Historiographie d’une guerre oubliée (2)

Nous avons vu, dans la première partie de cet article (Regard sur l'Est, n°23), que l'histoire de la guerre polono-soviétique a d'abord été écrite par ses protagonistes, prisonniers de leurs engagements. Les ouvrages ultérieurs ne témoignent que tardivement d'une approche apaisée de l'événement. En France, la diffusion des progrès historiographiques se fait avec difficulté.


Pilsudski et Toukhatchevski ne sont pas les seuls à avoir voulu raconter leur guerre. D'autres acteurs s'expriment

D'autres participants ou témoins directs du conflit, aux moindres responsabilités, l'évoquent dans leurs écrits et mémoires: c'est le cas de Grabski et Dabski, respectivement Premier ministre et ministre des affaires étrangères polonais, des généraux polonais Kutrzeba, Szeptycki et Sikorski ou encore de Boudenny et Ghaï, à la tête de la cavalerie bolchevique; mentionnons également Carton de Wiart, chef de la mission militaire britannique à Varsovie, ainsi que Lord d'Abernon et Weygand, envoyés en juillet 1920 à Varsovie, menacée par les bolcheviks, pour prendre des décisions au nom des gouvernements britannique et français.

La variété des fonctions occupées par leurs auteurs rend ces ouvrages précieux pour la bonne compréhension des rôles et points de vue des différents protagonistes du conflit. Néanmoins, à l'exception des Mémoires de Weygand[12], il ne s'agit pas de témoignages aussi indispensables que L'Année 1920 et La marche au-delà de la Vistule, qui bénéficient d'un champ d'analyse à la hauteur des responsabilités assumées par Pilsudski et Toukhatchevski.

Parmi les écrits des hommes ayant pris part à la guerre polono-soviétique, aucun ne peut être comparé en virtuosité à Cavalerie rouge, d'Isaac Babel, où celui qui fut correspondant de l'Agence Télégraphique Russe aux armées relate sur un mode épique la campagne de la 1ère Armée de cavalerie de Boudenny, en 1920. Unique œuvre d'art consacrée au conflit, Cavalerie rouge, qui pose le problème de l'utilisation par l'historien de sources littéraires, n'en demeure pas moins un irremplaçable témoignage du déroulement quotidien de la guerre et des conditions de vie du soldat[13].

On pourrait faire figurer parmi les observateurs contemporains de la guerre polono-soviétique les journalistes qui en ont commenté le déroulement. Leurs articles ne constituent cependant des sources premières qu'à de rares occasions, lors de la publication de reportages. L'examen de la presse française fait apparaître, au-delà des clivages politiques, de communes appréciations de la guerre: décrite comme telle à partir d'avril 1920 seulement, sa spécificité polono-bolchevique est noyée dans le vaste cadre explicatif de la guerre civile russe ou dans celui du prétendu complot allemand fomenté contre le nouvel ordre international issu de Versailles[14].

Certaines de ces analyses, inscrites dans une perception immédiate des événements, seront longtemps partagées par les historiens, indépendamment de leur sympathie pour l'un ou l'autre camp. Dès l'entre-deux-guerres, l'histoire de la guerre polono-soviétique s'est en effet construite sous l'influence des idéologies qui s'y sont affrontées. De l'entre-deux-guerres aux années 1970: guerre idéologique et idéologies de la guerre

Les ouvrages historiques d'alors n'échappent pas au défaut d'objectivité

qu'encourageaient ou imposaient le contexte politique et social de ces années et la proximité de l'événement. Dans la Pologne fraîchement indépendante, ils sont souvent empreints de patriotisme ou de nationalisme. La Pologne apparaît comme l'éternel rempart protégeant l'Europe de la barbarie, incarnée tour à tour par les Tatars, les Ottomans et les bolcheviks. Selon cette approche, la guerre polono-soviétique est avant tout une lutte de civilisation. L'ouvrage de Lord D'Abernon, The Eighteenth Decisive Battle of World History[15], procède de la même conviction. Celle-ci coïncide parfois avec l'idée d'une guerre ayant moins opposé Polonais et bolcheviks que Polonais et Russes, dont l'histoire est analysée comme une continuité.

En U.R.S.S., seule une vision conforme à la vérité officielle transparaît, celle d'une guerre où la Pologne aurait été l'agent servile de l'agression de l'Entente impérialiste contre la révolution russe. Rien de tel, pour s'imprégner de la finesse de l'historiographie soviétique, que de parcourir les pages de l'Histoire du Parti communiste /bolchévik/ de l'U.R.S.S. ! Le conflit y débute en avril 1920. On apprend que "selon le mot de Lénine, la Pologne des hobereaux et Wrangel étaient comme les deux mains de l'impérialisme international, qui tentaient d'étrangler le pays des Soviets". Sans "les louches agissements de Trotski", "l'armée des hobereaux polonais [aurait été] battue à plate couture"[16].

Autre caractéristique des ouvrages parus à cette époque : la guerre polono-soviétique n'est jamais l'objet d'une étude historique approfondie. L'historiographie soviétique l'intègre à la guerre civile russe et - toutes tendances confondues - le conflit est abordé dans le cadre d'études dont il ne constitue qu'un chapitre. Les ouvrages qui s'y consacrent toutefois entièrement en traitent un seul aspect: politique et diplomatique dans le livre de T. Teslar, Polityka Rosji Sowieckiej podczas wojny z Polska (La politique de la Russie soviétique pendant la guerre avec la Pologne), purement militaire dans La manoeuvre libératrice du Maréchal Pilsudski contre les Bolcheviks, août 1920, du général Camon[17].

Ce dernier analyse ce que l'on appelle communément "bataille de Varsovie", comme une "manoeuvre" de type napoléonien, entièrement conçue et accomplie par Pilsudski. Son ouvrage rencontre un faible écho : l'historiographie soviétique s'impose peu à peu, du moins l'idée que la guerre, initiée et guidée (sinon conduite) par l'Entente afin de renverser le régime bolchevique, a commencé avec l'invasion polonaise de l'Ukraine.

La longue prédominance de l'historiographie soviétique

Les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale voient l'historiographie polonaise s'aligner sur celle de l'U.R.S.S. Deux ouvrages en fournissent l'illustration: Zmowa grabiezcow. Awantura Pilsudskiego w 1920 r. (L'entente des pillards. L'aventure de Pilsudski en 1920) et Z zagadnien wojny polsko-radzieckiej (Au sujet des problèmes de la guerre polono-soviétique). C'est dans l'émigration, grâce notamment aux travaux de P. Wandycz, que s'exprime la recherche indépendante. Elle ne sera relayée dans le pays qu'après 1989. Jozef Laptos est, à notre connaissance, le dernier auteur polonais à avoir abordé la guerre polono-soviétique sous l'angle des thèses soviétiques. Son livre, Francuska opinia publiczna wobec spraw polskich w latach 1919-1925 (L'opinion publique française vis-à-vis des affaires polonaises dans les années 1919-1925) paru en 1983, traite notamment de la façon dont l'opinion publique française a perçu la guerre[18].

En U.R.S.S., on peut noter la publication de deux ouvrages ne se distinguant guère par l'originalité ou la nouveauté : Mezdunarodnyj imperializm organizator napadeniâ panskoj Pol'si na sovetskuû Rossiû, 1919-1920 (L'impérialisme international organisateur de l'agression de la Pologne des seigneurs contre la Russie soviétique, 1919-1920) et Krusenie poslednego pohoda Antanty (Le naufrage de la dernière campagne de l'Entente)[19].

Dans l'historiographie occidentale, l'identification du conflit à une troisième campagne de l'Entente s'impose progressivement. Cette interprétation, rejoignant dans une certaine mesure celle qui fut développée en U.R.S.S., fait remonter le déclenchement de la guerre à l'invasion polonaise de l'Ukraine, en avril 1920[20]. En France, elle s'exprime dans des ouvrages généraux, dont le thème principal n'est pas la guerre polono-soviétique. Les dérives de l'école des Annales et le pervertissement de ses idées fondatrices ne sont probablement pas étrangers à cet encroûtement de la recherche historique : la prédilection pour le temps long conduit à délaisser l'histoire-bataille, bien que la guerre polono-soviétique ne soit pas réductible à cette catégorie ; lorsque l'événement est toutefois évoqué, les cadres de pensée inspirés du marxisme (mais aussi la commodité des raccourcis) tendent à le noyer dans les grands affrontements de la guerre civile russe. Il faut attendre les années soixante-dix pour que la connaissance de la guerre polono-soviétique soit renouvelée.

Les progrès historiographiques des années 1970

C'est à partir de 1972, date de la publication de la thèse de Norman Davies, White Eagle, Red Star. The Polish-Soviet War, 1919-1920, que l'analyse dominante la guerre polono-soviétique se trouve contestée, suscitant recherches et débats au sein de la communauté des historiens. Norman Davies avance de quatorze mois le début habituellement retenu du conflit, conflit qu'il "polonise" en insistant sur la faiblesse des diplomaties française et britannique pendant tout son cours. En 1973, son ouvrage a été l'objet d'un colloque réunissant à Paris, en compagnie de l'auteur, un groupe d'historiens venus en débattre. Les principales critiques adressées à Norman Davies ont mis en avant sa sous-évaluation du poids de la diplomatie française, ainsi que celle du rôle du général Weygand dans le redressement militaire polonais d'août 1920[21].

Quoi qu'il en soit, le mérite de Norman Davies est d'avoir réalisé la première synthèse approfondie de la guerre polono-soviétique, traitée sous tous ses aspects, militaires, politiques, diplomatiques, économiques et sociaux. Pour ce faire, il s'est notamment appuyé sur les archives polonaises, britanniques et soviétiques qui, avec celles du Quai d'Orsay, permettent de s'imprégner des subtilités du jeu diplomatique ayant entouré les combats. S'il sous-estime parfois l'influence de la diplomatie française, le rééquilibrage des responsabilités polonaises et bolcheviques dans le déclenchement des hostilités ainsi que la mise en valeur des objectifs spécifiquement nationaux de la Pologne semblent être des plus pertinents.

Si l'on se fie aux recherches de Norman Davies et aux critiques qui leur ont été portées, trois éléments invalident l'idée d'une troisième campagne de l'Entente. La guerre polono-soviétique ne commence pas en avril 1920, mais quatorze mois plus tôt. L'Entente ne peut être considérée comme un bloc uni et cohérent: deux grandes sensibilités s'y expriment et divergent, celle de la France et celle de la Grande-Bretagne. Les Polonais poursuivent des objectifs propres, que l'on ne peut entièrement assimiler aux desseins français.

Nous ne reviendrons pas sur la question du commencement de la guerre, déjà évoquée au début de cet article. Les premiers mois de 1919 voient évoluer la politique de l'Entente à l'égard de la Russie. Les Alliés renoncent à toute idée d'intervention militaire accrue. En avril 1919, ils s'accordent pour ne plus envoyer de nouvelles troupes en Russie mais décident de poursuivre le soutien militaire et matériel aux Russes blancs. Ajoutée à ce soutien, l'aide qu'apporte la France à la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie vise à établir autour de la Russie un "cordon sanitaire", devant au mieux faire disparaître le régime bolchevique afin de rétablir l'alliance russe, au pire en limiter l'aire géographique à la Russie.

Après l'effacement des Russes blancs, le gouvernement français s'aligne en façade sur la diplomatie britannique et décide avec l'Entente, en février 1920, de ne pas soutenir la Pologne de la manière dont il l'avait fait pour Koltchak et Denikine. Sans interdire une offensive polonaise, les Alliés déclarent qu'ils ne l'appuieront pas. Cette ligne de conduite est adoptée sous l'influence de Lloyd George, qui désire rétablir des relations commerciales avec la Russie. Le Premier ministre britannique considère que le régime bolchevique ne prospère que sur le chaos. Une normalisation partielle de ses relations avec l'Entente devrait selon lui provoquer à plus ou moins long terme sa chute, tout en favorisant le commerce britannique. Officieusement, la France dissuade la Pologne de répondre aux propositions de paix des bolcheviks et lui laisse entendre qu'elle peut compter sur son soutien en cas d'offensive. Cette aide, qui consiste en l'envoi d'armes, est également assurée par les instructeurs de la Mission militaire française en Pologne, dirigée par le général Henrys.

Deux attitudes et projets politiques cohabitent donc au sein de l'Entente; ils s'opposent de la manière la plus vive à la veille de la bataille de Varsovie, quand, alors même que la Grande-Bretagne pousse la Pologne à signer un armistice avec les bolcheviks, la France reconnaît le gouvernement de Wrangel. S'il fallait parler d'une troisième campagne, il s'agirait donc d'une troisième campagne de la France. Ce serait pourtant ignorer que la Pologne mène la guerre à ses propres fins.

Les objectifs polonais sont établis dès les premières opérations de 1919 et se maintiennent tout au long de la guerre: ils consistent à assurer la sécurité de la Pologne et à satisfaire ses ambitions territoriales. L'offensive d'avril 1920 résulte des mêmes préoccupations. Elle vise à désorganiser le regroupement en cours de l'Armée rouge sur le front polonais, afin de faire échouer une attaque bolchevique que l'on pense imminente. En s'alliant à Petlioura, Pilsudski espère aussi réaliser son projet de fédération polono-lituano-ruthène. La France ne se satisfait qu'en partie de ces desseins fédéralistes: ils ne sont pour elle qu'une solution de rechange au rétablissement de l'alliance russe.

L'activité qu'elle déploie en vain tout au long de la guerre pour essayer de coordonner l'action militaire de la Pologne et celle des Russes blancs en est une manifestation. Pilsudski n'est guère plus favorable aux Russes blancs qu'aux bolcheviks. Les premiers n'abandonnent pas leurs intentions de conserver à une Russie débarrassée des bolcheviks les territoires des peuples allogènes qui la séparent de la Pologne ethnique. Or, les ambitions fédérales du chef d'Etat polonais consistent justement à détacher de la Russie les peuples allogènes, afin d'en faire des Etats-tampons. Les dispositions de la diplomatie française le confortent ?dans sa décision de passer à l'offensive en Ukraine plus qu'elles ne l'y incitent. Pilsudski profite de l'aide française sans se convertir aux buts de sa diplomatie.

Il serait trop long d'étudier en détails le débat relatif au rôle de Weygand dans le rétablissement militaire polonais devant Varsovie. Retenons seulement que les dernières recherches mettent surtout en valeur ses talents de réorganisateur de l'armée polonaise. La question de l'idée du plan de bataille et de sa réalisation soulève controverse. Il semble en réalité exister deux plans de bataille, l'un inspiré de Weygand, l'autre de Pilsudski.

Leur sens général, somme toute assez banal puisqu'il existait déjà dans les plans de défense de Varsovie de 1832 et évoque la manoeuvre de type napoléonien, fait l'accord des deux hommes. C'est dans la réalisation que les divergences se font jour. Après des concessions mutuelles, se mêlent dans la manoeuvre réalisée l'audace de Pilsudski et la prudence de Weygand. La polémique qui subsiste relève de la politique-fiction. Elle consiste à savoir si, comme le défend Pilsudski?et à sa suite le général Camon, l'affectation de forces plus nombreuses à la masse de manoeuvre aurait permis un encerclement complet des armées bolcheviques, ou si une telle initiative était inenvisageable en raison du risque encouru par les Polonais de se faire envelopper à leur tour. Le colonel Le Goyet soutient cette dernière idée et refuse, à l'image de Weygand, de parler de "défense passive"[22].

Une guerre réhabilitée dans son originalité et sa portée

L'ouvrage de Norman Davies et les débats qu'il a soulevés dévoilent la guerre polono-soviétique dans toute sa complexité, celle d'un conflit qui, tout en y participant, ne se laisse pas enfermer dans les grands affrontements consécutifs à la révolution russe. Ses répercussions s'en trouvent réévaluées. La guerre polono-soviétique porte en elle une grande part des difficultés rencontrées par les relations franco-polonaises pendant l'entre-deux-guerres. La signature en février 1921 d'un accord politique et militaire franco-polonais établit pour un temps des relations de confiance entre les deux pays. Précédant d'un mois le traité de Riga du 18 mars 1921, par lequel la paix polono-soviétique entre en vigueur, cet accord consiste pour la France à faire de la Pologne la pièce maîtresse d'une série d'alliances de revers conclues dans les années vingt avec la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie. La Pologne y trouve des garanties de sécurité.

L'amitié des deux pays n'est pas pour autant exempte d'accrocs, de bouderies et de crises. La guerre polono-soviétique, en élevant chez les dirigeants polonais la Russie bolchevique au rang d'ennemi absolu, n'est pas étrangère au fatal rapprochement amorcé dans les années trente avec l'Allemagne hitlérienne. La France poursuit à la même époque le projet illusoire de constitution d'une alliance antinazie où cohabiteraient la Pologne et l'U.R.S.S. La faillite de la politique française de sécurité et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale trouvent nombre de leurs ingrédients dans le déroulement et le règlement de la guerre polono-soviétique, sans bien sûr qu'un lien direct de cause à effet puisse être établi.

En Pologne, les militaires acquièrent à l'issue du conflit un prestige inégalé. Une confiance démesurée en ses capacités militaires s'empare du pays, confiance qui lui est funeste en 1939. En Russie, au contraire, l'échec de l'exportation de la révolution éveille les remises en causes. Le communisme de guerre est abandonné pour laisser place à la "construction du socialisme dans un seul pays".

A l'intérieur, Lénine lance la NEP. En politique étrangère, le traité de Rapallo d'avril 1922[23]permet de briser l'isolement de la Russie bolchevique: le "pont diplomatique" avec l'Allemagne se substitue au projet de "pont révolutionnaire". Il initie une collaboration germano-soviétique que l'on retrouve lors du pacte Ribbentrop-Molotov d'août 1939, dont les clauses secrètes prévoient l'invasion et le partage de la Pologne. La défaite bolchevique de 1920 est finalement effacée pour plus de quarante ans par la victoire soviétique de 1945 : celle-ci permet la soviétisation de la Pologne, dont Staline obtient qu'elle soit limitée à l'Est par la ligne Curzon, rappelée au bon souvenir des Alliés.

La recherche des années 1970 a donc réhabilité la guerre polono-soviétique dans son originalité et sa portée historiques. Cependant, les progrès dans la connaissance de ce conflit sont imparfaitement répercutés hors du cercle étroit des spécialistes.

Le cloisonnement de la recherche: la difficile diffusion de l'innovation en histoire

Les livres d'histoire que nous mentionnerons ici sont des ouvrages de large diffusion parus en France. Leur choix ne prétend pas être représentatif de l'ensemble de la production historique. Le nombre de lecteurs concernés suffit en revanche à analyser la connaissance historique telle qu'elle est diffusée en France à une grande échelle. Deux constats ressortent de la lecture de ces livres : les apports historiographiques des années 1970 sont le plus souvent ignorés; la guerre polono-soviétique se prête toujours aux interprétations partisanes et aux raccourcis réducteurs.

Les relations internationales de 1918 à 1939, de Pierre Milza, renvoient à la première observation. "[En 1920], peut-on y lire, il restait à affronter l'hostilité de la Pologne à laquelle les Bolcheviks avaient offert un règlement des frontières avantageux pour elle, plus avantageux même que la frontière proposée par […] Lord Curzon […]. Les militaires polonais, et à leur tête le général Pilsudski, rêvaient en effet de reconstituer et même d'élargir la "Grande Pologne" d'avant Pierre le Grand, laquelle comprenait l'Ukraine, la Biélorussie et la Lituanie. Aussi, en avril 1920, après plusieurs empiétements et sans déclaration de guerre, l'armée polonaise passe-t-elle à l'offensive, s'avançant profondément en Ukraine, et ceci avec l'aide de la France"[24]. Une volonté agressive et expansionniste exclusivement polonaise, une guerre qui débute en 1920 : les grandes lignes de l'interprétation traditionnelle du conflit restent à l'honneur.

L'Histoire de la Russie, de Nicholas V. Riasanovsky, tombe dans les mêmes travers : "La guerre soviéto-polonaise, écrit l'auteur, eut lieu en 1920, et se déroula entre la fin avril et la mi-octobre. Le gouvernement de la Pologne, qui venait de recouvrer son indépendance, ouvrit les hostilités dans le but de conquérir l'Ukraine occidentale et l'Ouest de la Biélorussie, que les Polonais considéraient comme faisant partie de leur "héritage historique", bien que, du point de vue ethnique, aucune de ces deux régions ne fût polonaise. Le vieux conflit entre Polonais et Russes reprit […]. [Après un premier revirement spectaculaire] les Polonais, grâce aux crédits accordés par la France, et aux munitions fournies par les alliés, arrêtèrent l'offensive des Rouges et reprirent le dessus"[25].

Le livre noir du communisme donne l'exemple d'une présentation de la guerre polono-soviétique gauchie par un parti pris pro-polonais. Andrzej Paczkowski y élude les ambitions territoriales polonaises pour ne retenir que la lutte d'une nation cherchant à sauvegarder son indépendance : "Une armée de volontaires, avec, à la tête, Jozef Pilsudski, est le moteur et le garant de l'indépendance toute neuve, mais elle se heurte immédiatement à la volonté révolutionnaire de Moscou pour qui Varsovie est le verrou à ouvrir impérativement si l'on veut porter la révolution en Allemagne. A l'été 1920, Lénine lance l'Armée rouge sur Varsovie. La manoeuvre audacieuse est proche de réussir, mais le sursaut national polonais la fait échouer […]"[26].

Tous les ouvrages d'histoire contemporaine ne partagent pas ces carences[27]. La lecture des manuels scolaires français montre cependant que la connaissance de la guerre polono-soviétique s'est figée dans des analyses antérieures aux années 1970. Parmi cinq manuels de classe de première consultés[28], aucun ne remet en cause la datation traditionnelle du début de la guerre. A des degrés divers, tous développent l'idée selon laquelle le conflit résulte de la volonté occidentale d'étouffer la révolution russe.

Cette incapacité des progrès de la recherche historique à irriguer l'ensemble de la discipline mériterait de s'y attarder. Nous nous contenterons ici de la déplorer.

Bilan

Archaïque par les armements employés, la guerre polono-soviétique de 1919-1920 n'en a pas moins été une guerre moderne, caractérisée par la mobilisation totale - militaire, politique, économique et idéologique - des deux adversaires. Peut-être faut-il rechercher dans cette modernité du conflit la source des débats historiographiques qu'il a suscités. D'abord fortement marqués par les engagements personnels et les pesanteurs idéologiques, ceux-ci n'ont que tardivement revendiqué une approche plus distanciée du passé. Aujourd'hui, grâce à l'accumulation des travaux qui lui ont été consacrés, la guerre polono-soviétique est assez bien connue. Certains aspects en demeurent malgré tout inexplorés ou à peine défrichés (la façon dont les archives du Quai d'Orsay en rendent compte, la perception qu'en ont eu les opinions publiques russe, polonaise ou anglaise), et rien n'interdit d'envisager un renouvellement des connaissances actuelles. Pour lors, la diffusion de celles-ci à l'ensemble de la discipline historique devrait être un premier impératif. En évoquer les modalités nous conduirait à quitter le champ de l'épistémologie pour aborder celui, non moins ardu, de l'organisation et du fonctionnement de la recherche universitaire.

 

Par Mathieu VALDEC

Vignette : Affiche de propagande polonaise : "Aux armes ! Defendons la patrie ! Gardez à l'esprit notre destin !" (source : domaine public)

[12] Général WEYGAND, Mémoires, tome 2 (Mirages et réalités), Paris, Flammarion, 1957, 522 p., pp. 79-173.
[13] BABEL, Isaac, Cavalerie rouge, Lausanne, L'Age d'Homme, 1986, 237 p.
[14] Parmi quatre grands quotidiens représentatifs de l'opinion française (L'Action française, Le Temps, L'Oeuvre et L'Humanité), on ne dispose que d'un reportage : LA MAZIERE, P., "Impressions de Pologne. Sur la route de Minsk", Le Temps, 29/08/1920, p. 2.
[15] Lord D'ABERNON, The Eighteenth Decisive Battle of World History, Londres, Hodder and Stoughton, 1931.
[16] Histoire du Parti communiste /bolchévik/ de l'U.R.S.S., Paris, Editions Norman Béthune, 1971, 408 p., pp. 266-267. Il s'agit de la reproduction du texte édité en 1949 par les Editions en langues étrangères (Moscou) et "approuvé par le Comité central du P.C.(b) de l'U.R.S.S." en 1938.
Parmi les travaux soviétiques de l'époque, on peut aussi signaler KAKURIN, N. E., MELIKOV, V. A., Vojna s Belopolâkami 1920 g. (La guerre de 1920 contre les Polonais blancs), Moscou, 1925.
[17] TESLAR, T., Polityka Rosji Sowieckiej podczas wojny z Polska (La politique de la Russie soviétique pendant la guerre avec la Pologne), Varsovie, 1937.
Général CAMON, La manoeuvre libératrice du Maréchal Pilsudski contre les Bolcheviks, août 1920. Etude stratégique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1929, 125 p.
[18] ARSKI, KORTA, et alii, Zmowa grabiezcow. Awantura Pilsudskiego w 1920 . (L'entente des pillards. L'aventure de Pilsudski en 1920), Varsovie, 1950.
GRINBERG, M., Z zagadnien wojny polsko-radzieckiej (Au sujet des problèmes de la guerre polono-soviétique), Varsovie, 1960.
LAPTOS, Jozef, Francuska opinia publiczna wobec spraw polskich w latach 1919-1925 (L'opinion publique française vis-à-vis des affaires polonaises dans les années 1919-1925), Wroclaw, Zaklad narodowy im. Ossolinskich, 1983, 175 p.
[19] ZUEV, F. G., Mezdunarodnyj imperializm organizator napadeniâ panskoj Pol'si na sovetskuû Rossiû, 1919-1920 (L'impérialisme international organisateur de l'agression de la Pologne des seigneurs contre la Russie soviétique, 1919-1920), Moscou, 1954. KUZ'MIN, N. F., Krusenie poslednego pohoda Antanty (Le naufrage de la dernière campagne de l'Entente), Moscou, 1958.
Les inflexions de l'historiographie soviétique portent principalement sur la question des origines de la défaite bolchevique devant Varsovie. Au moment de la déstalinisation, certains historiens, comme N. F. Kuz'min, osent pointer les erreurs politiques et militaires commises à la veille de la bataille par Staline, alors membre du Conseil révolutionnaire du front Sud-Ouest. Dans l'historiographie stalinienne, Trotski et Toukhatchevski portaient l'entière responsabilité de l'échec. La critique n'est jamais allée jusqu'à remettre en cause l'efficacité du Parti dans la conduite de la guerre, ce qui aurait abouti à écorner le principe de son rôle dirigeant. Voir à ce sujet PAN, Wojna polsko-sowiecka 1920 roku (La guerre polono-soviétique de 1920), Varsovie, Wydawnictwo Instytutu historii PAN, 1991, 235 p., pp. 142-158, et FIDDICK, Thomas C., Russia's Retreat from Poland, 1920. From Permanent Revolution to Peaceful Coexistence, New York, St. Martin's Press, 1990, 348 p., pp. 280-285. Sans réduire la guerre polono-soviétique à une troisième campagne de l'Entente, Thomas C. Fiddick met l'accent sur le désir de paix des bolcheviks, "confrontés aux ambitions et à l'implacable hostilité du gouvernement polonais" (p. 3). L'ouvrage, qui fait débuter la guerre en avril 1920, s'intéresse à sa dimension diplomatique et militaire. Il analyse les conceptions et la politique des principaux acteurs bolcheviques, jugés avec une certaine bienveillance.
[20] Elle ne coïncide pas nécessairement avec un parti pris favorable aux bolcheviks mais s'accorde avec l'historiographie soviétique sur deux points: la datation de la guerre et le rôle qu'y a tenu l'Entente. Certains auteurs y échappent. Cf. par exemple: JOBERT, Ambroise, Histoire de la Pologne, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1965, 128 p., pp. 97-102. L'auteur traite cependant assez rapidement de l'événement qui nous intéresse.

[21] DAVIES, Norman, White Eagle…, op. cit.
Les actes du colloque ont été publiés et Céline Gervais en a recueilli les textes dans GERVAIS, Céline (éd.), La guerre polono-soviétique de 1919-1920, Lausanne, L'Age d'Homme, 1975, 150 p.
[22] GERVAIS, Céline (éd.), La guerre polono-soviétique…, op. cit., pp. 30-31.
[23] L'Allemagne et la Russie bolchevique renoncent à toute réparation de guerre et renouent des relations économiques et diplomatiques. Une clause secrète prévoit l'initiation en Russie d'officiers allemands aux armes interdites par le traité de Versailles.
[24] MILZA, Pierre, Les relations internationales de 1918 à 1939, Paris, Armand Colin, 1995, 192 p., p. 43.
[25] RIASANOVSKY, Nicholas V., Histoire de la Russie, Paris, Robert Laffont, 1994, 864 p., p. 523.
[26] COURTOIS, Stéphane, et alii, Le livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997, 846 p., pp. 397-398.
[27] Voir par exemple: ROLLET, Henry, La Pologne au XXe siècle, Paris, Pedone, 1984, 603 p.
[28] BAYLAC, M.-H. (dir.), Histoire. 1ère, Paris, Bordas, 1997.
BERNARD, H., SIREL, F., SUEUR, R., Le monde du XIXe siècle à 1939. Histoire. 1ère L, ES, S, Paris, Magnard, 1997.
DOREL - FERRE, Gracia (dir.), Histoire. Classes de Premières L, ES, S, Le monde du milieu du XIXe siècle à 1939, Paris, Bréal, 1997.
LAMBIN, Jean-Michel, Histoire. 1ère, Paris, Hachette, 1997.
ZANGHELLINI, Valéry (dir.), Histoire. 1ère L, ES, S, Paris, Belin, 1997.