et non une simple hypothèse– : lutte contre le chômage, couverture médicale élargie à toute la population, davantage d’écoles dans toute la Géorgie, éducation de qualité, augmentation des pensions de retraites… Promesses électorales de poids, il s’est engagé sur la réunification de la Géorgie ainsi que son intégration dans l’OTAN et la pacification de ses relations avec la Russie.

Son discours une fois terminé, l’homme a cédé sa place à son jeune fils Bera, star populaire qui a chanté à la gloire du Rêve géorgien, seule alternative pour une Géorgie jeune et dynamique…

Déchu de sa nationalité géorgienne, B. Ivanichvili, désormais citoyen français, a un temps été interdit de participer aux échéances électorales prochaines. Or, générosité suprême, le Parlement géorgien a amendé la Constitution pour offrir à tout citoyen de l’Union européenne résidant depuis 5 ans en Géorgie le droit de voter et d’être élu aux législatives. Entrée en vigueur le 29 mai de manière rocambolesque (les députés avaient dans un premier temps légiféré sur une période de 10 ans minimum, excluant B. Ivanichvili), cette loi sur mesure a été présentée comme une preuve d’acceptation du jeu politique démocratique par un pouvoir accusé de monopoliser toute l’arène politique.

Ce geste maladroit, car plus proche du bricolage de dernière minute que de la volonté politique d’équilibrer les rapports de force, a été prestement rejeté par le principal intéressé. B. Ivanichvili a refusé de reconnaître ce qu’il appelle une « décision absurde ». Ce refus relève aussi de la stratégie du bras de fer avec M. Saakachvili : le milliardaire attend la réponse ferme et définitive à sa demande officielle de naturalisation, qui ne peut être accordée que par le Président. Le 7 juin, I. Bidzinachvili a en outre prévu de réitérer son tour de force et appelle à un nouveau rassemblemement à Koutaïssi. La campagne électorale commence, promettant un été agité et une rentrée tendue.

Notes :
[1] P. Legay, « B. Ivanichvili, irruption d’un oligarque sur la scène politique géorgienne », Regard sur l'Est, 15 octobre 2011.
[2] L.-A. Le Moulec, « Tunisie, Égypte, Kirghizistan: Le modèle géorgien que l'on s'arrache », Slate.fr, 27 mai 2012.

[3] S. Tournon, « Le secteur militaire, promesse de paix, d’indépendance et d’avenir radieux », Regard sur l’Est, 1er mai 2012.
[4] S. Tournon, « Le printemps avorté de N. Bourdjanadze », Regard sur l'Est, 1er juin 2011.
[5] Nous les avons rencontrés lors d’autres manifestations, voir les articles publiés dans Regard sur l'Est : « Silence, les étudiants manifestent ! », 1er mai 2011 ; « Tbilissi : Un cœur de ville pour espace public », 1er février 2012; «L’inquiétante loi "qui nous concerne" », 15 mars 2012.

Vignette : George Gogua, Fête nationale géorgienne, 26 mai 2012, Koutaïssi.