Jonas Mekas, de retour en Lituanie

Le centre des arts visuels Jonas Mekas vient d’ouvrir ses portes à Vilnius le 4 novembre dernier. Un événement qui marque le retour du poète et cinéaste, pionnier du cinéma expérimental, dans son pays natal. La galerie coincée entre des boutiques de luxe et une prison construite à l’époque tsariste propose sa toute première exposition: L'avant-garde, du Futurisme à Fluxus. On y trouve la collection Fluxus appartenant à Jonas Mekas et acquise par la ville de Vilnius, des photogrammes tirés de ses films et une salle de projection.


Un éternel chapeau noir sur une silhouette frêle, une caméra à la main, Jonas Mekas, presque 85 ans, ne s’en sépare jamais. Pionnier du cinéma expérimental, le cinéaste préfère pourtant se définir comme un simple paysan de la région de Birzai dans le nord de la Lituanie dont il est originaire. Jonas Mekas est arrivé à New York en 1949. Résistant à l’occupation nazie, il préfère fuir, d’autant plus que les Soviétiques approchent. Un exil qui sera définitif. En Allemagne, il connaît les camps de personnes déplacées, étudie un temps à l’université de Mayence, avant de partir vers l’Amérique avec son frère. A peine arrivé, il s’achète une caméra Bolex avec ses premiers salaires. Depuis, il filme tout, sa vie, son quartier, sa famille, ses amis, ses excursions, les cours de cinéma qu’il donne aux enfants Kennedy, son premier retour en Lituanie en 1995 ou encore son entrevue avec le Président Adamkus.

Mekas, l’inventeur

Jonas Mekas a révolutionné le monde cinématographique. Il a inventé le journal filmé, «aujourd’hui si bien utilisé dans les blogs vidéos», note Kristijonas Kucinskas, directeur du Centre des arts visuels. Dans deux de ses oeuvres maîtresses, Walden (1969) et Lost, Lost, Lost (1976), il filme le quotidien, ses amis et la nostalgie d’un homme qui a dû s’exiler. Le cinéma s’y transforme en poésie. Avec son frère Adolfas, également cinéaste, Jonas Mekas a créé la revue Film Culture, une revue de critique de films. Mais Mekas reste surtout la personne qui a fondé l’Anthology Film Archive en 1970 à New York. Dans cette immense cinémathèque, il conserve toute la production underground et indépendante qu’il estime devoir être gardée. «Son contenu est unique au monde. Tous ces cinéastes ont trouvé là leur maison», explique Jurga, organisatrice de festivals de films en Lituanie qui y a travaillé pendant huit mois. «Ces auteurs n’ont jamais été aidés pour mener à bien ce travail, Jonas Mekas lui non plus».


@Marielle VItureau

De retour en Lituanie

«On parle beaucoup de Fluxus, de Mekas, de l’avant-garde, mais jusqu’à présent, il n’existait aucun endroit où il était possible de regarder ces films», note Saulius Zukas, l’éditeur de Jonas Mekas. La question de la nécessité de l’existence d’un tel centre en Lituanie ne se pose même pas. Dix années d'efforts ont été nécessaires pour enfin pouvoir rendre hommage à ce cinéaste hors pair. Jonas Mekas a décidé de tout offrir à ce centre financé par des fonds privés: sa bibliothèque de 12.000 livres, ses manuscrits, sa correspondance et ses films. Les films du cinéaste lituanien seront montrés dans la salle de projection du centre des arts visuels Jonas Mekas. Zefiro Torna consacré à Jurgis Maciunas, fondateur du mouvement Fluxus, est le premier film qu’on peut y regarder aujourd’hui. A l’occasion de l’inauguration du centre, Jonas Mekas a également apporté dix œuvres cinématographiques ayant selon lui influencé la production avant-garde, comme, par exemple, ceux de Luis Bunuel, Salavador Dali ou Fernand Léger. La municipalité de Vilnius fondatrice de ce centre, financé par le privé pour son fonctionnement, a tout de même fait l’acquisition de la collection Fluxus, qui appartenait à Mekas, pour 5 millions de dollars. Ce centre permettra aussi aux Lituaniens de découvrir une autre forme de cinéma, note le directeur de l'établissement se référant au passé du pays: «L’époque soviétique a laissé de longues pages blanches dans l’histoire culturelle et le pays est actuellement marqué par le déferlement de la production cinématographique hollywoodienne». Car, si Jonas Mekas est connu à New York pour l’Anthology, à Paris pour ses films, à Vilnius, il l’est pour sa poésie, publiée dès l’époque soviétique. «Une poésie différente, simple, compréhensible, et pour cette raison, appréciée», explique son éditeur. Lors de sa visite en Lituanie à l’occasion de l’inauguration du centre, Jonas Mekas a d’ailleurs présenté son nouveau recueil Mots et lettres (Zodziai ir raides) publié cet automne.

Fluxus

A la faveur de la toute première exposition intitulée L’avant-garde, du futurisme à Fluxus, on peut ainsi voir les photogrammes[1] de Jonas Mekas où se côtoient ses amis Andy Wharol, Jackie Kennedy, John Lennon ou encore ses enfants. On y voit aussi les ready-made[2] de Fluxus, incitant par exemple à ne pas fumer ou à jouer au football avec des échasses ainsi que les documents de la fondation de la première coopérative d’artistes dans SoHo à New York. Fluxus est indissociable de Jonas Mekas. Ce mouvement iconoclaste a été créé au début des années 1960 par George Maciunas (ou Jurgis Maciunas)[3], également d’origine lituanienne, diplômé en architecture. Le mot fluxus vient du langage médical et désigne quelque chose s’écoulant. Il est choisi par Maciunas pour définir ce mouvement qui veut abolir les frontières entre l’art et la vie. Chaque homme est un artiste, et chaque situation quotidienne peut être considérée comme une œuvre d’art. Comme le dit l’artiste Ben Vautier, ami de Maciunas et Mekas, Fluxus, c’est «l’importance de la non-importance». Le mouvement est influencé par le dadaïsme, la philosophie, la musique de John Cage. De nombreuses personnalités y adhèrent, comme Yoko Ono. Les «œuvres» peuvent être des concerts de musique contemporaine. Par exemple, le bruit des spectateurs extirpant de leur papier les bonbons qui leur ont été distribués devient musique. George Maciunas passe aussi à l’art graphique, réalise des ready-made. Il créé sa première coopérative d’artistes au 80, Wooster street, dans SoHo. Zone riche en usines abandonnées, l’immobilier y est alors bon marché. Le succès est immense, et SoHo devient le quartier d’artistes à la mode que l’on connaît aujourd’hui. Mekas a tout de suite adhéré au mouvement Fluxus et a accompagné Maciunas tout au long de sa vie jusqu’à son décès, en mai 1978, d’un cancer[4].

Polémique

A peine ouvert, le centre des arts visuels Jonas Mekas est déjà dans la tourmente. Hébergé par un grand complexe de boutiques de luxe, il devrait être transféré dans les prochaines années au sein d’une filiale Guggenheim qui serait construite à Vilnius. Des représentants de la fondation Guggenheim, mais aussi du musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, étaient présents lors de l’inauguration du centre. Pourtant la nouvelle équipe en poste depuis le printemps 2007 à la tête de la municipalité de Vilnius remet en cause le projet: cette filiale du musée Guggenheim est un gouffre financier pour la ville qui devra s’engager à construire le bâtiment en lui-même et à payer pour l’utilisation de la marque Guggenheim, alors que Vilnius a besoin de voir ses immeubles, ses hôpitaux et ses jardins d’enfants rénovés, a expliqué en substance Algirdas Paleckis, adjoint au maire délégué à la culture.


@Marielle VItureau

La décision prise par l’équipe précédente d’acquérir pour 5 millions de dollars la collection Fluxus appartenant à Jonas Mekas va faire également l’objet d’une enquête. 5 millions de dollars n’est-ce pas trop cher payé? Jonas Mekas a récemment répondu aux interrogations de la mairie de Vilnius dans une lettre publiée sur Delfi, un site Internet lituanien d’informations[5]. «Il est intéressant de constater que certains hommes politiques et la presse qui leur est favorable utilisent les moyens les plus bas pour gagner des voix. Au lieu d’exprimer leur satisfaction de voir que Jurgis Maciunas est enfin rentré en Lituanie […], ils cherchent désespérément la boue et y pataugent avec un contentement porcin. Mais c’est bien Jurgis qui rira le dernier», écrit entre autres Jonas Mekas. Il donne aussi l’explication de l’origine de sa collection Fluxus, elle aussi remise en question. Nonobstant, Jonas Mekas a accepté d’être l’ambassadeur à l’étranger de Vilnius, capitale culturelle européenne en 2009.

Reconnaissance tardive

«Les petites nations renoncent rapidement à leurs compatriotes», a souvent répété Mekas. Or Le président vient de lui accorder la citoyenneté lituanienne par décret exceptionnel. Une reconnaissance tardive du travail de cet homme qui a toujours dit que «la culture [était] son pays», mais qui n’a pourtant jamais oublié la Lituanie. «C’est un petit pays qui a une petite langue. Il lui faut donc une épine dorsale. Seulement deux de ses artistes d’avant-garde, Mekas et Maciunas, sont de renommée mondiale. C’est une graine qui a poussé, il est donc intéressant de replanter la graine dans sa terre», souligne l’artiste Ben Vautier, ami de Mekas depuis 1963, date du premier festival Fluxus en France, à Nice.

Pour Jonas Mekas, ce nouveau centre des arts visuels doit être «un lieu artistique vivant», un lieu consacré à toutes les avant-gardes passées et à venir, et donc aux nouvelles formes d’art, multimédia en particulier. Des techniques que Jonas Mekas maîtrise, puisqu’il met chaque jour en ligne sur son site Internet, son ciné-journal[6].

[1] Epreuves photographiques d’un film.
[2] Objet manufacturé et désigné comme objet d’art.
[3] Jurgis Maciunas a été en classe à Kaunas avec Vytautas Landsbergis, père de la nouvelle Indépendance lituanienne. Le musicologue puis homme politique était le contact Fluxus en Lituanie et correspondait avec George Maciunas pendant l’époque soviétique.
[4] Jonas Mekas consacre la sixième lettre de son recueil Lettres de nulle part, publié aux éditions Paris Expérimental, à George Maciunas.
[5] http://www.delfi.lt/archive/article.php?id=15236069, en lituanien
[6] www.jonasmekas.com. Site du Centre des arts visuels Jonas Mekas: www.mekas.lt

* Marielle VITUREAU est correspondante de RFI dans les Etats baltes
Du même auteur, voir aussi : http://www.rfi.fr/culturefr/articles/095/article_58814.asp

Photos : © Marielle Vitureau