Kosovo : quels enjeux pour l’Union européenne ?

La question du futur statut du Kosovo constitue une épreuve pour l’unité européenne et pour le développement d’une politique étrangère commune. Or l’Union européenne est confrontée au retour en force de la diplomatie russe, résolue à affaiblir le poids politique de Bruxelles.


Personne n’a vu les Russes venir, répète-t-on, accablé, au sein de l’EPUE (Equipe de Planification de l’Union européenne) à Pristina. Depuis plus d’un an (avril 2006), l’EPUE prépare l’arrivée de la plus grande mission civile européenne jamais déployée dans le cadre de la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense). Tout était prêt pour faire succéder à la MINUK (Mission Intérimaire des Nations Unies au Kosovo) une mission européenne de renforcement de l’état de droit. Le budget était convenu -environ 15 millions d’euros par an- ainsi que les effectifs de magistrats et de policiers déployés, soit environ 1.500. Le Général Yves de Kermabon devait en prendre la tête. Pour Washington et les grandes capitales européennes, une ‘formalité’ restait à remplir pour rendre cette mission effective: l’entérinement au Conseil de Sécurité du plan du médiateur des Nations Unies pour le Kosovo, Martti Ahtisaari, octroyant une indépendance surveillée au Kosovo[1]. Seulement la Russie, cet été, est venue bouleverser la donne en menaçant d’utiliser son droit de veto. Depuis, les divisions internes entre les Etats membres ont refait surface, mettant sur la sellette la mission au Kosovo de la PESD.

La politique étrangère commune dans la tourmente

Certains pays européens, dont l’Espagne, la Grèce, la Slovaquie et Chypre, sont sensibles à l’argument principal avancé par la Serbie et la Russie: l’intégrité territoriale doit primer sur le principe d’auto-détermination. Confrontés à des mouvements séparatistes régionaux, ils jugent que l’octroi de l’indépendance au Kosovo pourrait représenter un dangereux précédent. Le ralliement de ces pays au plan Ahtisaari et à la mission PESD était ainsi conditionné à une nouvelle résolution au sein du Conseil de Sécurité, qui consacrerait l’unicité du cas Kosovo. Pour certains au sein de l’EPUE, l’ouverture en août 2007 de nouvelles négociations entre Pristina et Belgrade dirigées par une troïka russo-américano-européenne n’était qu’une façon de rallier ces récalcitrants: «L’Union européenne a besoin de temps. La France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne[2] n’étaient pas prêtes à dire que le temps de la négociation multilatérale était fini». Pourtant, rien ne laisse augurer aujourd’hui qu’une solution soit trouvée. Les positions serbes et albanaises restent diamétralement opposées, les premiers souhaitant préserver leur souveraineté sur la province, les seconds réclamant l’indépendance. L’hypothèse d’une déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo de la part des autorités de Pristina, suivie par une reconnaissance des Etats-Unis et de certains pays européens, est donc de plus en plus probable. Le soutien de l’ensemble des pays membres à ce fait accompli est en revanche loin d’être certain.

Dans ce contexte, les appels au maintien de l’unité de l’UE se multiplient, ainsi que les discours alarmistes concernant la crédibilité de la politique étrangère commune. «La politique extérieure de l’Union européenne est née dans les Balkans, elle ne doit pas périr dans les Balkans», ont averti Bernard Kouchner, le ministre français des Affaires étrangères et son homologue britannique, David Miliband, dans une tribune du Monde[3]. Javier Solana, le haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune de l’Union, a déclaré le 3 octobre 2007 que l’UE devait être prête à prendre le relais des Nations Unies dès le mois de décembre. Quelle que soit l’issue des négociations. «C’est la crédibilité de l’Union européenne et sa capacité à prendre des décisions difficiles qui est en jeu», résume un analyste politique à Pristina. L’équipe de l’EPUE continue dans le noir à préparer une mission qui pourrait ne pas voir le jour. Les plus optimistes osent espérer que certains pays membres, sans reconnaître le Kosovo, n’entraveront pas pour autant la mission. Mais l’intérêt de l’Union pourrait bien s’arrêter à celui des Etats, portant un nouveau coup à l’idéal d’une Europe puissance, dotée d’une politique étrangère commune...

Le retour de la diplomatie russe

«Les Russes sont parvenus à diviser l’Europe et s’en réjouissent. Ils n’ont aucun intérêt à voir émerger une politique étrangère européenne commune», analyse un membre de l’EPUE. En maintenant un conflit gelé au cœur de l’Europe, Moscou cherche à freiner la stabilisation des Balkans, voire l’adhésion à l’UE des pays ex-yougoslaves. «Les Russes ne peuvent pas inverser le rapport de force qui existe dans l’Europe du sud-est, dont la vocation est d’entrer dans les instances euro-atlantiques», nuance Jean-Sylvestre Mongrenier, spécialiste des questions de défense. «Ils veulent geler ce conflit car cela fait un levier d’action et un pouvoir de nuisance». La bataille diplomatique qui se joue entre l’UE, les Etats-Unis et la Russie ne peut être dissociée des enjeux stratégiques qui relient les Balkans au Caucase. La diplomatie russe agite la crainte, en cas d’indépendance du Kosovo, d’une contagion aux républiques sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du sud en Géorgie. Disposant de vastes réserves d’hydrocarbures, le Caucase est le théâtre d’une guerre d’influence entre la Russie, les Etats-Unis et l’UE. Pour certains pays européens, réduire leur dépendance énergétique à l’égard de la Russie passe notamment par le Caucase. Mais aussi par les Balkans, à travers lesquels les hydrocarbures de la Caspienne seront acheminés jusqu’en Europe de l’ouest. Dans ce contexte, la stabilité des Balkans et l’intégration à l’UE sont un enjeu stratégique d’importance.

Une déclaration unilatérale de l’indépendance du Kosovo comporte des risques de déstabilisation régionale. Elle pourrait attiser des revendications sécessionnistes dans la Republika Srpska en Bosnie-Herzégovine, dans la vallée du Presevo à majorité albanaise au sud de la Serbie, sans compter une résurgence du conflit en Macédoine. La perspective d’une intégration européenne de l’ensemble des pays des Balkans paraît être le meilleur garde-fou aux tensions ethniques et séparatistes dans la région. Mais l’UE saura-t-elle unifier une région et mener une politique cohérente, alors qu’elle est incapable de dépasser ses divisions internes? «La crise du Kosovo est bien entendu un test pour l’Union européenne et sa politique étrangère», estime J.-S.Mongrenier, «mais ce qui est paradoxal, c’est que l’Union européenne ne parvient pas à une position unitaire sans les Etats-Unis et leur arbitrage». Et la position des Etats-Unis est aujourd’hui très claire: l’indépendance, à tout prix. Une indépendance qui risque de coûter cher à Bruxelles.

* Lucile MARBEAU est journaliste free-lance

[1] Martti Ahtisaari, l’envoyé spécial du Secrétaire Général des Nations Unies au Kosovo, était chargé de superviser les premières négociations entre la Serbie et les responsables politiques albanais de novembre 2005 à mars 2007. Le plan Ahtisaari consacrait une indépendance sous surveillance internationale, avec la création entre autres de la mission européenne dans le cadre de la PESD. Malgré la réticence de certains, l’ensemble des pays membres avait fini par apporter leur soutien à ce texte. Pour en savoir plus: http://www.unosek.org/unosek/index.html
[2] La France, le Royaume-Uni et l’Allemagne soutiennent l’indépendance du Kosovo.
[3] «Le Kosovo, une affaire européenne», Le Monde, 6 septembre 2007.