#Jedzjablka (#Mangedespommes), ou la renaissance de la pomme en Pologne

La Pologne détient le titre de premier exportateur mondial de pommes dans le monde et de principal producteur en Europe. Il n’y a pas longtemps, presque la moitié de ces fruits produits en Pologne trouvaient encore leur place sur les tables russes.


Le 1er août 2014, la Russie a décidé de contre-sanctions à l’encontre des pays membres de l’Union européenne et imposé un embargo provisoire sur l'importation de fruits et légumes en provenance des États membres. Même si, au nombre des fruits désormais interdits, il faut citer les poires, les prunes, les cerises et les nectarines, en Pologne c’est la pomme qui est devenue le symbole de cette querelle alimentaire. Un peu plus d’un an après la décision du Kremlin, force est de constater que cette crise qui a gravement touché les producteurs polonais a aussi donné une deuxième vie à la pomme en permettant aux Polonais de redécouvrir ce fruit qu’ils croyaient banal. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, de voir que le pavillon polonais de l'Expo Milano 2015 est constitué de cagettes de pommes et qu’à l'intérieur a été installée une pommeraie. La pomme est devenue non seulement un élément de promotion du pays, mais aussi un nouveau symbole du « gastro-patriotisme » polonais.

Avant la guerre des pommes

En Pologne, les pommiers ont été plantés et cultivés d’abord par des moines des ordres cistercien et bénédictin. Puis, des variétés diverses ont été rapportées d’Allemagne, de France et d'autres pays encore, qui sont venues s’ajouter aux pommiers indigènes déjà cultivés. Le plus célèbre d’entre ces pommiers initialement présents sur le sol polonais était le kosztela, reproduit à partir du 17ème siècle et dont on raconte qu’il portait la pomme préférée de la reine consort polonaise Marie Casimire Louise de La Grange d'Arquien (1665-1696).

Très tôt, on a introduit des pommes dans la cuisine polonaise, où elles sont utilisées dans des plats, en jus de fruits, vinaigres ou boissons alcoolisées. On trouve d’ailleurs nombre de recettes contenant des pommes dans le tout premier livre de cuisine polonais, Compendium Ferculorum[1], édité par Stanisław Czerniecki en 1682.

Aujourd’hui, même si les pommes sont très présentes dans la cuisine polonaise et sont un élément essentiel de l’agriculture nationale, les Polonais mangent moins de pommes que la moyenne de leurs voisins européens. Une bonne partie des fruits récoltés chaque année est en fait exportée. Avant que ne soit décrété l’embargo russe, la Pologne exportait ainsi 1,2 million de tonnes de pommes par an, dont 1 million se dirigeait vers la Russie.

« Mange des pommes et bois du cidre pour lutter contre Poutine »

Deux jours avant que l'embargo russe ne soit officiellement annoncé, Grzegorz Nawacki, le rédacteur en chef adjoint du journal Puls Biznesu, a publié un article intitulé « Mange des pommes et bois du cidre pour lutter contre Poutine »[2]. Il y expliquait que la seule réponse efficace à l'embargo russe était d’inverser la donne : si les Russes ont décidé de ne plus laisser entrer sur leur territoire les pommes polonaises, alors les consommateurs polonais se doivent de gérer le problème. G. Nawacki se proposait dès lors, pour soulager les producteurs frappés par l'embargo, d’encourager les Polonais à manger plus de pommes et à boire plus de cidre polonais. Son article ne fut pas sans effet: en quelques jours, le hashtag #jedzjablka (#Mangedespommes) avec lequel Nawacki avait marqué son papier est devenu très populaire sur Internet, transformant le modeste fruit en vraie célébrité. Des milliers de photos de Polonais mangeant des pommes ont alors été diffusés via les réseaux sociaux.


Grzegorz Nawacki, auteur de l’action #Jedzjablka

Chose plus étonnante encore, la guerre des pommes lancée par les Polonais semble bien avoir influencé d’autres pays européens, eux aussi touchés par les contre-sanctions russes. En Belgique, notamment, les habitants du royaume ont lancé une campagne similaire de promotion des fruits belges, centrée cette fois sur la poire qui est devenue en quelques semaines symbole de la résistance contre l’embargo. Le hashtag #SHAREaPEAR a accompagné de nombreux selfies diffusés par des Belges souhaitant marquer leur désapprobation face à la politique du Président russe[3].

Cette contre-attaque des consommateurs via le monde virtuel a également inspiré le marché alimentaire polonais: les hypermarchés ainsi que les petits vendeurs sur les marchés ont, eux aussi, commencé à souligner que leurs pommes viennent de Pologne et utilisent depuis ce nouvel engouement pour les pommes nationales dans leur publicités. L'offre des restaurants s’est enrichie de plats contenant des pommes et même les usagers des trains intercités ont vu leur quotidien évoluer : désormais, au lieu d’une petite sucrerie offerte par la compagnie ferroviaire, les voyageurs reçoivent une pomme polonaise!

Pommes polonaises à boire

Mais les Polonais ne se sont pas arrêtés là. Ils ne se contentent pas d’acheter plus de pommes locales. En effet, la consommation de cidre a, elle aussi, augmenté alors que ce produit était presque absent du marché. En effet jusque récemment, malgré l'impressionnante production de pommes en Pologne, le cidre, appelé jabłecznik, n’avait pas suscité d’engouement particulier. Pour de nombreux Polonais, l’alcool produit à partir de pommes rappelle les vins de fruits de très mauvaise qualité répandus pendant la période communiste.

Pourtant, la boisson obtenue à partir du jus fermenté de pommes est connue en Pologne depuis le Moyen Âge. Les médecins de la Renaissance conseillaient aux Polonais ce breuvage sain et nourrissant, qui était déjà fort apprécié en France. Mais jamais le cidre n'a atteint une position comparable à la bière, au vin ou à la vodka. Des recettes utilisant du jabłecznik sont apparues dans les livres de cuisine à partir de la deuxième moitié du 18e siècle, mais c’est surtout au 19e siècle que leur usage s’est un peu répandu.

Aujourd’hui, démarche politique oblige, cette boisson un peu oubliée et sous-estimée gagne en notoriété et ses amateurs se multiplient. Malgré ce, les problèmes légaux, fiscaux et logistiques liés à la production de cette boisson alcoolisée s’avèrent un frein à son développement.

Plus d’un an après la querelle des pommes

Près de dix-huit mois après le lancement des contre-sanctions, l’enthousiasme pour l'action #jedzjablka est naturellement un peu retombé.

Après une période marquée par une baisse continue de la consommation, les Polonais se sont mis à consommer plus de pommes en 2012-2013, avec une progression annuelle de la consommation d'une centaine de grammes par habitant[4]. En 2014, avec l'effet de la campagne de promotion des pommes associée à l'embargo russe, la consommation a augmenté de 3 kg par an et par habitant, pour atteindre 19 kg[5]. Les prévisions pour 2015 sont encore plus optimistes.

De toute évidence, l'embargo russe n'a pas seulement encouragé les Polonais à manger plus de pommes mais aussi à produire plus de cidre. En 2015 a même été édité le premier guide polonais destiné aux amateurs de cidre[6]. Agnieszka Wyrobek-Rousseau, œnologue polonaise, écrit en introduction à son ouvrage : « Ce livre s’adresse à ceux qui disposent de pommes fraîches et qui voudraient faire du cidre de bonne qualité, pour satisfaire leurs propres besoins, mais aussi à ceux qui aiment faire des expériences. »

La promotion des pommes polonaises n'a pas seulement entraîné une hausse des chiffres de vente de ce fruit jusque-là un peu négligé, elle a aussi suscité une conscience nouvelle chez les consommateurs vis-à-vis des origines des produits alimentaires achetés au quotidien. Sur les marchés de Pologne, plus personne ne s’étonne d’entendre cette question désormais fréquente : « Est-ce que ces fruits sont polonais ? »

Notes :
[1] Stanisław Czerniecki, Compendium ferculorum albo zebranie potraw, Monumenta Poloniae Culinaria, éd. J. Dumanowski, Varsovie, 2009.
[2] Grzegorz Nawacki, «Postaw się Putinowi - jedz jabłka, pij cydr», Puls Biznesu, 30 juillet 2014.
[3] Djanet Grevet, «Contre l'embargo russe, les citoyens belges protestent sur la toile», JOLPress, 13 août 2014.
[4] Irena Stojewska, «Spożycie owoców, warzyw i ich przetwory w Polsce», Biuletyn Informacyjny, Agencja Rynku Rolnego, n°3, 2015, p.4.
[5] Eberhard Makosz, «Przyszłość polskich jabłek», Biuletyn Informacyjny, Agencja Rynku Rolnego, n°3, 2015, p.11.
[6] Agnieszka Wyrobek-Rousseau, Cydr z polskich jabłek, WPW Vinaspora, Pawlikowice, 2015.

Vignette : Le pavillon polonais de l’Expo Milano 2015 (© Dorota Dias-Lewandowska)

* Dorota DIAS-LEWANDOWSKA, Centre d'héritage culinaire, université Nicolas Copernic de Toruń.

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