Géorgie: «Non à la théocratie!»

Les rapports entre l'Église orthodoxe géorgienne, le gouvernement et la société civile libérale se sont tendus ces derniers jours en Géorgie, au point que certains se demandent si on n’assiste pas à un tournant dans l’histoire de la sécularisation de la société.


Le 17 mai 2013, l’association géorgienne de défense des droits des gays, lesbiennes, bi et transsexuels Identoba devait observer quelques minutes de silence face à l’ancien parlement pour souligner les problèmes des minorités sexuelles dans une société géorgienne très traditionnelle. Contre cet événement, des milliers d’ultra-orthodoxes, menés par quelques prêtres, leur ont bloqué l’accès au point de rendez-vous et ont mené une véritable chasse à l’homme en plein centre de Tbilissi. Si aucune victime grave ne fut à déplorer, la violence des homophobes liée à celle inhabituelle des membres de l'Église a fortement choqué.


Prêtre armé d’un tabouret, 17 mai 2013, Tbilissi. Giorgi Gogua.

Ces faits hypermédiatisés ont radicalisé et divisé la société géorgienne. Ils ont immédiatement suscité des réactions de la part des élites libérales et d’une partie très réactive de la jeune société civile urbaine. Plusieurs chroniqueurs et intellectuels connus se sont demandé si la Géorgie n’assistait pas en direct à un tournant de son histoire. Les violences verbales et physiques de ces orthodoxes, rassemblés autour de prêtres particulièrement bellicistes, interrogent sur les valeurs de ces croyants et, plus largement, sur la place de la religion dans l'État. Pour les uns, il est urgent que la Géorgie se sépare de l'Église. Ils dénoncent une Église qui ne cache plus sa résistance, voire son rejet de la démocratisation de la Géorgie, tendance qui va de pair avec sa sécularisation. Pour les autres, plus traditionalistes, l'Église est le dernier rempart des Géorgiens face à un changement sociétal, politique et économique, lié à la mondialisation, vue comme une force étrangère à toutes leurs valeurs, traditions et à leur nationalisme protectionniste.


Cordon de policier débordé par les manifestants homophobes qui s’en prennent à un minibus supposés remplis d’homosexuels, 25 mai 2013, Tbilissi. Giorgi Gogua.

Le 25 mai, quelques centaines de Géorgiens se sont rassemblés au centre de la capitale pour réclamer que justice soit faite, et que les fauteurs de troubles et les prêtres ayant appelé à la violence, passibles de la loi, soit arrêtés et punis. Les mots d’ordre étaient alors «Démocratie = justice» et « Non à la théocratie ! ». Ce dernier slogan est particulièrement provocateur pour la Géorgie traditionaliste, il faisait suite à plusieurs craintes émises par quelques intellectuels connus se référant au précédent iranien, quand la révolution de 1979 fit basculer la société iranienne dans un régime islamiste dirigé par les ayatollahs. Face à eux, quelques milliers d’ultra-orthodoxes qui, s’ils manifestaient sous la bannière « halte à la propagande gay », se sont contentés cette fois d’une manifestation certes tendue mais non violente. Cette seconde manifestation mettait face à face deux conceptions de la Géorgie en fonction de l'Église.


« Suprématie de la loi », « Non à la violence religieuse », 25 mai 2013, Tbilissi. Giorgi Gogua.

Le pouvoir grandissant de l'Église après la chute de l’URSS s’explique en grande partie par les difficiles années de l’indépendance, marquées par la guerre civile et la perte de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, perte suivie par un afflux de déplacés qui pèse encore sur la vie politique et économique du pays. Elle se comprend aussi à la lumière de la faiblesse d’un pouvoir long à se mettre en place, longtemps clanique et corrompu. Le gouvernement a alors dû composer avec cette force, en ménageant ses relations avec le patriarche-catholicos, personnage vénéré des orthodoxes géorgiens. Enfin, ce succès de l'Église est surtout fondé sur son prestigieux passé de centre de résistance aux ennemis, malgré la «parenthèse» soviétique qui eut raison de son autocéphalie et de sa singularité géorgienne. De fait, l'Église géorgienne fut pratiquement intégrée à l'Église russe, et lui est jusqu’aujourd’hui liée. Au final, l'Église géorgienne bénéficie d’un statut privilégié inscrit dans la Constitution en 2002, accompagnée de larges subventions d'État et de divers privilèges, dont celui de non-imposition et de non-taxation de ses activités commerciales.

L'Église géorgienne se présente comme le seul sérieux contre-pouvoir au gouvernement. Le Patriarche est régulièrement cité comme étant la personnalité la plus respectée du pays, celle qui peut d’un simple discours rassembler la nation et soulever les Géorgiens sous son autorité. Or cette Église est de plus en plus critiquée par les libéraux qui la considèrent en décalage avec les valeurs modernes de la Géorgie contemporaine. De fait, le patriarcat géorgien résiste à toute nouveauté sociale et politique remettant en cause ses acquis et ses privilèges. Il dénonce régulièrement la politique d’ «occidentalisation» du gouvernement de la Géorgie, qui selon elle serait porteuse de la dégénérescence d’un petit État constamment au bord de la disparition. Elle dénonce ainsi tout rapprochement avec l’Union européenne, l’OTAN et les valeurs démocratiques universalistes, sources pour elle de satanisme et de perte irrémédiable d’identité nationale.


Manifestation massive contre la journée internationale de lutte contre l’homophobie, 17 mai 2013, Tbilissi. Giorgi Gogua.

Suivant cette grille de lecture, les minorités sexuelles sont vues comme des menaces mortelles et sont taxées de maladies, de déviances anormales et de propagande occidentale pour un mode de vie dégénéré, anti-géorgien et antichrétien. Cette intolérance attente à certains principes fondamentaux de la Constitution géorgienne, qui garantit la liberté d’expression et rejette tout appel à la violence.

Pourtant, le laxisme de la police face aux prêtres révèle la faiblesse de la force publique face à l'Église, et des valeurs démocratiques face aux valeurs chrétiennes. L’intolérance assumée de la frange radicale de l'Église a en outre quasiment donné le feu vert à une certaine forme de violence insidieuse, ouvertement homophobe. En effet, il a été relevé plusieurs cas de jeunes gens habillés de manière «douteuse» (cheveux long, vêtements non classiques) ayant été passés à tabac dans la rue, par des passants sûrs de leur droit.

Le débat sur la sécularisation de la Géorgie, parfois abordé dans les milieux universitaires ou médiatiques, est cette fois directement descendu dans la rue. Si quelques coupables, dont des prêtres, ont été arrêtés pour faits de violence, le patriarche s’est toutefois contenté d’accepter la justice civile, sans réellement condamner les actes d’intolérance, et le gouvernement semble plus attentiste que réactif. Petite consolation pour les Géorgiens qui attendent davantage, les réseaux sociaux se sont emparés des nombreuses images de l’actualité pour tourner en dérision les « attaques de gays au tabouret » via des mèmes, des pages et une application ludique sur Facebook, révélateurs d’une totale liberté d’expression –à l’abri sur Internet.


Capture d’écran du jeu « taburetka », mettant en scène les principaux acteurs du 17 mai 2013, Facebook.

* Journaliste pour l'hebdomadaire géorgien Liberali

Vignette : "Rassemblement du peuple de toute la Géorgie", 17 mai 2013, Tbilissi (Giorgi Gogua).