Hydromel, kvas, vodka : ces boissons russes qui ont traversé l’histoire

La structure de la consommation d’alcool en Russie a subi des changements notables depuis quelques année. Avec l’ouverture, les Russes d’aujourd’hui commencent à apprécier davantage les boissons prisées en Europe, notamment le vin et la bière.


À la table russe, on voit désormais servir de bons vins français, italiens, espagnols mais aussi des vins importés des pays plus lointains (Chili, Nouvelle-Zélande, Australie). Signe évident d’un désir de raffinement. Cette demande croissante de produits étrangers n’évince pas pour autant la boisson nationale, la vodka.

Ante vodka

Quelles étaient les boissons qui ont précédé le symbole de la table russe, la vodka, et à partir de quelle époque cette dernière a-t-elle fait son apparition en Russie?
Les premières informations concernant la consommation de boissons alcoolisées remontent à la période dite de la Vieille Russie (9e-10e siècles). La principale boisson alcoolisée que consommaient alors les Russes était l’hydromel, un breuvage ancien à base de miel, connu aussi dans les pays du Nord, chez les Scandinaves, les Lettons, les Lituaniens. A cette époque, le pays était extrêmement riche en miel. L’apiculture, notamment celle qui s’appuyait sur la technique des «arbres-ruchers», était en effet si répandue qu’elle était devenue, aux 9e et 10e siècles, une branche indépendante de l’économie. Dès le 10e siècle, l’hydromel était réputé pour sa qualité et présentait un degré d’alcool très élevé, ce qui en faisait un produit très prisé par les Russes.

Les noms des boissons à base de miel dépendaient de leurs procédés de fabrication, des aromates utilisés et de leurs couleurs: hydromel simple, hydromel blanc, hydromel rouge, hydromel fort, hydromel aux fruits des bois, aux griottes, aux pommes, etc. Selon les descriptions de voyageurs étrangers, au 17e siècle, lors de réceptions données par les tsars, on pouvait goûter à l’excellent hydromel russe à base de melon ou de clous de girofle. D’une manière générale, les boissons à base de miel, légères ou fortes, jouaient en Russie un rôle analogue à celui du vin en France ou de la bière dans les Etats germaniques.

Les Russes connaissaient également le vin, depuis le 9e siècle, époque antérieure à la christianisation. Mais c’est le christianisme, dès le 10e siècle, qui va faire de cette boisson alcoolisée une boisson rituelle indispensable. Le vin était importé de Byzance et de l’Asie Mineure et, jusqu’à la moitié du 12e siècle, il se consommait dilué avec de l’eau. Ce sont les marchands de la Hanse qui, en affaires avec Novgorod, firent découvrir aux Russes les vins allemands, espagnols et français. Le vin importé de l’étranger n’était pas seulement servi à la table du tsar. Le menu des nobles comportait aussi un nombre important de boissons alcoolisées: vin du Rhin, vin hongrois, vin blanc et rouge, français et espagnol, ainsi que la bière et différents types d’hydromel.
En revanche, si du vin importé était servi dans les familles nobles, le reste de la population consommait des boissons beaucoup plus accessibles. L’une d’elles était le kvas, une boisson à base de farine de seigle fermentée ou de pain de seigle cuit et de malt de seigle ou d’orge. Aux 16e et 17e siècles, tous les Russes consommaient du kvas, du plus humble paysan au tsar.

Une autre boisson, la bière, était également connue des Russes devenue pour eux une boisson rituelle. A la fin du 16e siècle, l’Anglais George Fletcher remarquait que, chez les Russes, «la tradition veut qu’à chaque nouvelle cuvée de bière, on emmène une partie du moût à l’église pour que le prêtre la bénisse avant de la reverser dans la préparation».
Parmi les différents types de bière, il convient de noter l’existence d’une variété particulière, alors nommée braga: bière faite maison, bière de paysans, cuite en fourneau; boisson à base de pain, qui ressemble parfois plutôt au kvas. On préparait la braga, tout comme la bière, les jours de fêtes religieuses, notamment lors de celles célébrant un saint patron ou un événement ayant donné son nom à l’église.

Les boissons traditionnelles russes continuèrent de jouir d’une bonne réputation jusqu’au 18e siècle. Ivan Possochkov, un auteur et économiste de l’époque de Pierre le Grand, écrivait: «Dieu nous a bénis, nous, les Russes, en nous donnant le pain, le miel et une multitude de boissons plaisantes...»
Toutefois, dès le 16e siècle, les réserves naturelles de miel commencèrent à s’épuiser. Il fallut donc trouver une autre matière première destinée à la préparation des boissons alcoolisées. Une matière à la fois moins coûteuse et plus abondante.

De l’esprit-de-vin à la vodka

On suppose que la première apparition en Russie d’alcool à base de vin remonte à la fin du 14e siècle. En 1386, les ambassadeurs de Gênes qui cheminaient vers la Lituanie firent halte dans la principauté de Moscou. Pour la première fois, ils y firent goûter «l’esprit-de-vin» aux aristocrates russes en le présentant comme un médicament et non comme une boisson d’agrément. En 1429, les ambassadeurs génois offrirent de nouveau une aqua vitae à la cour du grand-prince Basile II (1425-1462). Mais celle-ci était si forte qu’elle sembla imbuvable et les choses en restèrent là: l’alcool de vin ne fit pas sensation à la table royale.

Les historiens ne sont pas en mesure de dater précisément l’apparition de la distillation en Russie. Le dictionnaire encyclopédique le plus connu en Russie à la fin du 19e siècle, édité par Fridrich-Arnold Brokgauz et Ilija Efron, situe les débuts de la distillation en Russie, comme en Europe occidentale, au 14e siècle. D’autres sources, notamment des ouvrages de référence publiés avant 1917, les repèrent plutôt au 16e siècle.
Des historiens contemporains ont proposé d’autres explications au sujet des débuts de la distillation en Russie. Ainsi, Vladimir Pokhliobkine considère que l’on peut les dater du milieu du 15e siècle. Au terme d’une analyse de la situation politique et économique des différentes principautés russes de cette époque, l’auteur conclut que la distillation est, selon toute vraisemblance, apparue au sein de la principauté de Moscou, probablement dans un monastère, peut-être le monastère Tchoudov, sis sur le territoire du Kremlin. Cette découverte aurait eu lieu entre 1440 et 1470, en tout cas avant 1478. Selon lui, de toutes les principautés, c’est en effet celle de Moscou qui était l’endroit le plus propice au développement de nouvelles techniques artisanales. Il est intéressant de constater que, par la suite, les vodkas Moskovskaïa ossobaïa (La spéciale de Moscou) et Stolitchnaïa (de la capitale) devinrent des gages de qualité. L’étude de Pokhliobkine reste à nos jours la référence la plus fiable sur ce sujet.

Le seigle et la pomme de terre

La boisson que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de «vodka» s’appelait au 16e siècle «vin» ou «vin de pain». En revanche, pour désigner le «vin» on employait surtout le terme «vin de raisin» ou le nom générique («vin») suivi par l’origine du cru.
Le «vin de pain» désignait une boisson fortement alcoolisée, à base de seigle, composée d’alcool rectifié et d’eau, sans aromates ni ajouts à caractère gustatifs d’aucune sorte. D’une manière générale, la qualité de ces boissons était fonction du nombre de distillations.
Pendant des centaines d’années, le seigle fut la principale matière première utilisée dans la fabrication de la vodka et ce ne fut qu’au 18e siècle que l’on commença à distiller de l’alcool à partir de la pomme de terre, une fabrication répandue à l’époque en Ukraine et en Biélorussie. Toutefois, le «vin de pain» produit suivant les règles traditionnelles continua d’être considéré comme une boisson de qualité supérieure.

Il n’y eut pas de réglementation sur la teneur en alcool des différentes sortes de boissons avant la fin du 19e siècle. C’est seulement en 1894, que le «Règlement de la vente des boissons par l’Etat» stipula que tout «vin de pain» commercialisé devait avoir une teneur en alcool de 40°. C’est cette proportion qui fut retenue lorsque, la même année, le gouvernement russe fit breveter la Moskovskaïa ossobaya (La spéciale de Moscou) qui devint ainsi la vodka nationale.

Quant au mot «vodka», ce terme apparaît pour la première fois en 1533. Il désignait alors des préparations alcoolisées à caractère médical. En d’autres termes, avant d’être une boisson alcoolisée et enivrante, le terme de «vodka» renvoyait à une infusion de plantes médicinales à but thérapeutique, destinée soit à être bue, soit à être utilisée en usage externe. Les vodkas étaient classées en fonction des parties du corps qu’elles étaient censées guérir. On distinguait ainsi la vodka «pour l’estomac», celle «pour les poumons» ou encore celle «pour le cœur». Néanmoins, au début du 17e siècle, déjà, on commença à produire de la vodka non pas à but thérapeutique, mais comme une boisson alcoolisée. On faisait, par exemple, des vodkas sucrées, à base de mélasse, destinées exclusivement aux femmes, ainsi que toutes sortes de vodkas parfumées à l’aide de diverses épices et plantes aromatiques. Dès le milieu du 17e siècle, on trouve des documents où le terme de «vodka» désigne une boisson alcoolisée. La première occurrence date de 1666.
Avec la codification de la terminologie relative au vin, le mot «vodka» commença à désigner, à partir de 1731, les boissons dont la teneur en alcool dépassait celle du vin. En fait, la «vodka» du 18e siècle renvoyait exclusivement aux boissons à base de «vin de pain» que l’on aromatisait grâce à divers ingrédients (épices et plantes). C’est seulement vers la fin du 19e siècle que le mot «vodka» commence à remplacer le terme de «vin de pain» et à signifier un alcool distillé, sans aucuns rajouts gustatifs ni aromatiques.

Une expansion rapide

Dès son apparition au 15e siècle, la vodka (ou «vin de pain») s’est rapidement répandue en Russie. Au début du 16e siècle, les voyageurs étrangers témoignent que les Moscovites de l’époque «tirent du seigle une boisson brûlante, ou eau-de-vie, et la boivent pour se protéger du froid». L’expansion rapide de la production de vodka en Russie s’explique essentiellement par des raisons économiques. Le coût des ingrédients de l’hydromel, les quantités énormes nécessaires à la production (plusieurs fois supérieures au volume du produit final), rendaient en regard la fabrication de la vodka beaucoup plus rentable. Par ailleurs, contrairement à l’hydromel, la conservation de la vodka, non soumise à un processus de dégradation, était aisée. La nouvelle boisson devenait ainsi un produit idéal destiné à occuper une place de choix dans l’économie du pays.

Vers le début du 18e siècle, ce mouvement fut renforcé par une chute en volume des produits issus de l’apiculture. Ce phénomène, qui toucha l’Europe dans son ensemble, provenait du fait que les anciennes méthodes d’apiculture rendaient la production d’hydromel toujours moins rentable. Toutefois, dans les pays européens où la consommation de vin et/ou de bière était déjà bien ancrée, la pratique de la distillation ne changea guère les priorités de production dans le secteur des boissons alcooliques. En revanche, en Russie, l’hydromel dut s’effacer devant la vodka, beaucoup moins coûteuse. Le consommateur russe remplaça progressivement l’hydromel par cette nouvelle boisson, appelée à devenir le symbole courant de la table russe.

* Polina TRAVERT est maître de langues (Paris IV – Sorbonne)
Photo : © Marie-Anne Sorba