Königsberg, Kaliningrad, Kantograd : un territoire à histoires(s) variable(s)

Depuis son annexion en 1945 par l'Union soviétique, la région de Kaliningrad se démarque par sa singularité au sein de la Russie. Après une intensive politique de colonisation sur un territoire historiquement non-russe, l'identité des habitants porte désormais à discussion, dans un contexte toujours changeant.


Sur fond d'ouverture récente à l'étranger, des études furent menées par de nombreux chercheurs sur cette « île russe » et sa géopolitique[1]. D'autres recherches ont porté sur la résurgence d'une gestion des passés teutonique, prussien et allemand du territoire. Il est aujourd'hui approprié de s'interroger sur les enjeux de la restauration d'un patrimoine volontairement enfoui par les instances soviétiques.

Cette résurgence du passé doit éclaircir les différentes zones d'ombre d'un passé riche et tumultueux. Cela ne va pas, cependant, sans une remise en cause de tout un pan de l'identité du Kaliningradien en tant que Russe, et provoque de nombreuses réflexions sur l'apparition d'une identité régionale inédite. En tentant de se développer sur une terre traditionnellement païenne puis teutonique, l'identité régionale doit ici jongler entre devoir de mémoire et nationalisme. Territoire le plus occidental de Russie, cette enclave (ou exclave[2]) d'environ 200 km², située entre la Pologne et la Lituanie, a été le théâtre de nombreuses batailles. Sa position stratégique sur la mer Baltique fut continuellement objet de convoitise. Sous domination teutonique puis prussienne, ce territoire doit son développement économique à la Hanse[3]. Dans la ville de Königsberg, le rayonnement culturel allemand a attiré et produit de grands intellectuels au premier rang desquels figure Emmanuel Kant. Avec la défaite des Nazis en 1945, le rattachement du nord de la Prusse orientale à l'Union soviétique victorieuse est réalisé en tant que trophée de guerre et reconnu légalement par le traité de Potsdam. La région de Kaliningrad devient une oblast de la République socialiste fédérative soviétique de Russie.

La russification du passé

Le processus de russification connaît des étapes et ne peut être considéré comme linéaire. La ville de Königsberg est renommée Kaliningrad en 1946. Au sortir de la guerre, la région doit devenir un exemple de développement pour démontrer la supériorité soviétique sur le reste du monde. Les symboles germaniques sont gommés ou dissimulés et les populations germaniques sont expulsées, en majorité vers l'ouest, entre 1945 et 1950[4]. Une réinterprétation de l'histoire, avec le concours d'une puissante propagande, permet de légitimer une mémoire collective liée à cette terre. On affirme par exemple que les premiers Prussiens, par leurs origines baltes et leur langue, étaient très proches des Slaves et que ce territoire est donc, de facto, traditionnellement russe. Une deuxième période voit l'aboutissement des efforts de colonisation, avec une appropriation définitive du territoire de la part des habitants. Les colons qui ont leurs parents enterrés auprès d'eux et dont les enfant naissent et grandissent sur ce territoire, le perçoivent désormais comme le leur[5]. Le processus de destruction et de réinterprétation systématique du passé s'érode au fil du temps et prend fin symboliquement avec un événement marquant: la démolition des ruines du château royal de Königsberg en 1969. Celle-ci provoque une vague d'émotion au sein de la population qui prend conscience de l'importance de préserver les vestiges de sa terre. Une nouvelle ère s'ouvre, qui annonce un questionnement identitaire profond à travers la découverte d'un patrimoine «caché». Le passé allemand fait dorénavant patrimoine.

La restauration d'un patrimoine dévoyé

Les années 1970 et 1980 sont une ère de transformation et de sublimation. La brèche ouverte donne lieu à des initiatives privées pour restaurer le passé de la ville, et, dans une moindre mesure, de la région. La résurgence du passé entraîne des réactions diverses avec un dilemme à la clé: démolir ou conserver ? Des groupes se forment et s'activent pour faire la lumière sur le passé teutonique et prussien de la région. Puis, dans les années 1990, avec l'effondrement du communisme, des Allemands profitent de l'ouverture pour retourner sur leurs anciennes terres. Cette émigration force la coopération entre deux visons contrastées de l'histoire, afin de sauvegarder un patrimoine en péril. Celle-ci ne durera qu'un certain temps, la brièveté de cette «romance» démontrant la grande difficulté à gérer des visions historiques divergentes.


Illustration 1. Reconstitution d'une bataille teutonique dans les ruines du château de Brandenburg (Ouchakovo, Thomas Malbec, 2015)

L'identité de la région de Kaliningrad n'en reste pas moins ambiguë. Dans les rues de Kaliningrad, des vestiges du passé germanique côtoient les symboles communistes et autres nouveaux complexes commerciaux. La recomposition du passé, en se basant sur l'architecture sauvegardée par les autorités locales, va plus loin en réattribuant à certaines rues et bâtiments publics des noms allemands longtemps oubliés. Le théâtre de la ville de Sovietsk, située à la frontière lituanienne, est rebaptisé théâtre « Tilsit » d'après l'ancien nom de la ville. La politique tend à incorporer le passé de Königsberg dans l'identité des Kaliningradiens.

L'exemple d'assimilation le plus marquant est assurément la figure d'Emmanuel Kant. Le nom du philosophe a été repris dans la propagande soviétique avec une certaine fierté. Cette ferveur provoque, dans les années 1990, un débat public quant à la modification possible du nom de la ville, de Kaliningrad à Kantograd. En effet, le nom actuel de la ville, choisi en référence à Mikhaïl Kalinine (décédé en 1946), peut paraître problématique dans la mesure où ce leader soviétique est aujourd'hui notamment associé au massacre de Katyn en 1940.


Illustration 2. Masque funéraire d'Emmanuel Kant conservé dans la « cathédrale de Königsberg » (Kaliningrad, Thomas Malbec, 2015)

Un emplacement forçant la coopération

L'attachement des habitants de la région au passé de leur territoire et à son caractère enclavé au sein de l'Union européenne ne définissent pas une identité totalement opposée à l'identité russe[6]. Les habitants de l'oblast se définissent comme Russes et se pensent comme tels. On pourrait les comparer aux habitants de Saint-Pétersbourg pour leur mentalité, qui s'affiche comme plus libérale que le reste du pays. Eux aussi seraient plus enclins, par choix ou par nécessité, à voyager, jusqu'à détenir des accords de transit dans les pays voisins.

Les villes de Saint-Pétersbourg et Kaliningrad ont également connu les deux plus grandes manifestations anti-gouvernementales de Russie avant l'élection présidentielle de 2010. Lors de la manifestation de Kaliningrad, considérée alors comme la plus importante de Russie, de nombreuses personnes ont réclamé le retrait du gouverneur de l'oblast, originaire de Moscou, qui a été remplacé peu après par une figure politique locale.

Des minorités ancrées sur le territoire

La présence de nombreuses minorités dans l'oblast de Kaliningrad est méconnue. Les Lituaniens, les Biélorusses, les Allemands et les Polonais forment les groupes les plus nombreux. Leur ancrage historique régional est marqué dans la pierre, avec par exemple les statues de Ludwig Rhesa et de Francysk Skaryna, figures dans l'histoire des langues lituanienne et biélorusse, érigées dans la ville au milieu des années 2000. Au-delà de l'identité allemande passée, ces figures symbolisent une certaine continuité avec le passé et une cohabitation des groupes culturels. L'oblast serait-elle un exemple spécifique de brassage ethnique et culturel ?

On peut aujourd'hui parler de multiculturalisme sur le territoire de l'oblast de Kaliningrad. Il n'est pas surprenant de trouver des représentants des minorités arménienne et allemande en majorité dans certaines classes d'école. Kaliningrad, laboratoire identitaire, est-il le lieu propice à un rapprochement entre les peuples? Pour réconcilier deux civilisations souvent mises en opposition, il faut désormais compter sur la ville de Kant, qui parle désormais la langue de Dostoïevski. Ilya Dementev, professeur à l'université de Kaliningrad, n'a pas son pareil pour dépeindre l'histoire de sa ville : « Il n'y a pas d'autres villes dans le monde où le Duc prusse Albrecht et le maréchal soviétique Vassilevski, Pierre le Grand et Lénine le Bolchévique, Kant et Marx, Schiller et Pouchkine pourraient être voisins. Les armes se taisent désormais en présence des muses. »[7]

Notes :
[1] Frank Tétart, Géopolitique de Kaliningrad, « une île russe » au sein de l'Union Européenne élargie, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2007.
[2] Iouri Rozhkov-Iourievsky, « The concepts of enclave and exclave and their use in the political and geographical characteristic of the Kaliningrad region », Baltic Region, 15 mars 2013, p. 113-123.
[3] Ed. Bernd Henningsen, Facets of identity – the Baltic Sea Region and beyond, Copenhagen, Baltic Development Forum, 2010.
[4] Piotr Eberhardt, Ethnic Groups and Population Changes in Twentieth-century Central-Eastern Europe: History, Data, Analysis, Armonk/London, M.E. Sharpe, 2003, p.456.
[5] Ilya Dementiev, « Kaliningrad – the promised land of multiculturalism », in: Hanneloes Weeda, Managing Diversity? Art and (the Art of) organisational change, Amsterdam, Mets & Shilt, 2008, p.105-109.
[6] Entretien avec Vyacheslav Dykhanov, 13 mai 2015.
[7] Op. cit. note 5.

* Luc MAFFRE et Thomas MALBEC sont étudiants à l'Université de Varsovie.

Vignette : Le village de pêcheurs construit dans les années 2000 dans le centre de Kaliningrad dans un style pastiche (Kaliningrad, Thomas Malbec, 2015).

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