«Il n’y a pas de risque de dissolution de l’identité moldave dans l’UE!»

Entretien avec Ala Condrov, interprète, directrice du Bureau de l’Union latine en République de Moldavie. Organisation internationale attachée aux valeurs de la latinité, l’Union latine valorise, préserve et diffuse les langues latines, le patrimoine latin et tout l’héritage commun de ses 37 Etats membres. 


Ala CondrovComment définiriez-vous l’identité moldave? Par la langue ou pas seulement?

Ala Condrov: La question est vraiment d’actualité, même si elle incommode pas mal de gens ici, et tout particulièrement les politiques. Une bonne partie des citoyens, à vrai dire, ne s’en préoccupent pas forcément. Parce que leur vie quotidienne n’est pas liée à la définition de leur identité. Pour eux, la question est plutôt de survivre.
Moi, je ne me pose pas la question non plus, et ceci parce que la réponse me paraît naturelle. Il n’y a pas de dualisme en moi: je parle roumain! Par contre, nous, les Moldaves, avons subi tellement de choses, les mentalités ici ont été tellement distordues qu’il est difficile de dire «Je suis Roumaine!». C’est le cas également pour beaucoup de jeunes, y compris pour ceux qui sont nés après l’indépendance de 1991, et même, parmi eux, pour ceux qui ont fait leurs études en Roumanie. Nous nous présentons évidemment plus volontiers comme Moldaves. Mais nous sommes, vraiment, des Roumains de Moldavie!
En Moldavie on peut avoir la double citoyenneté. Ce choix a été légitimé par le gouvernement communiste afin de répondre à la demande de la population russophone qui souhaite obtenir la citoyenneté russe, ukrainienne ou bulgare. Aujourd’hui, suite à une décision prise par les députés communistes, avoir la double citoyenneté implique ne pas avoir accès à la fonction publique.
Depuis 1991, nous pouvons demander la citoyenneté roumaine auprès du Consulat roumain à Chisinau. Il faut alors présenter des documents prouvant que nous avons des parents qui, avant 1940, ont été citoyens de Roumanie. La procédure est très longue (quelques années). Cette possibilité a été offerte par la Roumanie juste après l’indépendance, mais peu de Moldaves alors se rendaient compte de sa portée. A ce moment là, tout le monde pensait que, de toute façon, la Moldavie allait s’unir à la Roumanie.

Quel est l’intérêt, pour un Moldave, d’obtenir cette double citoyenneté?

Certains veulent la citoyenneté roumaine parce qu’ils se sentent Roumains, parce que leurs parents et grands–parents ont été Roumains. C’est un droit qui nous a été enlevé par le régime soviétique. Moi, je serais fière, en effet, de voir inscrite cette mention dans mon passeport.
Par ailleurs, aujourd’hui, pour les Moldaves, c’est aussi un bon moyen de sortir du pays.

Pensez-vous que la Moldavie puisse elle-même adhérer à l’Union européenne?

Même si le chemin doit être long, je suis convaincue qu’à partir du moment où il y a volonté d’adhérer, les difficultés seront surmontables. Certains économistes parlent des désavantages par rapport à l’adhésion; c’est une folie!
En plus, cela ne changerait rien à la question identitaire; il n’y a pas de risque de dissolution de l’identité moldave dans l’UE. Les vins moldaves resteront moldaves!
Dans le cas d’une union à la Roumanie, déjà membre de l’UE, oui, sans doute, je ne vois que des avantages. Avant toute chose on préservera la langue. On pourra la «désintoxiquer» des russismes qui l’ont envahie. Nos enfants pourront également plus facilement faire leurs études dans les centres universitaires de Roumanie, où le niveau d’enseignement est d’une bonne qualité. Nous aurions également des rapports plus «normaux», plus civilisés entre nous. Ici, le régime soviétique a détruit beaucoup d’intellectuels mais aussi ceux qui n’avaient pas de formation. Notre manière de s’adresser les uns aux autres est parfois un peu «sauvage». Les choses sont différentes en Roumanie, parce que les gens là-bas ont plus de respect les uns pour les autres.
Et puis il y a la question de la liberté d’expression. En Moldavie, certes, on peut parler. Mais, dès qu’on veut aller un peu plus loin que la simple parole, les choses se bloquent.
Je crois que rares sont les Moldaves qui diraient que nous aurions quoi que ce soit à perdre en adhérant à l’UE. Il y a ceux, sans doute, qui estiment que l’on perdrait l’influence russe. Mais c’est autre chose…

La situation en Transnistrie n’est-elle pas un obstacle insurmontable?

Vous savez, les hauts responsables et la population de Transnistrie ont une peur et une haine inimaginables des Moldaves! Ils nous perçoivent comme des nationalistes et des Roumains. La nouvelle génération de l’autre côté du Dniestr est persuadée que les Moldaves ont fait la guerre, en 1992, pour les détruire. C’est le résultat de la propagande quotidienne du gouvernement transnistrien. Pourtant, ils sont conscients qu’ils ne peuvent pas vivre sans nous.
Aujourd’hui, en Moldavie, une génération émerge, née après 1990, qui s’identifie, en effet, à la Roumanie. Les Transnistriens, eux, continuent de dire «Moi, je suis Russe!»
Mais je ne crois pas que l’existence de la Transnistrie puisse réellement empêcher l’adhésion européenne de la Moldavie. Parfois, il me semble que la Transnistrie est perdue pour la Moldavie. Le credo de la population, qui se dit composante de la Russie, est justifié par la peur des Moldaves, c’est tout.
Quand on propose de tracer frontière, c’est qu’il y a un intérêt géopolitique. Tout cela relève d’un choix économique et politique. Dès que la volonté réelle d’adhérer à l’UE sera clairement affirmée à l’ouest du Dniestr, dès que les gens de l’autre côté verront les résultats, alors j’ai l’espoir qu’il y aura un cri de leur part, un appel à l’aide. Mais, pour le moment, la Russie reste une force dans le monde, elle impose les règles du jeu.

Comment envisagez-vous votre avenir?

J’ai 40 ans, cela signifie que j’ai fait mes études à l’époque soviétique. J’ai de beaux souvenirs de mon enfance. Mais j’ai aussi la conscience de l’horreur de cette époque. Il n’y a pas eu de drame dans ma famille, mes parents n’ont pas été déportés mais j’ai le souvenir du gris et de l’uniformité. Je ne veux pas que ma fille connaisse cela, qu’elle vive ainsi. En Union soviétique, il était admis qu’il y avait des choses dont on ne pouvait pas parler, auxquelles on ne pouvait pas s’intéresser, sans que l’on sache pourquoi.
J’ai un emploi auprès d’une organisation internationale. Je perçois un salaire correct comparativement à certains de mes concitoyens. Même comme ça, je sais que je ne peux pas envisager d’avoir une maison pour y vivre avec ma famille. Mais, si je prends l’exemple d’un professeur d’école ou d’université, d’un médecin… pour eux, la vie est un encore plus dure. Je ne citerai même pas les paysans qui, eux, n’ont absolument rien. Pour tous ces gens, il n’y a pas de grande perspective. Personne n’est certain de rien, car la stabilité est une notion floue en Moldavie.
La liberté, je ne considère pas qu’elle existe dans sa complétude ici. Beaucoup de choses me posent problème, me dérangent. La stupidité, les mensonges, la honte… La rage aussi lorsque j’entends ou lis les bêtises que transmettent les médias qui sont soumis à l’autorité centrale.

Et vous avez quelque espoir que les choses changent avec les élections législatives du printemps 2009?

Oui, j’espère que les choses vont évoluer.
Mais les Moldaves sont les champions pour créer des dissensions dans leur propre famille. Même dans l’opposition, on ne parvient pas à atteindre un semblant de consensus. On ne parvient pas à s’unir. Alors qu’il faudrait impérativement que l’opposition se consolide pour mettre en échec le gouvernement communiste.
Vraiment, après toutes ces années de communisme, je voudrais avoir l’espoir que l’opposition va enfin changer de tactique.

Photos : Céline Bayou

Pour aller plus loin, voir aussi:
Oleg Serebrian, «Roumanie et Moldavie, quelles relations après le 1er janvier 2007?» Regard sur l’Est, 15 novembre 2006
Stella Ghervas, «Les Moldaves, le passeport roumain et l’Europe: incompréhensions sur fond de misère», Regard sur l’Est, 15 novembre 2006
Stella Ghervas, «La réinvention de l’identité moldave après 1989», Regard sur l’Est, 9 août 2005