Haut-Karabagh: vers une paix russo-turque?

Les jeux diplomatiques dans le Caucase s’intensifient. Après la guerre en Géorgie en août 2008, la Russie réaffirme son influence dans la région, et en particulier à propos du conflit du Haut-Karabagh (en russe : Nagorny-Karabakh). En partenariat avec la Turquie, elle a favorisé une reprise des négociations entre Arménie et Azerbaïdjan. Tout en marginalisant le rôle des Etats-Unis, de l’Union européenne (UE) et du groupe de Minsk de l’OSCE[1], Turcs et Russes entendent parvenir à un compromis pour régler un des «conflits gelés» d’Europe.


De nombreux voyages d’État et discussions entre officiels de haut rang se sont succédé depuis la fin septembre 2008 et intensifiés à partir de mars 2009. Présidents, ministres des Affaires étrangères et autres diplomates ont multiplié les échanges ces derniers mois. Même si la coordination des diplomaties russe et turque n’est pas explicite, le but de cette activité semble clair: exercer une forte pression sur Erevan et Bakou afin de leur faire accepter des solutions déterminées par Moscou et Ankara. Si un accord aboutissait, il représenterait un changement significatif de la situation géopolitique au Caucase.

Des affrontements violents à un conflit gelé

Qu’est-ce que le Haut-Karabagh ? D’une taille comparable à l'Alsace, il est situé dans le sud du Caucase, enclavé dans l’est du territoire azéri et tout proche de la frontière arménienne. Historiquement peuplé par une majorité d’Arméniens, le Haut-Karabagh a longtemps été l’objet de rivalités entre les différents pays environnants. Une accalmie survient lorsqu’en 1921, les Soviétiques conquièrent Arménie et Azerbaïdjan. Après deux ans de tergiversations politiques, le Haut-Karabagh, peuplé à 94 % d’Arméniens, devient en juillet 1923 un oblast (district) autonome de la République socialiste soviétique (RSS) d’Azerbaïdjan. Ce statut quelque peu problématique portait en lui les germes d’un conflit futur, provisoirement empêché par la chape de plomb soviétique.

Le 20 février 1988, alors que l’URSS commence à se fissurer, le Soviet (Conseil) régional du Haut-Karabagh vote un acte de sa sécession de la RSS d’Azerbaïdjan et son rattachement à la RSS d’Arménie. Cette décision unilatérale se veut une dénonciation du statut de 1923 et de la politique « d’azérification » menée par Bakou. Le recensement de 1989 montre en effet que la part des Arméniens était tombée à 76,4 %, sur une population totale d’environ 200 000 habitants. S’ensuit une série d’affrontements interethniques que ni Moscou, ni Istanbul, ni la CSCE/OSCE ne parviennent à endiguer. En décembre 1991, 90 % des électeurs karabaghis se prononcent pour l’indépendance, ajoutant une légitimité démocratique au vote de 1988. Le conflit dégénère en 1993 quand les troupes arméniennes se saisissent de territoires azéris entourant la région du Haut-Karabagh, menaçant ainsi d’embrasement la région entière. Après six ans de violences, un cessez-le-feu est signé sous l’égide de la Russie en mai 1994.

Bilan du conflit : 23 000 morts et plus d’un million de déplacés, les deux côtés confondus. Aucun accord de paix n’a été signé, et les forces arméniennes contrôlent encore quelque 9 % du territoire azéri (sans compter le Haut-Karabagh lui-même). Des affrontement éclatent régulièrement entre communautés, dans une région paralysée par la présence de milliers de mines anti-personnelles. Les frontières de l’Arménie avec l'Azerbaïdjan et la Turquie sont encore à ce jour fermées, ce qui handicape fortement le développement économique de la région. Le Haut-Karabagh reste ainsi aujourd’hui un de ces «conflits gelés» de l’espace postsoviétique, qui figent littéralement les tensions et ralentissent lourdement les évolutions économiques et politiques[2].


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Les contours d’un accord que l’on n’attendait plus

Après quinze ans sans évolution significative, Russes et Turcs semblent déterminés à normaliser la situation à leurs frontières. Pour les premiers, il s’agit d’une nouvelle étape d'un retour en force sur la scène diplomatique internationale en général, et caucasienne en particulier. Pour les seconds, la manœuvre s’inscrit dans un mouvement plus large de normalisation des relations avec l’Arménie, partie intégrante d’une stratégie globale d’adhésion de la Turquie à l’UE.

Les signes sont encourageants. Bakou a plus ou moins abandonné sa rhétorique militante et adopté une approche plus policée à l’égard d’Erevan. Pendant sa visite à Moscou les 16 et 17 avril 2009, le président azéri Ilham Aliyev a ainsi évoqué des garanties de sécurité pour le Haut-Karabagh, et notamment la possibilité de laisser le contrôle du corridor de Lachin aux Arméniens[3]. De son côté, le président arménien Serge Sarkissian, en déplacement en Iran le 15 avril, a annoncé son intention de normaliser les relations Arménie-Turquie sans conditions préalable. Implicitement, il s’est donc déclaré prêt à satisfaire des exigences strictes de la partie turque. Il s'agirait, d’une part, de renoncer à demander à Ankara de reconnaître le génocide arménien de 1915 et, d’autre part, d’instaurer le fait que toute initiative de réouverture de frontière entre les deux pays soit prise si et seulement si une solution au conflit karabaghi est trouvée. Grâce à cette dernière condition, qui a encore été répétée le 13 mai 2009 par le Premier ministre Recep Tayyip Erdoðan, la Turquie s’assure de la coopération de l’Azerbaïdjan.

En quoi consisterait un accord sous égide russo-turque ? A l’instar du processus de Prague lancé en 2004, l’approche actuelle ne vise pas à un règlement définitif des problèmes existants[4]. Le plus sensible d’entre eux, le statut juridique du Haut-Karabagh, ne serait même pas abordé dans les négociations en cours. Néanmoins, d’importantes questions pourraient être réglées: retrait des troupes arméniennes de la majorité des territoires azéris occupés et retour des réfugiés azéris, rétablissement de relations diplomatiques et ouverture de frontière entre Turquie et Arménie ou encore déploiement de forces de maintien de la paix, probablement russes, dans le Haut-Karabagh et le corridor de Lachin.

Un séisme géopolitique pour la région

Si un accord était signé et entrait en vigueur, toute la région s’en trouverait bouleversée. Les conditions de sécurité seraient améliorées par un risque moindre de conflit armé. L’ouverture des voies commerciales et énergétiques reliant la mer Caspienne à la Turquie et à l’Europe par l’Arménie marquerait la fin de l’isolement de cette dernière, et créerait sans doute de grandes opportunités économiques. La Turquie sortirait renforcée de son rôle dans la résolution du conflit, d’autant plus qu’elle serait « débarrassée » du poids de la question de 1915, qui empoisonne ses relations avec nombre de pays européens.

Le Haut-Karabagh se présente aussi comme une carte maîtresse du jeu russe dans le Caucase. Alors que la violence de la guerre en Géorgie avait été dénoncée par la communauté internationale, Moscou a ici l’occasion de déployer ses troupes dans la région sous l’enseigne du droit et du maintien de la paix. Ne serait-ce pas un moyen, pour le gouvernement russe, d’obtenir un droit de regard permanent sur les affaires arméniennes et azéries ? Ce qui l’aiderait grandement à accélérer son rapprochement stratégique avec l’Azerbaïdjan, notamment dans le domaine énergétique. En avril 2009 à Moscou, le Président Aliyev avait déjà été prompt à se déclarer en faveur d’une augmentation de la capacité de l’oléoduc Bakou-Novorossiysk, tout en se distançant du projet occidental Nabucco[5].

Une solution russo-turque au problème du Haut-Karabagh laisserait d’ailleurs l’Occident littéralement « sur la touche ». Si un compromis était atteint sans engagement visible des Etats-Unis, leur rôle dans la région, déjà passablement amoindri par la guerre en Géorgie, le serait encore davantage. Une fois mis devant le fait accompli cependant, ils n’auraient d’autre choix que de l’avaliser. De son côté, l’UE ne pourrait que se satisfaire de voir la Turquie s’affirmer comme acteur régional de premier plan, libérée du poids du contentieux avec l’Arménie. Mais ni Européens ni Américains ne voient d’un bon œil le rapprochement russo-azéri, qui n’augure rien de bon pour leurs propres intérêts –en particulier énergétiques- dans la région.

Encore un long chemin à parcourir

Rien n’indique aujourd’hui que l’offensive diplomatique russo-turque ne risque pas de finir au tableau des occasions manquées. Et pour cause : il semble que la nouvelle administration américaine, percevant son éviction des négociations, ait entrepris de se réinsérer dans le jeu, même au prix de leur blocage. C’était là le but avéré de la rencontre du Président Obama avec ses homologues arménien et azéri les 6 et 7 avril 2009, lors de sa visite à Ankara. Ou même de l’intensification des voyages du diplomate américain Matthew Bryza, co-président du groupe de Minsk.

Le risque n’est pas tant que la diplomatie occidentale vienne changer le contenu des pourparlers: aucune proposition sérieuse n’a encore été avancée, et la diplomatie américaine dans le Caucase est considérée par beaucoup comme plutôt inefficace, au vu de la situation géorgienne ou des retards cumulés du projet Nabucco. Mais le regain d’intérêt occidental offre une porte de sortie aux gouvernements arménien et azéri, soumis à une forte pression russo-turque. Un accord concocté par les deux puissances régionales uniquement impliquerait en effet une situation de dépendance sur le long-terme. De plus, les gouvernements arménien et azéri sont aussi sous pression de leurs opinions publiques, rétives à des compromis qui passent pour autant de compromissions. La tentation serait donc forte de laisser les négociations retomber de nouveau. Un conflit gelé paraît, après tout, bien plus maîtrisable.

[1] Le groupe de Minsk a été instauré en mars 1992 par l’ancienne CSCE (devenue OSCE en 1995) afin de fournir un cadre de négociations pour un règlement pacifique du conflit au Haut-Karabagh. Il regroupe 11 pays et est présidé conjointement par les Etats-Unis, la France et la Russie.
[2] Sur cette question, voir notamment: Samuel Lussac, « Le Haut-Karabagh, un ‘processus de paix gelé ?’ », Regard sur l’Est, 1er janvier 2008,  et Laurence Ritter, « Le ‘jardin noir’ européen ».
[3] Le corridor de Lachin est une passe de montagne reliant le territoire enclavé du Haut-Karabagh à l’Arménie, de jure azéri mais de facto sous contrôle arménien. A son endroit le plus exigu, seuls 9 kilomètres séparent les deux territoires.
[4] Le processus de Prague a été lancé en avril 2004. Il consiste en une approche dite incrémentale du conflit, qui vise à le régler point par point. Cette initiative rompt avec une approche globale de la question, suivie jusqu’alors.
[5] Le projet de gazoduc baptisé ‘Nabucco’ a été initié en 2002. Il vise à diversifier les sources d’approvisionnement énergétique européennes, en reliant directement les gisements gaziers d’Azerbaïdjan, voire d'Asie centrale, à l’Europe centrale sans passer par le territoire russe.

Source principale :
Eastweek analytical newsletters, Centre for Eastern Studies : www.osw.waw.pl

*Photo Source