La crise ukrainienne vue de Roumanie

L'intérêt de la presse roumaine pour les événements en Ukraine va croissant depuis le début du mois de janvier 2014. Face au mutisme des autorités de Bucarest, la presse emploie un discours anti-russe très marqué et accorde une place centrale aux protestations dans la région de Tchernivtsi, anciennement roumaine. 


Une du journal AdevarulGlobalement, les médias roumains se sont alignés sur la position définie par l’ensemble des publications européennes. Ils se sont souvent contentés de rapporter les faits sous la forme d’une chronologie heure par heure, les journalistes «suivant avec inquiétude les événements d’Ukraine, théâtre de confrontations sanglantes entre les adeptes de l’intégration européenne et le régime Ianoukovitch», comme l’a exprimé la revue en ligne Revista 22. Par ailleurs, ils présentent le plus souvent les soulèvements populaires dans la continuité de la révolution orange et pro-occidentale de 2004[1].

Entre annonce de guerre civile et russophobie

L'évocation de la situation en Ukraine par la presse roumaine se distingue par des thèmes spécifiques, à commencer par la question de l'existence même de l'Ukraine depuis l'indépendance de 1991. Les journalistes soulignent les écarts entre un Ouest pro-occidental et nationaliste et un Est pro-russe ainsi que les possibilités de scission du pays, éventualité jugée d’autant plus envisageable en l'absence de ce que le journal Adevărul (la Vérité) nomme un «projet de pays». À travers cette opposition, les médias roumains expriment plutôt une posture anti-russe. Un journaliste de HotNews.ro prête ce sentiment aux manifestants: «Il est correct mais imprécis de cataloguer les protestations de Kiev, comme dans le reste de l’Ukraine, comme étant pro-européennes. Le mot le plus juste, qui réunit sous son pouvoir symbolique toutes les centaines de milliers d’Ukrainiens qui restent dans la rue ou sur les barricades, est anti-russe

D'après contributors.ro, l'Ukraine serait au bord de l’abîme et en proie à une guerre civile. Pour désigner les soulèvements, la presse roumaine emploie à la fois les termes de «revoluția» (emprunté récemment au français) ou de «răscoală»[2], terme utilisé pour désigner les rébellions populaires du XIXe siècle ayant conduit à la formation de l'État roumain moderne.

Cernăuți/Tchernivtsi: une attention accrue au mouvement de protestation en Bucovine du nord pour actualiser une volonté d'annexion?

Poser la question de l'existence de l'Ukraine permet également à certains journalistes de réactualiser les revendications territoriales roumaines. Depuis l’indépendance de l’Ukraine et malgré l'accord frontalier bilatéral signé en 1997, les territoires roumains annexés par l'Union soviétique et incorporés à l'Ukraine à l'issue de la Seconde Guerre mondiale (Bucovine du nord, Hotin, Hertza et le sud de la Bessarabie le long du delta du Danube) sont l'objet d'un litige en veille entre les deux pays. L’Ukraine est présentée aujourd'hui dans la presse roumaine comme «un État artificiel, apparu sur les ruines de l’URSS, sans homogénéité, avec une histoire de même pas vingt-quatre ans, vis-à-vis duquel la Roumanie a les plus grandes prétentions territoriales». Au cœur de cette dispute se trouve la région de Bucovine du nord, avec pour capitale Tchernivtsi (Cernăuți en roumain). Certains médias ont émis très récemment l’hypothèse de l’annexion, notamment la version roumaine de la Voix de la Russie[3]. L’auteur de cette analyse s’interroge clairement sur la possibilité pour la Roumanie d’obtenir des gains territoriaux sur le dos de la crise ukrainienne.

Les revendications d'annexion sont notamment justifiées par la présence d'une minorité roumaine dans cette région. La Bucovine du nord serait, selon Adevărul, habitée par quelque 100.000 personnes possédant la double nationalité. En tout, 20% de la population de la région sont considéré par Bucarest comme faisant partie de la minorité roumaine. Adevărul a ainsi évoqué la réaction que pourrait ou devrait avoir la Roumanie pour défendre cette minorité. Les journalistes soulignent que c'est d'ailleurs ce que fait la Fédération de Russie à l’égard de ses «compatriotes» dans son «Étranger proche». Dans ce qu'elle relate de la crise ukrainienne, la presse roumaine accorde ainsi une place privilégiée au mouvement contestataire en Bucovine du nord «à seulement trente-cinq kilomètres de la frontière d'État de la Roumanie», présenté comme une révolution par le journal local de Iași 7est. C'est ainsi sous le titre «Violence à Cernăuți» qu'Adevărul rapportait à la fin du mois de janvier 2014 les actions du mouvement protestataire à Tchernivtsi, notamment l'attaque par les manifestants de l’administration régionale, lors de laquelle le président du Conseil régional Mihailo Gaïnitcherou (en roumain Mihail Gainiceru) fut blessé, la prise du siège des autorités locales et la création d'un Conseil populaire. La violence des confrontations a pu être présentée de manière détaillée au public roumain grâce à des extraits des médias roumanophones de Tchernivtsi.

Toutefois, un journaliste d'Adevărul qui est allé passer «une nuit dans le camp des révolutionnaires ukrainiens de Tchernivtsi», la «capitale de l’ancienne province de Bucovine», nota surpris qu’aujourd’hui, à première vue, «personne ne parle roumain» et que les «gens regardent [les Roumains] de manière suspicieuse». Mais, en discutant avec eux, ceux-ci finirent par s’ouvrir et donner leur vision des événements: «Chez nous, c’est comme lorsque les Roumains se sont levés contre Ceaușescu. Ianoukovitch est comme votre ancien dictateur.». Un journaliste de HotNews.ro rapporte d'ailleurs que le président ukrainien a été surnommé à Kiev «Ianoutcheskou».

«Bucarest est-elle solidaire de l’Euromaidan?»

Certains médias roumains se sont réjouis de l'action de solidarité organisée le dimanche 26 janvier à Bucarest vis-à-vis des «manifestants ukrainiens pacifiques». La manifestation avait réuni des «Roumains des deux côtés du Prout» (id est notamment de République de Moldavie) et «des Ukrainiens de Roumanie» pour apporter des messages de soutien aux manifestants en ukrainien, en roumain et en anglais et allumer des bougies à la mémoire des victimes des violences. Les participants demandaient au Conseil de l’Union européenne ainsi qu’aux États membres de contribuer à la médiation du conflit.

Le président roumain Traian Băsescu avait activement participé au Sommet du Partenariat oriental à Vilnius en novembre 2013. Selon ziare.com, il avait alors qualifié de regrettable la décision de l’Ukraine de ne plus signer l’accord d’association avec l’UE. Toutefois, dans le contexte de la crise actuelle, les réactions officielles de Bucarest se laissent attendre, et la presse a donné la parole à ceux qui critiquent cette posture. Encore une fois, les Roumains d'Ukraine sont au centre de l'argumentation. Interviewé par Adevărul, Mihai Răzvan Ungureanu[4], ancien ministre roumain des Affaires étrangères et Premier ministre a affirmé que «l’Ukraine n’est pas une préoccupation du gouvernement roumain en ce moment», alors que ce pays représente «plus d’un quart des frontières politiques de la Roumanie et la maison de plus de 200.000 natifs roumains» et «que c’est le voisin que nous n’avons jamais traité comme il se doit, le pays qui ne s’est pas encore fait une place dans notre conscience». Selon ce dernier, un message de solidarité est très urgent, et il a regretté qu’aucun homme d'État roumain n'ait traversé la frontière pour transmettre un message de soutien aux Roumains d’Ukraine. Si le président roumain s'est montré très actif ces derniers temps en faveur de la République de Moldavie ainsi que de l’union des deux États, il ne se préoccuperait pas suffisamment, d'après le président de l’association «Basarabia» d’Odessa (selon le site hurmuzache.ro), des Roumains d'Ukraine.

Selon certaines analyses, comme sur le site ziare.com, le manque de réaction des autorités roumaines pourrait être justifié par le fait qu’«à moins d’une détérioration grave de la situation, la Roumanie ne devrait pas ressentir une quelconque conséquence». Selon les analystes économiques interrogés par la plateforme web, les relations financières et commerciales entre les deux pays ne sont pas importantes et leurs paramètres macroéconomiques sont très différents, raison pour laquelle la Roumanie ne serait momentanément pas touchée par les événements en Ukraine. Le site conclut son analyse en se demandant si la Roumanie peut représenter une oasis de stabilité. C’est en effet l’engagement du Président Băsescu qui, selon financiarul.ro, a affirmé lors de l’anniversaire des vingt-cinq ans de la Révolution, que «la Roumanie garde ses positions dans la politique étrangère et de sécurité, tout en respectant la triade d’éléments qui garantissent la stabilité, la démocratie et le niveau réduit de risque pour les citoyens de la Roumanie».

Par ailleurs, les critiques de la passivité des officiels roumains ont été ravivées par l'annonce de la possible nomination au poste de Premier ministre du milliardaire ukrainien, Petro Porochenko, ancien directeur de la Banque centrale de l’Ukraine, ministre des Affaires étrangères et de l'Économie et né dans le sud de la Bessarabie. Adevărul a ainsi consacré un article «au plus riche bessarabe qui pourrait devenir le Premier ministre de l’Ukraine»[5]. Celui-ci, considéré comme «une candidature qui convient aussi à l’opposition», a déjà déclaré que «le nouveau gouvernement est obligé d’assumer son engagement de reprendre les négociations», la signature de l’Accord d’association étant la principale tâche du futur exécutif. Dans un éditorial du 29 janvier intitulé: «Que peut faire Băsescu pour l’Ukraine ou comment mettre aux Russes le pied dans la porte»[6], Sabina Fati de România liberă s’était également indignée du mutisme des officiels de Bucarest. Cette journaliste recommandait au président roumain de profiter de l’occasion pour sortir de la périphérie et de la peur typique des petits États, pour se constituer «avocat de l’européanisation de l’Ukraine» et pour adopter la posture «polonaise» d'opposition à la Russie pour rompre avec la chaîne constituée par les Russes dans la région avec la Serbie, la Hongrie et la Bulgarie: la Roumanie devrait ainsi confirmer son statut d’île avec deux bases militaires américaines sur son territoire. Selon S.Fati, Băsescu doit mettre sur l’agenda de l'UE une nouvelle stratégie face à l’Ukraine et à la Moldavie. Mais, s’il ne l’a pas encore fait, c’est peut-être parce qu’il est «trop occupé avec la politique interne [allusion à la confrontation constante entre le Président et le Premier ministre], qu’il est en pourparlers directs avec Moscou sur le futur de la République de Moldavie ou simplement qu'il n’est pas aidé par l’appareil étatique pour sortir la Roumanie de l’ombre de l’histoire».

Plusieurs de ces publications ont été mal reçues par les presses russe et ukrainienne. Les médias ukrainiens auraient même, selon Adevărul, mis indirectement en cause la volonté d'annexion territoriale exprimée par les autorités et la presse roumaines[7]. Les publications roumaines reflètent-elles un état d’esprit national ou constituent-elles en réalité la voix indirecte des autorités?

Notes :
[1] La plupart des articles utilisés dans cette analyse ont été publié après le 1er janvier 2014, leurs sources étant indiquées à chaque fois tout au long de l’article.
[2] Notamment dans le titre d’un article paru dans HotNews.ro.
[3] Valentin Mândrăşescu, «Criza din Ucraina: oportunitate pentru „câștiguri teritoriale”?», Vocea Rusiei, 27 janvier 2013.
[4] Vidéo consultable sur le site: adevarul.ro/. [5] Ion Preasca, «Cel mai bogat basarabean ar putea ajunge premier al Ucrainei», Adevărul, 28 janvier 2014. 
[6] Sabina Fati, «Ce poate face Băsescu pentru Ucraina sau cum să le punem ruşilor piciorul în uşă», romanialibera.ro, 28 janvier 2014. 
[7] Viorica Marin, «Fitile antiromâneşti în revoluţia de la Kiev», Adevărul, 30 janvier 2014.