Kronstadt : l’impossibilité d’une île

Dans la baie de la Néva, l’île de Kotline (1 500 hectares), située à une vingtaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg, abrite depuis la création de la cité impériale la ville de Kronstadt. Dotée d’emblée d’un rôle défensif, Kotline a perdu son caractère insulaire pour se voir confier deux nouvelles missions.


Dès la fondation de Saint-Pétersbourg, l’île de Kotline a joué un rôle important de poste de défense, accueillant forteresse, port, puis siège de l’Amirauté russe et commandement de la Flotte de la Baltique. Elle jouera un rôle économique certain, illustré notamment par la création sur l’île de la fonderie de Kronstadt, qui déménagera en 1801 à Saint-Pétersbourg et deviendra la célèbre usine Poutilov, incarnation future du dynamisme industriel de la capitale russe.

Le monument principal –par sa taille (70 m)– de l’île est la Cathédrale navale, dédiée à Saint Nicolas, construite entre 1903 et 1913 dans un style néo-byzantin. Détournée de sa fonction première durant la période soviétique, elle n’a été rendue au culte qu’en 2012, après une restauration complète. Désormais en partie démilitarisée, l’île sur laquelle vivent environ 43.000 personnes est ouverte aux visiteurs mais continue d’abriter quelques sous-marins et s’enorgueillit de la présence de brise-glaces.

Le nom de Kronstadt évoque également les échos de la révolution bolchevique. Juste après les événements de 1917 dont Saint-Pétersbourg fut pourtant l’épicentre, le nouveau pouvoir décide de quitter la ville tout juste renommée Petrograd et celle-ci se voit priver de son statut de capitale au profit de Moscou. Façon de lui signifier qu’elle a rempli son rôle historique qui devait être de faire la jonction entre les mondes asiatique et européen, entre les mondes aristocratique et ouvrier. La forte symbolique des ponts de cette cité elle-même composée d’îles[1] s’applique à la ville tout entière et à son rôle: dès lors qu’elle n’est plus capitale, les amarres sont rompues, image qui sera reprise ultérieurement par Iossif Brodski: « Les ponts sont levés comme si les îles du delta avaient désuni leurs mains et s’étaient mises à dériver en virant lentement, tandis que le courant les porte vers la Baltique. »[2] Maintenant qu’elle n’est plus capitale, la ville va au mieux s’assoupir, au pire s’éloigner du reste du pays et dériver, comme les îles du delta. Image incarnée avec puissance par la révolte des marins de Kronstadt qui, en 1921, se soulèvent contre ce pouvoir bolchevique qui les a trahis.

Or, depuis 1984, Kronstadt ne peut plus dériver. Elle est en effet reliée au continent par une digue de 11 m de hauteur et une route, construites à partir de la rive nord du golfe de Finlande. Puis, en 2011, jonction est faite avec la rive Sud, portant la longueur totale des remblais et des ponts à 25,4 km. Le tout est surmonté d’une route à six voies et agrémenté d’ouvrages hydrauliques, de deux passes navigables qui permettent le franchissement des navires, et de six passages de 300 m de large permettant la circulation libre de l’eau, afin d’éviter que la baie ne se transforme en retenue d’eau stagnante. Pour passer le chenal maritime situé à la toute proximité de l’île, la digue se transforme brièvement en tunnel.

Ces ouvrages ont une double visée. Il s’agit à la fois d’englober Saint-Pétersbourg dans un périphérique de contournement qui désengorge le trafic routier et de protéger la ville contre l’un des principaux fléaux qui la menacent depuis sa création, à savoir les inondations. Si Pierre le Grand, dans les années 1705, ne jurait que par le creusement de canaux censés amoindrir ce risque, on a vite compris que ces inondations ne provenaient pas tant du débit de la Néva que de phénomènes climatologiques et hydrologiques simultanés, lorsque les forces conjuguées du vent et de l’onde venant de la mer Baltique s’opposent au cours de la Néva à son embouchure, le manque de relief et la faible hauteur des berges facilitant la montée des eaux. Tout Pétersbourgeois a en tête l’inondation catastrophique du 7 novembre 1824 immortalisée par Pouchkine dans son Cavalier de bronze, mais l’on évalue à plus de 300 le nombre d’inondations notables depuis la création de la ville.

Théoriquement, la digue peut protéger la ville contre une montée des eaux de 4,55 m. En cas d’alerte, les portes et les vannes sont fermées et l’ensemble se transforme en une barrière hermétique. Désormais, le principal moyen d’accès à Kronstadt n’est donc plus maritime et Kotline, fermement rattachée au continent par ces bras solides, ne se laisse plus emporter par le courant vers la Baltique.

Notes :
[1] Voir l’article de G.Foiret dans ce dossier.
[2] Iossif Brodski, Léningrad, un guide intime, Autrement, Paris, 1985, p.72.

Les photos ont été prises en août 2014.