Intérêts stratégiques de la Russie en Afrique : les outils de l’ambition du Kremlin

Si, pendant quelques années, la Chine a focalisé l'attention de l'opinion publique sur le continent africain, Moscou n'est désormais plus en reste. Après une absence prolongée depuis la disparition de l'Union soviétique, la Russie se montre de plus en plus entreprenante, mêlant présence des forces armées, vente d'armes, investissement économique, soft power et soutien diplomatique.


Sommet des BRICS en Afrique du SudLors du dernier sommet des BRICS qui s'est déroulé à Johannesburg le 27 juillet 2018, le Président russe a évoqué l'idée d'un sommet russo-africain rassemblant l'ensemble des dirigeants du continent et lui-même. Cette initiative ambitieuse ne laisse pas d'inquiéter les acteurs traditionnels implantés sur ce terrain et qui craignent que les propositions russes s'avèrent suffisamment attractives pour un certain nombre de chefs d’État locaux.

En effet, la Russie entend bien revenir sur un continent où sa présence a souvent été fluctuante. Même dans les années 1970, apogée de l’emprise soviétique en Afrique, cette présence a été épisodique à de rares exceptions près, comme en Algérie, en Libye ou en Angola. Puis les destitutions progressives de nombreux chefs d’État alliés de l'Union soviétique ont conduit Mikhaïl Gorbatchev, à partir de 1988, à laisser progressivement se distendre les liens avec le continent. Ces derniers n’ont pas survécu à la disparition de l'URSS, en 1991, et la période Eltsine a sonné le glas de ces amitiés(1). Il faudra attendre le deuxième mandat de Vladimir Poutine, à partir de 2008, pour que de timides initiatives soient prises, afin de rappeler au bon souvenir de certains pays le rôle passé de la Russie.

La perception de l'environnement stratégique africain par Moscou

Originellement, le soutien soviétique à l’Afrique s’est appuyé sur l’idéologie anticolonialiste et anti-impérialiste prônée par Moscou. Désormais, une telle interprétation semble a priori d'un autre âge et le facteur idéologique a perdu en intensité. Pourtant, avec l'arrivée de nouveaux acteurs sur le continent, l'argument de la spécificité de l’approche russe a été réactivé en tant qu’alternative à l'Occident ou à la Chine : la Russie se présente comme un élément de stabilisation qui ne vise pas à s’ingérer dans les affaires internes des pays.

Moscou ne tient pas à évincer l'une ou l'autre puissance sur le continent. Néanmoins, bien conscient de ses moyens limités, le Kremlin souhaite bousculer les forces en présence. Si elles ne disposent pas de la manne financière et humaine mobilisée par la Chine, les autorités russes peuvent en revanche compter sur de vieilles amitiés. De même, si elle n’est pas en mesure de déployer des effectifs aussi importants que la France dans certains territoires africains, la Russie est largement capable de concurrencer – voire d'évincer – des entreprises françaises, y compris dans ce que l'on pourrait définir comme le pré carré de la France.

Il n'empêche. C'est une véritable course qui s'engage actuellement entre les protagonistes : qui obtiendra le maximum de minéraux lourds, d'uranium ou d’autres biens rares ? La Russie n'hésite pas à jouer plusieurs cartes simultanément : d'un côté, elle participe à la plupart des opérations de maintien de la paix sur le continent, parfois de manière symbolique (la Russie n'est jamais parmi les dix contributeurs les plus importants, hormis dans le cas de la MINURSO au Sahara Occidental), et elle tient à respecter certains embargos (RDC, Somalie). Mais, de l’autre côté, lorsque l'enjeu est trop important pour elle, elle n'hésite pas à se mettre en porte-à-faux (Soudan d'Omar al-Bachir, Libye du maréchal Haftar)(2).

Les ventes d’armes, levier de la puissance russe en Afrique

La Russie, qui bénéficie d’une certaine renommée dans ce secteur, dispose d’une excellente capacité à s’exporter dans le domaine militaire. Les ventes d’armes, coordonnées par l’agence Rosoboronexport, constituent le cœur de la stratégie russe en Afrique. La Russie y dispose de partenaires historiques, comme l’Algérie et l’Égypte dont les importations respectives ont avoisiné 1 Md de dollars en 2016. On note également la réactivation de certaines relations nouées durant la Guerre froide, comme avec l’Angola et l'Ouganda (qui ont reçu récemment respectivement 18 et 6 chasseurs-bombardiers Sukhoï-30 MK). La Russie a également obtenu, en décembre 2017, une exemption à l’embargo de l’ONU sur la vente d’armes à la République centrafricaine (RCA), ce qui lui a permis de livrer, notamment, plus de 5 000 fusils d’assaut AKM aux Forces armées (Faca) et de dépêcher des instructeurs (117 civils et 5 militaires chargés d’entraîner les Faca).

Le deuxième pilier militaire de cette stratégie est la signature d’accords de partenariat et de formation avec des pays ne relevant pas des partenaires historiques de la Russie, comme en témoigne la résurrection d’un projet datant de 1999 avec la République démocratique du Congo (RDC)(3). La Russie accueille également de plus en plus de cadres africains dans ses écoles militaires, ce qui contribue au soft power de sa doctrine militaire.

Moscou multiplie en outre l’ouverture de bases militaires sur le continent africain (en RCA, au Soudan, projet d’une base navale au Somaliland) et se propose d’assurer la protection des chefs d’État qui se sentent menacés : la garde rapprochée du Président centrafricain Faustin-Archange Touadéra est ainsi formée entre autres d’une quarantaine d’éléments des Forces spéciales russes (Spetsnaz), ce qui pose la question des ambitions de la Russie auprès des classes politiques locales.

De leurs côtés, comme elles le font concernant leur proximité nouvelle avec la Chine, les autorités des pays africains justifient ce rapprochement militaire par leur volonté de diversifier les partenaires.

Les vecteurs de l’extraction et de l’énergie

Les initiatives de défense de la Russie sur le continent africain coïncident parfaitement avec les zones d’implantation des compagnies d’extraction de matières premières. La RCA et la RDC recèlent diamants, uranium et or qui attisent la convoitise d’entreprises russes, tandis qu’une mine de platine a récemment été cédée à une compagnie russe par le Zimbabwe. Les pays d’Afrique ne voient que des avantages à coupler garanties de sécurité et extraction de matières premières de leur sous-sol s’accompagnant de fortes créations d’emplois.

En Angola, au Mozambique et au Gabon, la Russie vise les secteurs pétrolier et gazier. Le nucléaire civil ayant le vent en poupe depuis quelques années, la compagnie nationale Rosatom possède une direction dédiée à l’Afrique subsaharienne : elle a récemment signé de nombreux accords de développement et de recherche avec des pays africains (Kenya, Zambie, Nigéria), visant à terme la fourniture de centrales « clés en main ».

Pragmatique, la Russie ne perd pas de vue que, selon les prévisions, la population en Afrique devrait doubler d’ici 2050 et l’investissement économique du continent est notable, particulièrement, depuis 2016. Mesure concrète mais aussi de portée symbolique, Vladimir Poutine a d’ailleurs annoncé en 2017 l’effacement de 20 Mds de dollars de dettes envers la Russie contractées par des pays africains. Mais la portée de cet intérêt économique doit cependant être nuancée : en 2018, la Russie a réalisé 15 Mds de dollars d’échanges commerciaux avec le continent, ce qui la situe bien loin de la Chine, avec 300 Mds de dollars.

(Re)nouer les liens culturels

Acteur phare de l'influence soviétique en Afrique, l'université Patrice-Lumumba de Moscou a formé, entre 1961 et 1991, plus de 20 000 étudiants africains qui, pour certains, disposent encore d'une influence considérable dans leur pays. Plus généralement, ce sont près de 70 000 étudiants africains qui, sur la période, ont bénéficié de l’enseignement dispensé en URSS. Désormais, on estime que les effectifs en Russie ne dépassent pas 15 000 étudiants africains par an, mais Moscou entend bien raviver ce pan de sa diplomatie.

Complémentaire de ce volet universitaire, le réseau des centres russes, baptisé Monde russe (Rousskiï Mir), est lui aussi appelé à s’étoffer. Créée en 2007 par décret présidentiel, la fondation éponyme, qui dépend des ministères russes des Affaires étrangères et de l’Éducation, a pour vocation la diffusion de la langue et de la culture russes à travers le monde. L’organisation s’implante progressivement (en Egypte, au Kenya, en RDC, en Zambie en Afrique du Sud…), notamment par le biais des coopérations universitaires(4).

Moscou envisage aussi de consolider la présence de Sputnik et de RT en Afrique en augmentant le nombre de correspondants dans les pays concernés, notamment francophones où ils bénéficient d’une audience croissante. Leur narratif vient en effet conforter des opinions publiques qui, souvent, y trouvent une alternative au discours occidental et continuent de voir la Russie sous le prisme du passé soviétique anticolonial(5). C’est le cas, en particulier, dans des pays où certains acteurs civils locaux émettent des réserves face aux interventions de l'armée française (Niger, RCA). Localement, la Russie n'hésite pas à effectuer des opérations de charme auprès de la population de tel ou tel pays, avec la distribution de colis alimentaires (Centrafrique) ou la construction d’hôpitaux (Guinée-Conakry). La Russie dispose en outre d'organes diplomatiques dans une majorité de pays du continent (soit un réseau de 40 ambassades) et de représentants au sein de l'Union africaine et des communautés économiques régionales.

En fonction du regard porté, l'action de la Russie sur le continent africain au cours des dernières années est perçue comme un retour légitime ou comme une offensive nouvelle. Au premier abord, le mode opératoire de la Fédération de Russie dans la grande majorité des pays concernés apparaît comme « classique », combinant essentiellement matières premières (dont énergétiques) et armements. Mais la spécificité du cas « africain » revient à la place particulière accordée à des sociétés militaires privées – nouveaux relais et instruments de la politique russe –, à la réaffirmation de liens culturels et universitaires anciens et à l’intrusion dans la sphère médiatique. S’il est légitime de s’interroger sur les conséquences à moyen terme de ce réinvestissement orchestré par les autorités russes, il convient toutefois de ne pas le surévaluer.

Notes :

(1) Alexandra Arkhangelskaya, « Le retour de Moscou en Afrique subsaharienne ? Entre héritage soviétique, multilatéralisme et activisme politique », Afrique contemporaine, n° 248, 2013/4, pp. 61-74.

(2) Le gouvernement soudanais ne pouvant plus compter sur les États-Unis, alliés historiques, il a effectué un pivot vers l’Est perçu comme une opportunité majeure par la Russie. En Libye, la Russie joue la carte d’Haftar au nom de la lutte contre le terrorisme et du retour à un semblant de stabilité (notamment dans les relations avec l’Egypte) mais aussi bien consciente des richesses dont dispose le pays.

(3) « La Russie entame une coopération militaire avec la RDC », RFI, 27 mai 2018. Cette coopération ne s’était alors pas concrétisée en raison de la volonté de Joseph Kabila de se tourner vers l'Occident.

(4) Voir la carte des implantations.

(5) J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume et J. Herrera, Les manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, Rapport du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, août 2018, pp. 100-102.

Vignette : En marge du sommet des BRICS à Johannesbourg, les présidents russe et sud-africain, V. Poutine et Cyril Ramaphosa, ont signé une déclaration de Partenariat stratégique bilatéral, 27 juillet 2018 (Photo kremlin.ru).

 

* Paul-Marie BRIGNOLI et Arlo LARDÉ sont étudiants en Master 2 HEI à l'INALCO.