La guerre froide de la religion

Longtemps alliés objectifs contre le communisme, le clergé catholique polonais et les intellectuels laïcs ne parviennent plus à s’entendre. Ni même, bien souvent, à se parler. De bons esprits cherchent à concilier les positions des uns et des autres. Mais dans le contexte actuel, marqué par les menées propagandistes du père Rydzyk et des catholiques fondamentalistes, ces initiatives paraissent un peu vaines.


“Vous voyez, maintenant, on ne tue plus avec des pistolets, on ne tue plus avec des armes conventionnelles, et non plus en payant des mercenaires. Maintenant, on tue avec et par la presse. C’est une chasse! Ces gens, qui nous chassent se comportent comme des braconniers. Ce sont des terroristes!”. Ne vous laissez pas tromper par la rhétorique. Cette citation n’est pas tirée des archives des années 50. C’est un extrait de la transcription d’une émission de Radio Maryja, du 23 novembre 2002. En Pologne, le conflit entre les intégristes catholiques et les intellectuels laïcs recourt volontiers à un vocabulaire propagandiste rappelant l’époque de la guerre froide.

Quand le rideau de fer se lève définitivement en 1989 sur la scène politique polonaise, trois acteurs se bousculent pour recueillir les applaudissements du public en-core ébloui. A gauche le Parti ouvrier (PZPR), l’ex-force directrice de la nation, salue frénétiquement les masses. A droite l’intelligentsia rougit d’émotion. Et au milieu l’Église catholique lève les bras dans une gestique digne d’une star du rock.

Effectivement, les mérites de l’Église dans l’abolition du régime communiste sont incontestables. Son rôle de médiateur lors des négociations dites de la Table Ronde fut magistral, d’une grande efficacité et de grand style. Par conséquent, les liens que l’Église tisse avec la jeune société civile sont, dès le début, très forts. Dans ce contexte, les relations conflictuelles entre l’Eglise et les intellectuels, qui suivirent les premières élections semi-démocratiques de juin 1989 peuvent surprendre.

Pression de l’Episcopat

Le refroidissement des relations entre l’Eglise et les clercs date très exactement de la rentrée 1990, lorsque l’enseignement de la religion a été inscrit dans le cursus scolaire. En violant la loi en vigueur, laquelle prônait la laïcité de l’école publique, le cabinet du Premier ministre, Tadeusz Mazowiecki, a cédé à la pression de l’Épiscopat. Il est de notoriété publique qu’en agissant de cette manière le gouvernement espérait s’attacher la sympathie et le consentement de l’Église, un objectif qui s’est rapidement avéré illusoire. La loi prévoyait toutefois d’interdire l’entrée des conseils de classe aux catéchistes et de ne pas faire mention de cet enseignement religieux sur les certificats de scolarité.

Sur ces deux points, l’Épiscopat n’a aucunement tenu ses promesses et l’Education nationale s’est laissée faire. C’est ainsi que sur les certificats de certains enfants non croyants, dans la case “religion”, figure aujourd’hui le célèbre “kreska” (“un trait” en polonais). Inutile d’ajouter que, dans ces conditions, le principe d’égalité des citoyens polonais eu égard à leur confession n’est pas tout à fait respecté. Chose choquante étant donné que sur cette question essentielle, la société polonaise n’a pas été consultée. Il faut rappeler de surcroît que le concordat signé entre la Pologne et le Vatican, le 28 juillet 1993, stipule dans son article 12 que “concernant le contenu de l’enseignement et de l’éducation religieuse, les catéchistes sont soumis à la réglementation de l’Église, et pour le reste des questions à la loi polonaise.”

Rejet des figures morales

La réaction du milieu intellectuel ne s’est pas fait attendre. Ses relations avec l’Eglise se sont nettement dégradées. La méfiance semble définitivement installée entre les deux camps. “Que se passera-t-il si un catéchiste enseignait que les Juifs sont coupables de la mort du Christ? Nous savons bien que de pareils cas risquent de se produire...”1, demandait ainsi Roman Graczyk, en 1999, dans Gazeta Wyborcza. Ce titre-phare de l’intelligentsia laïque est devenu rapidement la cible préférée du “djihad catholique”. Surtout après la publication en 1992 par le Prix Nobel de Littérature Czeslaw Milosz, d’un article-manifeste dans lequel l’auteur s’interrogeait sur le danger de l’idéologisation du pays. Intitulé “L’état cultuel?”, ce texte mettait en alerte les uns et dérangeait beaucoup les autres. Il a valu en tout cas une avalanche d’insultes au Nobel polonais.

Qualifiées de “bêtises monstrueuses” les idées politiques et les préférences spirituelles de Milosz ne sont ainsi, aux yeux des rédacteurs du journal national-catholique Slowo Pol-skie, “qu’un effet secondaire de l’imitation des penseurs occidentaux” et prouvent son “impuissance intellectuelle et sa médiocrité”2.

Nous savons que toute guerre commence par le rejet des figures morales et des autorités incontestées. C’est bien ainsi, on le voit, que s’est déclenchée “la guerre froide de la religion” en Pologne. Cette formule -qui a fait une belle carrière dans la presse- est l’œuvre de Jaroslaw Gowin, catholique “déclaré” et rédacteur en chef du mensuel Znak. A plusieurs reprises, Gowin s’est évertué à analyser ce phénomène en se situant au-delà des préjugés et des a priori. Selon lui, chaque camp a contribué à envenimer la situation, alimentant par là même “une spirale de la peur, de l’hostilité et du mépris”.

L’Eglise, trop souvent, a prêté le dos aux accusations en adoptant “un ton triomphaliste”, en niant “les sentiments religieux des minorités” ou en faisant preuve d’un “manque de respect pour les procédures et les normes démocratiques” tandis que les intellectuels tombaient, pour leur part, dans une “critique souvent injuste et arrogante”3 de l’institution cléricale. Le rédacteur rappelle notamment que la hiérarchie catholique a été taxée d’intégrisme, lorsque qu’elle eut le malheur de réclamer des garanties institutionnelles pour la présence de la religion dans la vie publique.

Vertus traditionnnelles

Jaroslaw Gowin garde néanmoins un peu espoir. L’Église, selon lui, pourrait compter sur l’appui des intellectuels si elle s’abstenait de toute prise de position dans la sphère politique et cantonnait ses interventions dans le domaine - plus vague - de la morale et de l’éthique. Reste que cette position peut sembler quelque peu optimiste. En effet, lorsque l’Église se contente de jouer son rôle d’autorité morale, il se trouve toujours des intellectuels pour lui reprocher l’anachronisme de ses positions. Il est pourtant naturel que l’Église défende les vertus traditionnelles de la famille, du patriotisme et de la chasteté plutôt que celles de l’union libre, du cosmopolitisme ou du libertinage.

Pourtant, selon Gowin, c’est la société toute entière, et non seulement les élites, qui doit assumer la responsabilité de ce gel des rapports avec l’Église. L’opinion publique habituée, depuis l’époque de la République populaire, à voir l’espace du spirituel se réduire progressivement jusqu’à la marginalisation, refuse aujourd’hui d’accepter son expansion. La société “soviétisée” considère ainsi la vie privée comme le seul domaine véritablement apte à accueillir ce qui relève de la métaphysique.

Contester la liberté du patinage

La transition n’est pas simple, de l’ancienne société soviétisée à la jeune démocratie. La démocratie, en effet, relève de l’art du patinage. L’État libéral, modèle des nouvelles élites en place, doit seulement veiller à ce que les différents utilisateurs de la patinoire ne se “cassent pas la figure”, au propre comme au figuré. Les règles du jeu sont à la fois simples et difficiles à appliquer. Simples, parce qu’elles consistent à être respectueux d’autrui, à ne pas faire de croche-pied, à ne pas se frayer un passage par la force. Difficiles, parce qu’on n’a pas le droit d’imposer sa façon de patiner aux autres, même si on est un grand champion. L’Église a manifestement du mal a accepter ces règles. Elle n’aime pas voir les gens patiner dans tous les sens, parfois sans but particulier, juste pour le plaisir.

Le patinage libéral rend l’Église méfiante au point de contester le principe de la liberté du patinage comme ultime objectif de tout État de droit. C’est ce qu’exprime, en des termes plus choisis, cet extrait de la lettre pastorale adressée par les évêques aux fidèles polonais: “Nous nous débattons tous dans ces fers que le monde entier nomme Liberté et qui annonce l’avènement d’une nouvelle ère. Une ère sans obligations et sans interdits. Une ère qui verra le sentiment de la culpabilité disparaître, dans laquelle le bien et le mal ne seront plus que des notions creuses, dépourvues de sens et relatives4.” L’Église se montre bien prompte à condamner l’homme moderne en considérant a priori que, disposant de sa liberté, il choisira “le mal”, “le péché”, “la facilité”. Étrange position. Qu’a fait l’Église, avec cette extraordinaire chance offerte par la liberté de choisir “le bien”? Comment est-il possible d’oublier si vite les limites et les dérives de la conscience capturée par une pensée unique, centralement planifiée?

Une croix dans la salle du Parlement ?

Il est de première importance que l’Église, et plus particulièrement, l’Église polonaise, sache saisir le passage historique qui vient de s’opérer du communisme au pluralisme. Un pluralisme qui est encore trop souvent perçu comme une menace par le clergé. Certes, la nouvelle situation abonde en phénomènes inquiétants pour la communauté catholique. L’émer-gence d’une culture de masse marquée par une violence insidieuse, la sacralisation de la consommation comme une fin en soi, la cohabitation du nihilisme d’un côté et de l’hédonisme de l’autre renvoient l’éthique chrétienne à l’arrière-plan de la vie publique.

Mais les batailles acharnées pour la présence de la croix dans la salle du Parlement polonais ou l’inscription dans la Constitution de la référence à Dieu, aideront-elles le christianisme à mieux s’incruster dans la réalité du monde contemporain? Ne produiront-elles pas l’effet contraire à celui souhaité? L’hostilité idéologique à l’encontre de l’Église et, plus largement, de la religion ne ferait alors que se radicaliser. Ce risque n’est pas irréel. Si l’on se réfère au sondage publié cet été par l’hebdomadaire catholique Tygodnik Powszechny, 63% de Polonais estiment en effet trop forte la participation de l’Église à la gestion de la cité.

Ouverture de la haute hiérarchie catholique

Toutefois, la “guerre froide de la religion” dans la Pologne post-communiste doit être relativisée. Elle n’est finalement qu’un épiphénomène dans l’histoire de l’Eglise en Europe. Une histoire jalonnée par des conflits récurrents avec le pouvoir séculier, qu’il soit d’essence monarchique, autoritaire, ou démocratique, et des confrontations, souvent violentes, avec les idées réformatrices. A cette logique de la confrontation doit se substituer une logique de dialogue. Ce défi n’est pas insurmontable à la condition que les médias, qui se placent au cœur même de cette guerre, veuillent bien favoriser les gens de dialogue, lesquels existent, et ce dans les deux camps.

Des évêques comme Tadeusz Pieronek, élu en 1992 au poste de secrétaire de l’Épiscopat polonais, ont réussi à faire avancer les mentalités. Il ne faut pas sous-estimer leur influence sur le lent processus d’ouverture de la haute hiérarchie cléricale aux idées modernistes. L’évêque Pieronek a su calmer les appréhensions de l’Église après la victoire des ex-communistes aux élections législatives de 1993, puis après la victoire d’Aleksander Kwasniewski aux élections présidentielles de 1995. Il est parvenu également à nuancer le ton alarmiste des allocutions des catholiques fervents lors du débat constitutionnel. Enfin, il a coopéré volontiers avec les médias en multipliant les interviews dans la presse laïque, qu’elle soit favorable ou non à l’Église.

Son discours publié à la fin de 1992 par l’hebdomadaire Wprost a marqué une étape décisive dans l’évolution des rapports entre l’Église et les médias. Le rôle de l’archevêque Henryk Muszynski doit aussi être souligné. Sous son autorité, la fragile réconciliation avec la communauté juive s’est petit à petit affirmée, la tendance pro-européenne n’a cessé de monter, et l’extrémisme de reculer. Malheureusement, ces personnalités restent trop minoritaires pour réchauffer le climat général dans les rangs cléricaux. Et les médias le sentent bien.

Précarité de la démocratie

Les gens proches de l’Église s’indignent souvent des simplifications opérées par la presse polonaise. Celle-ci chercherait, selon eux, à diviser artificiellement les catholiques en deux factions rivales, celle des catholiques “ouverts” et celle des catholiques “figés”. Mais comment interpréter autrement le fossé entre les déclarations “progressistes” de quelques éminences et les réactions quasi hystériques des catholiques “d’en bas“, si ce n’est pas par une sorte de “schisme” au sein de l’Église polonaise? Il est vrai que le prêtre et professeur d’université Jozef Kurowski, déclarait: “nous ne voulons pas de privilèges, nous voulons simplement des garanties pour notre liberté”.

Il n’est pas moins vrai que le Tribunal constitutionnel, sous la pression évidente de l’Épiscopat, a accordé des privilèges aux catholiques. Notamment dans le domaine de la liberté d’expression. Ainsi le curieux article 18 de la nouvelle loi polonaise sur l’audiovisuel, adoptée en 1993, interdit la diffusion de contenus susceptibles de heurter les sentiments religieux des auditeurs et “surtout”, ceux des chrétiens. En considérant que cet article était conforme à la constitution polonaise, les juges ont fait preuve d’une souplesse étonnante. Surtout, par cette décision, ils ont souligné la précarité de la démocratie polonaise qui n’aurait pas pu supporter un conflit ouvert entre des institutions aussi importantes que l’Épiscopat et la Cour constitutionnelle.

Propagande antisémite

Cette loi, souvent manipulée, est une véritable aubaine pour les intégristes qui n’hésitent pas à l’exploiter. Le directeur de Radio Maryja, le très charismatique et médiatisé abbé Tadeusz Rydzyk, ouvre ainsi son antenne aux politiciens des partis extrémistes comme la Ligue des Familles Polonaises (LPR), diabolise l’Union européenne, tout en diffusant une propagande antisémite et xénophobe à travers le pays. Tadeusz Rydzyk est actuellement sous la menace d’un procès. Il ne s’agit pas toutefois de sanctionner ses propos racistes mais d’examiner les accusation de détournements de fonds et de malversations pesant sur sa personne. Les quelque huit millions (sic!) d’auditeurs de Radio Maryja, regroupés en comités dits des “familles” se mobilisent et font pression pour que la procédure judiciaire soit suspendue. L’abbé les encourage. L’émotion est à son comble. Les médias se réjouissent d’un tel scandale. Un hiver particulièrement chaud s’annonce.

Reste maintenant à savoir, si le temps de cette “guerre froide” ne laissera pas des marques profondes et durables sur la qualité de la vie publique en Pologne. Un peu comme les doigts qui, une fois gelés, réagissent à la moindre brise.

 

Par Paulina DALMAYER

 

 

1 Roman Graczyk, " Polski Kosciol, polska demokracja ", (" L'Église polonaise, la démocratie polonaise "), éd. Universitas, Cracovie 1999, p. 113
2 Anna Wolf- Poweska " Krzyzowcy szukaja drogi ", Gazeta Wyborcza 1992.03.14, p. 11
3 Jaroslaw Gowin, " Zimna wojna religijna ", Gazeta Wyborcza, 1995.08.19, p. 9
4 Roman Graczyk, " Polski Kosciol, polska demokracja ", p. 44