Kachagan : une illustration de la gestion politique des hydrocarbures au Kazakhstan

Le dernier retard de la mise en exploitation d'un des plus grands gisements d'hydrocarbures découverts ces trente dernières années a provoqué une crise durant l'été 2007 entre les autorités du Kazakhstan et les « Majors » chargées de sa future exploitation. Or, les gisements de la Caspienne, et de Kachagan en particulier, apparaissent de plus en plus comme une alternative à ceux du Moyen Orient après le 11 septembre, mais aussi en raison de l'épuisement des réserves en Azerbaïdjan.


Un immense défi technologique

Kachagan est un gisement sous-marin, situé en mer Caspienne, au large d'Atyrau, dans le secteur kazakh. Il est connu, depuis les années 1970, des Soviétiques qui « avaient déjà procédé à une reconnaissance sismique du nord de la Caspienne. Ils y avaient décelé une structure longue de 80 km, large de 25 km, profonde de 4 000 à 5 000 mètres et recouverte d'une épaisse couche de sel. Aucun forage n'avait alors été entrepris »[1]. Ce n'est qu'à partir de 1993 qu'une vaste campagne d'exploitation est lancée par un consortium formé de sept firmes transnationales, ainsi que de la compagnie nationale kazakhe[2]. Cette campagne aboutit à la signature d'un accord de partage de production en novembre 1997, largement favorable aux compagnies pétrolières au détriment du Kazakhstan, comme c'était alors le cas pour bon nombre des accords de ce type signés dans le monde.

Si l'évaluation de ces réserves va en s'accroissant (estimées entre 5 et 10 milliards de barils en 2001, elles passaient à 7-9 milliards de barils en juin 2002 et à 9-13 milliards de barils en 2007), les difficultés liées aux conditions géologiques, géographiques et climatiques font de ce projet un défi sans précédent: la teneur en soufre y est exceptionnellement élevée, la faible profondeur des eaux a requis la conception de nouveaux matériels pour le forage, le niveau de la mer varie selon les années et des brise-glaces spéciaux doivent intervenir durant quatre mois de l'année.

Rivalités entre « Majors » et choix de l'opérateur

Au mois d'août 1998, le gouvernement vend ses parts à l'Américain Phillips Petroleum et au Japonais Inpex pour 500 millions de dollars. Cette même année, les neuf sociétés forment le consortium OKIOC. Celui-ci devient AGIP KCO en 2001 et se dote alors d'un opérateur[3]. Le choix se porte, par défaut, sur Eni, l'Italien apparaissant comme un compromis, dans un contexte de rivalités entre sociétés pétrolières, ExxonMobil, Shell et Total se disputant ce rôle d'opérateur. BP et Statoil se retirent du consortium en 2002. Au printemps 2007, les parts dans le consortium étaient réparties ainsi: Eni, Total, ExxonMobil et Shell détenaient chacune 18,52 %, ConocoPhillips[4] 9,26 %, Inpex et la compagnie nationale kazakhe KazMounaïGaz 8,33 % chacune.

Du point de vue technologique, le choix d’ENI apparaît quelque peu surprenant. En effet, tout en étant une firme reconnue sur le marché de l’énergie, ENI ne fait pas pour autant partie des Majors comme BP, Chevron Texaco ou ExxonMobil. Elle ne maîtrise pas les dernières technologies de pointe dans l’exploitation des gisements offshore à très grande profondeur[5]. Ceci explique, en partie seulement, les retards d’exploitation de Kachagan aujourd’hui : s’il est certain que les conditions inédites rendent difficile l’exploitation, il semble en l’occurrence qu’ENI soit moins en mesure de répondre aux défis technologiques posés par Kachagan que, par exemple, Total. Grâce à son expérience sur le gisement de Lacq, la firme française maîtrise en effet l'exploitation de champs dont la teneur en hydrogène sulfuré est très élevée[6].

Pourquoi, donc, le Kazakhstan a-t-il choisi ENI comme opérateur en 2001 ? Ici, le facteur géopolitique semble prendre le pas sur la raison économique. Dès la découverte du gisement, se pose la question de l’évacuation de ces ressources considérables. Trois possibilités se font jour : l’utilisation des pipelines russes, le raccordement à l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) dont la construction a été grandement motivée par la découverte du gisement de Kachagan et l’utilisation du système de swap iranien[7]. Dans le cadre de sa politique étrangère multi-vectorielle, le Kazakhstan ne souhaite pas s’engager en faveur de telle ou telle solution, et ainsi en faveur de telle ou telle grande puissance étatique. Le choix d’un opérateur se trouve donc considérablement réduit : une firme russe comme Lukoil favoriserait le raccordement aux oléoducs sous contrôle russe et les compagnies américaines seraient susceptibles de militer pour le BTC et refuseraient de toute façon toute évacuation via l’Iran. Dès lors, troisième possibilité, le choix d’une firme européenne paraît plutôt logique, celle-ci n’ayant pas d’a priori sur la ou les voies d’exportation des ressources pétrolières.

Un observateur kazakhstanais faisait remarquer en 2001 que la domination des compagnies européennes dans ce consortium était une bonne chose pour le Kazakhstan car celles-ci auraient une approche plus rationnelle des tracés des voies d'évacuation du pétrole de la Caspienne que les Américaines, dont les choix sont dictés par la politique anti-Iran. En outre, une firme européenne dispose des moyens financiers nécessaires à un tel projet, notamment grâce aux fonds prodigués par l’UE à travers le programme TACIS. Le choix d’ENI s’impose donc tout naturellement à N. Nazarbaev en vertu de la ligne politique qu’il donne à l’Etat kazakh.

Atermoiements à répétition et crise de l'été 2007 

En décembre 2001, les travaux, comme le raccordement au Caspian Pipeline Consortium (CPC), allaient pouvoir commencer, avec un début d'exploitation estimé en 2005. C'était sans compter avec les reports de 2004, 2005 et de juillet 2007. Au moment où éclate la dernière crise, le coût des retards accumulés, et dus en partie aux questions de sécurité, atteignait 136 milliards de dollars. Les autorités kazakhstanaises répondent à l'annonce de ce troisième report, par la menace de priver ENI de son statut d'opérateur. Parmi les autres «fautes» reprochées à ENI, figurent des règles douanières non respectées, des nuisances écologiques et des risques d'incendie sur le site. Le 6 août 2007, commencent des négociations entre les parties mais aucun compromis n'est trouvé début septembre. Astana évoque une annulation du contrat signé en 1997, réclame 10 milliards de dollars en guise de compensations ainsi qu'une augmentation des parts du Kazakhstan dans le profit oil de 10 à 40 %.

Les raisons de la colère 

Si les points de désaccord entre Astana et Agip KCO mènent à une crise sérieuse cet été 2007, c'est que les raisons du mécontentement de l'Etat kazakh sont nombreuses. Parmi elles, le souhait des autorités kazakhstanaises de contrôler les dépenses, ce que ne prévoyait pas l'accord de partage de production. La hausse des coûts de la mise en exploitation du gisement remet en cause les futurs revenus que le Kazakhstan peut en tirer puisque, selon cet accord, ce sont les investisseurs qui rentrent d'abord «dans leurs frais». Par ailleurs, ce retard compromet la politique de N. Nazarbaev qui veut faire du Kazakhstan l'un des dix plus gros exportateurs de pétrole avec une production de 140-150 millions de tonnes de pétrole à l'horizon 2015. Le gisement de Kachagan est censé en produire presque la moitié.

L'éclatement de cette crise à l'été 2007 peut aussi s'expliquer par des facteurs internes comme la question de la sous-utilisation de la main d'œuvre et des sous-traitants kazakhstanais. Ce point, déjà soulevé en 2004, a été un des reproches adressées à ENI : les autorités kazakhstanaises veulent en effet diversifier les secteurs de l'économie, rendre les entreprises nationales compétitives grâce à des transferts de technologie et à leur participation aux projets internationaux.

Par ailleurs, les deux dernières crises ayant correspondu à une période électorale (présidentielle en décembre 2005 et législatives en août 2007), la gestion des relations avec les compagnies étrangères a évidement un caractère électoraliste. Le retard annoncé durant l’été 2007 jetait en effet une ombre sur les promesses concernant l'amélioration du secteur social. Du reste, la révision des contrats portant sur l'exploitation des matières premières est un thème du Programme du parti social-démocrate qui réclame une hausse des pensions des retraités conditionnée, elle aussi, à l'augmentation des revenus tirés des hydrocarbures.

Cependant, la crise autour du gisement de Kachagan ne saurait s’expliquer que par la politique intérieure de l’Etat kazakh. En effet, cette crise est aussi révélatrice des enjeux de l'énergie aujourd'hui. L’éclatement de la crise autour du gisement de Kachagan est bien évidemment lié à la flambée des prix du pétrole. Alors que l'accord de partage de production avait été négocié au moment où le prix du baril de pétrole oscillait entre 10 et 20 dollars, l’explosion du prix de ce dernier laisse entrevoir de nouveaux profits pour les firmes transnationales. Il est donc logique que le Kazakhstan cherche aussi à engranger des revenus supplémentaires. Mais cela nécessite la remise en cause de l'accord, ce qui n’est pas chose facile, et ce encore plus quand l’exploitation de ce gisement apparaît chaque jour plus difficile.

Une bonne opération pour Astana

C'est donc après de longs mois de négociations qu’a été conclu un compromis le 14 janvier 2008, consistant en un amendement de l'accord. D’un point de vue financier, la taxe sur les exportations mise en place en 2004 sera remplacée par une taxe sur la production. Une telle mesure va profiter nettement au Kazakhstan puisque ce ne sont plus les volumes de pétrole exporté qui vont être taxés mais les volumes exploités. Une telle taxe appliquée à Kachagan est très intéressante pour l’Etat. Le vice-ministre des Finances ne s’y est d’ailleurs pas trompé en déclarant récemment que cet impôt allait «accroître sensiblement les revenus budgétaires» du Kazakhstan. D’autre part, le consortium Agip KCO va devoir indemniser le Kazakhstan pour les retards pris dans l’exploitation du champ. Et si, pour le moment, cette indemnisation s’élève à 3,2 milliards d’euros sur la base du calcul d’un baril à 65 dollars, il ne fait aucun doute que celle-ci atteindra les 5 milliards de dollars en vertu d’un baril autour de 90 dollars.

Au niveau politique, la crise s’est conclue par l’accroissement de la part de la compagnie kazakhe KazMunaiGaz dans le consortium Agip KCO, qui passe de 8,33 % à 16,8 %, en échange du versement de 1,8 milliard de dollars. Compte tenu de l’indemnisation versée par les firmes pétrolières transnationales au Kazakhstan, l’Etat kazakh a donc réalisé une opération blanche afin de peser plus au sein d’Agip KCO. Par ailleurs, la crise autour du gisement de Kachagan s’est soldée par la marginalisation de l’opérateur principal ENI dont la position était déjà fragilisée depuis son entrée dans la BTC Pipeline Company en 2002 et surtout depuis son rapprochement en juin 2007 avec Gazprom sur le projet de gazoduc South Stream. Dès lors, ENI n’apparaissait plus comme garante de la politique étrangère multi-vectorielle promue par l’Etat kazakh. Il n’est donc pas étonnant que la résolution de la crise se soit traduite, entre autres, par la décision de mettre en place une gestion collégiale de l’opération de Kachagan. C’est là un véritable camouflet pour ENI qui était seul opérateur depuis 2001. C’est aussi une déception pour la firme d’origine américaine ExxonMobil qui, en vertu de son «indépendance» (elle ne fait pas partie de la BTC Pipeline Company) et de son statut, espérait reprendre l’opération du gisement. Mais Astana n’a pas voulu confier le contrôle de 70 % de la production pétrolière kazakhe (Chevron est déjà l’opérateur du gisement de Tenguiz) à des compagnies d’origine américaine.

La crise autour du gisement de Kachagan s’est donc conclue en six mois, marquant une nouvelle étape du retour de l’Etat kazakh dans la gestion de ses affaires pétrolières. Cette crise met aussi en exergue les limites de la politique multi-vectorielle du Kazakhstan. Si le choix d’ENI comme opérateur du gisement de Kachagan était cohérent d’un point de vue géopolitique, il n’est pas sûr qu’il l’ait été au niveau économique. Et ce problème risque de se répéter autour de la question de l’exportation des ressources énergétiques kazakhes. Alors qu’Astana semble avoir opté pour une «division de l’exportation», le gaz passant par les tubes russes et le pétrole par le BTC, il n’est pas sûr qu’une telle solution soit viable sur le long terme. Le Kazakhstan risque de devoir rapidement choisir entre une Russie, partenaire historique, et des Etats sud-caucasiens encouragés par l’Occident et voulant accroître toujours plus leurs relations avec leur grand voisin centre-asiatique.

 

Par Samuel LUSSAC ET Hélène ROUSSELOT

Vignette: Kachagan (photo libre de droit, attribution non requise).

[1] Sénat, Rapport d’information n°320, mai 2001, téléchargeable sur http://senat.fr/rap/r00-320/r00-3208.html.
[2] Les sept firmes transnationales sont Eni-Agip (Italie), BG Group (Grande Bretagne), Mobil (Etats-Unis), Shell (Pays-Bas), Total (France), BP (Grande-Bretagne) et Statoil (Norvège).
[3] Le terme «opérateur» désigne dans le vocabulaire propre à l’industrie pétrolière une compagnie pétrolière, choisie par ses pairs ainsi que par l’Etat détenteur des ressources, chargée de la mise en exploitation d’un gisement pétrolier. L’opérateur devra donc assumer le leadership (avec le degré de responsabilité inhérent) dans la mise en production du gisement et dans la coordination des différents travaux des acteurs publics et privés impliqués dans l’exploitation de ce gisement.
[4] Conoco Inc. et Phillips Petroleum fusionnent en 2002.
[5] OTC, «How do you follow an act like Kashagan», OTC Show Daily, 5 février 2007. Voir aussi le site d’Offshore Technology: www.offshore-technology.com/projects/kashagan/
[6] Total, «Les voies possibles pour garantir les approvisionnements», Energies, n°12, automne 2007, pp.12-24.
[7] Selon ce système, le pétrole caspien est envoyé dans les raffineries du nord de l’Iran, notamment à Neka et, en échange, l’Iran livre du pétrole iranien de quantité et de qualité égales aux tankers dans les ports du golfe Persique.

244x78