Géorgie: L’enjeu des législatives

Lundi 1er octobre 2012, les Géorgiens sont appelés à réélire leur Parlement. L’enjeu de ces élections placées sous surveillance internationale est élevé. Non seulement il s’agit d’un test de la pratique démocratique dans ce pays, mais le nouveau Parlement sera pour la première fois doté de pouvoirs élargis.


Foule rassemblée autour du Rêve Géorgien, Tbilissi, 29 septembre 2012Quels que soient les résultats de ces élections législatives, le prochain Parlement géorgien aura pour mission de mettre en œuvre le texte constitutionnel, adopté fin 2010, qui prévoit un changement de taille dans le fonctionnement démocratique de la Géorgie. En effet, à l’issue de la prochaine présidentielle prévue à la fin de l'année 2013, pour la première fois le Parlement désignera le Premier ministre. Ce dernier, jusqu’à présent nommé par le Président, sera en outre le véritable chef de l’exécutif. Il se verra doté de pouvoirs élargis pour mener la politique du gouvernement, et non plus suivre la ligne directrice du super président. Ajoutons à cela que les futurs députés inaugureront le nouveau parlement, construit dans la ville de Koutaïssi[1].

Ce changement constitutionnel, imposé unilatéralement par un Parlement alors acquis au Président, rééquilibre certes les pouvoirs mais a fait couler beaucoup d’encre quant au dessein sous-jacent. L’actuel Président en exercice, Mikhéil Saakachvili, interdit de troisième mandat, pourrait tout à fait soumettre sa candidature au poste de chef du gouvernement, poursuivant ainsi sa politique entamée en novembre 2003, à l’issue de la Révolution des roses. Cette possibilité –qu’il n’a jamais formellement niée ni confirmée– a donné des sueurs froides à l’opposition géorgienne qui craint un « scénario à la Poutine ». Cela permettrait au parti présidentiel, le Mouvement national uni, de conserver le pouvoir pour cinq années supplémentaires.

Le contexte de ces élections

L’enjeu de ces élections du 1er octobre est ainsi double. Il s'agit de prouver aux observateurs internationaux que la Géorgie est bel et bien engagée dans un processus permanent de perfectionnement démocratique, et que les contre-pouvoirs classiques se sont affermis au point de devenir des acteurs de poids. En effet, contrairement aux élections précédentes, une opposition présente et combative fait face au parti majoritaire, et des médias actifs et libres s’imposent davantage. C’est à ces conditions que les élections seront accueillies par la communauté internationale, présente sur les lieux via les quelque 1 600 observateurs internationaux et 57 000 observateurs locaux (hors partis), comme dignes et symboliques d’une Géorgie résolument moderne. En un mot, ces législatives préfigurent la présidentielle. Reste toutefois un détail de taille: qui dit démocratie, dit aussi alternance au pouvoir…

En pratique, plus de 3,5 millions d’électeurs sont invités à choisir leurs 150 députés, 73 au scrutin uninominal majoritaire (soit un candidat par district, le gagnant devant dépasser 30 % des votes exprimés), et 77 au scrutin plurinominal proportionnel (soit un parti ou une liste, avec un seuil de 5 % des voix au minimum).

Parmi les 16 partis en lice, deux se distinguent et s’opposent de plus en plus frontalement à l’approche de l’échéance. Le parti au pouvoir depuis 2003, le Mouvement national uni de M. Saakachvili, a longtemps été donné largement gagnant, jusqu’à l’entrée dans l’arène politique en octobre 2011 de l’oligarque et mécène national Bidzina Ivanichvili[2]. Ce dernier présente sous le nom Rêve géorgien une coalition de partis hétéroclites, des sociaux-démocrates à l’extrême droite, que seul le mot d’ordre « tout sauf Saakachvili » semble unir.

D'un point de vue microsociologique, la campagne est loin d'avoir été apaisée depuis quatre mois[3]. Les intimidations nombreuses et variées des autorités envers B. Ivanichvili, comme les moyens financiers illimités et les motivations politiques peu claires de ce dernier, ont fait craindre un retour en arrière de la politique géorgienne. Le pouvoir a ainsi fait usage des «ressources administratives»: des forces de l’ordre, de la justice et du Parlement, pour s’en prendre à l’opposant milliardaire (des centaines de paraboles satellitaires offertes à la population ont été saisies pour cause d’achat de voix, sa banque mise a l’amende, des militants et collaborateurs ont été arrêtés sous divers prétextes, et B. Ivanichvili lui-même a été déchu de sa citoyenneté géorgienne). En réponse, B. Ivanichvili a lancé une chaîne de télévision concurrente, TV9, a soutenu financièrement des partis et des titres de presse de l’opposition, et a multiplié les tournées en province où des permanences ont été ouvertes.


Affiches électorales, Tbilissi, 29 septembre 2012 (S. Tournon)

B. Ivanichvili, héraut de l’alternance ?

Du point de vue de la rhétorique, globalement, les qualificatifs politiquement incorrects ont fusé de part et d'autre. Le Président reproche à son ancien allié et mécène fort discret, connu entre autres pour avoir largement contribué à verser leurs salaires aux ministres géorgiens via le fond Soros, d’être au service du Kremlin, du fait de l’origine de sa richesse et de ses avoirs toujours en Russie. De fait, ces liens posaient un problème éthique de taille dans une Géorgie qui sort difficilement du conflit d’août 2008[4]. B. Ivanichvili s’est ainsi senti obligé de se débarrasser de ses actions et biens russes pour se blanchir de toute collision avec les intérêts russes aux yeux de ses électeurs. Par ailleurs, le Président décrit le milliardaire «né» dans les décombres de l’URSS comme un homme du passé, une ombre soviétique promettant un retour en arrière, réfractaires aux progrès économiques et aux réformes vitales pour un petit État. Enfin, les saillies racistes et nationalistes de certains membres de la coalition Rêve géorgien ont été prétextes à des dénigrements généralisés.

En retour, B. Ivanichvili, qui n’a plus que son passeport français en attendant l’issue d’un procès engagé contre l’État géorgien à Bruxelles, assure vouloir trouver une solution aux indépendances de facto de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud sans faire l’économie d’un dialogue avec les autorités non reconnues de ces entités ni avec la Russie, puissance protectrice et voisin incontournable. Ce plan est différemment interprété comme du courage, de la trahison ou de l’inconscience. Il a aussi assuré vouloir poursuivre la politique atlantiste et européanophile de la Géorgie, ce qui ne peut que convenir à une Géorgie majoritairement acquise à ces idéaux. Pour autant, l’une de ses plus grandes faiblesses provient de son absence de compétence en politique et de sa vision managériale de la gouvernance. Malgré tout, sa virginité en la matière semble séduire une population grandissante, au point d’inquiéter fortement le pouvoir en place.

Le Rêve géorgien attire un électorat hétéroclite, à l’image de sa formation. Outre les militants des partis qui l’ont rejoint, on trouve à ses côté de nombreuses stars du monde des arts ou du sport. L’un de ses bras droits n’est autre que le champion de football Kakha Kaladze, à la carrière fulgurante en Italie et au destin de chef d’entreprise moins heureux en Géorgie. Son propre fils, Béra Ivanichvili, chanteur pop populaire parmi les jeunes, ne chante désormais plus que pour le Rêve géorgien et se produit à ses rassemblements, armé de nouveaux titres en avant-première. Autrement dit, sur le plan de la communication, B. Ivanichvili a rattrapé ses faiblesses des débuts.

Face à la montée lente mais manifestement inexorable du Rêve géorgien, en juin 2012, le Président a sorti son atout en nommant Premier ministre son ministre de l’Intérieur, Vano Mérabichvili, apprécié autant que craint des Géorgiens pour sa réforme spectaculaire de la police. V. Mérabichvili a aussitôt lancé un programme national nettement plus social que le cours libéral jusqu’alors en vigueur avec pour slogan de campagne «Plus utile au peuple». L’homme, peu habitué à la foule et aux micros, se retrouve projeté sous les projecteurs, laissant entendre qu’il ferait un parfait Premier ministre pour 2013. L’alternance prendrait alors les traits de V. Mérabichvili, le n°2 de l’État…


M.Saakachvili, rassemblement du Mouvement national uni, Tbilissi, 28 septembre 2012 (G. Gogua)

Fin septembre, la dernière ligne droite

Au début de l’automne, des quatre sondages disponibles sur les intentions de vote, seul un, commandé par B. Ivanichvili, le donnait à égalité avec le Mouvement national uni[5]. Il faudrait un miracle pour que le résultat de son Rêve géorgien décolle. C’est un choc télévisé qui a finalement changé profondément la donne. Le Président Mikhéïl Saakachvili, dont le parti déjà majoritaire au Parlement (80 % des sièges) a longtemps été donné gagnant, voit la côte de popularité de son parti s’éroder sous l’effet des images de violences pratiquées de manières systématique en prison[6]. Ces vidéos, passées en boucle sur plusieurs chaînes, ont fortement ébranlé les Géorgiens. Et pour cause: la réforme de la police, une réussite formelle, s’est doublée d’une politique de tolérance zéro qui a fait de la Géorgie le premier État européen en termes de population carcérale[7].

Ébranlé mais aucunement passif, le gouvernement a réagi le lendemain en imposant des changements ministériels remarquables[8] et en promettant une réforme du système pénitentiaire sur le modèle de la police. Malgré tout, les manifestations d’abord estudiantines, puis populaires, se sont répandues dans les grandes villes. La colère des Géorgiens qui remettent sur le devant de la scène la question des droits de l’homme, dossier jusqu’alors relativement marginalisé, semble profiter au Rêve géorgien. Il ne semble pas que les vidéos secrètes, des « kompromati », opportunément apparues contre certains membres de cette formation, puissent détourner les électeurs de leur choix.

À la veille des élections, la tension est à son comble. Les Géorgiens, très polarisés, iront probablement voter en masse, conscients des enjeux qu’offrent ces législatives. Le rassemblement du Mouvement national uni du 28 septembre, orchestré de manière un peu inquiétante dans sa rigidité, comme le rassemblement du Rêve géorgien, qui tenait plus de la manifestation de rue que de la réunion de parti, ont été le point final de cette campagne haute en couleurs.

Si tout pronostic est aventureux au vu des indécis des sondages et des surprises de dernière minute, une chose est sûre: la Géorgie connaît enfin des élections non courues d’avance et sans révolution. Ce qui représente un progrès notable, pour elle comme pour presque tout l’espace post-soviétique.

Notes :
[1] S. Tournon, « Lancement de la campagne législative et lutte des chefs », Regard sur l’Est, 1er juin 2012.
[2] David Legay, « B. Ivanichvili, irruption d’un oligarque sur la scène politique géorgienne », Regard sur l’Est, 15 octobre 2011.
[3] Régis Genté, «Géorgie : la campagne tourne au vinaigre», Radio France International,Radio France International, 28 septembre 2012.
[4] S. Tournon, Géorgie: Le secteur militaire, promesse de paix, d’indépendance et d’avenir radieux, Regard sur l’Est, 1er mai 2012.
[5] http://georgiatoday.ge/
[6] S. Tournon, Géorgie : Scandale pénitentiaire et politique, Regard sur l’Est, 19 septembre 2012.
[7] International Centre for Prison Studies, Europe - Prison Population Rates per 100,000 of the national population (consulté le 30 septembre 2012).
[8] S. Tournon, Géorgie : Secousses politiques avant les législatives, Regard sur l’Est, 21 septembre 2012.

Autres sources : Ekho Kavkaza, Liberali, Tabula, Radio Tavisupleba, Civil.ge, TV9, Rustavi2.

Vignette : Rassemblement autour du Rêve Géorgien, Tbilissi, 29 septembre 2012 (G. Gogua)