La Hongrie et les traumatismes historiques slovaques

A la faveur de l'indépendance de 1993, s'est développée en Slovaquie une histoire faisant appel aux mythes nationaux. Les relations avec la Hongrie, appréhendées sous l'angle du conflit et de la menace, en sont un thème central.


Cependant, l'historiographie récente cherche à remettre en question ces interprétations et à promouvoir une lecture plus sereine du passé.

Depuis l'indépendance de 1993, la Slovaquie a pu en quelque sorte reprendre en mains son passé. Certains ont cru pouvoir utiliser cette opportunité historique pour entreprendre une réécriture de l'histoire de fond en comble. Bénéficiant pendant les premières années d’existence de la République slovaque d’une visibilité inversement proportionnelle à la qualité de leurs travaux, ils ont été en mesure d’influencer l’analyse par la société slovaque de son propre passé. Ils manient quelques mythes sur la base d’analyses réductrices du passé de la nation. Ils entreprennent de réévaluer en particulier la relation Slovaque-Hongrois.

Les plus grandes réserves sont en effet émises dès lors qu’il s’agit de juger de la nature et des qualités de la relation slovaco-hongroise. Plusieurs dates ou événements importants de l’histoire contemporaine de la nation slovaque ont permis de façonner l’image d’une nation en perpétuel danger de disparition, victime d’ennemis (dont la Hongrie) acharnés, pour des raisons toujours inexpliquées, à sa perte. Au gré des événements immédiatement contemporains (après 1993) qui servent de base à ces analyses, l’instrumentalisation des traumatismes causés par le voisin resurgit: au fil du temps, la Hongrie a su adapter ses méthodes, mais n’a jamais modifié ses objectifs.

L’histoire commune des deux pays telle qu’elle est analysée aujourd’hui encore est implicitement ou explicitement négative. Il n’existe, il est vrai, que très peu d’éléments positifs dans leurs relations jusqu’à un passé récent. Mais ce qui frappe, c’est la permanence des références négatives aux événements de cette histoire commune, l’emploi systématique de références symboliques. Plusieurs dates clés sont inévitablement mises en avant dès lors que s’esquisse un conflit ou une situation de danger: la magyarisation et l’arbitrage de Vienne en particulier.

La magyarisation

La magyarisation, processus induit par la conception hongroise de la nation, en total décalage par rapport aux conceptions des nations voisines, a provoqué, surtout à partir des années quatre-vingts du 19ème siècle, un profond déséquilibre de la société slovaque dont les conséquences sont apparues après 1918. À partir de 1875, la politique d’assimilation hongroise, fondée sur le concept de nation politique hongroise, produit des effets sur la plupart des nationalités. Le système scolaire ne produit d’élites que magyarisées. Outre cette magyarisation, les Slovaques, comme les Roumains, ont du mal à développer leurs activités culturelles ou politiques, gênés qu’ils sont par les pratiques de l’administration hongroise. Les lois scolaires, dites “lois Apponyi” (1907), et le massacre de Cernova, la même année, restent aujourd’hui encore, dans le discours politique, les deux symboles majeurs de cette période.

La politique dite du “million de Tchèques en Slovaquie”, qui a pesé si lourdement sur les relations tchéco-slovaques dans les années 1930, n’est que la conséquence directe de l’absence d’élites slovaques en nombre suffisant en 1918. De même, l’attitude des Tchèques à l’égard des autonomistes slovaques est étroitement conditionnée par l’idée qu’ils se font des avantages objectifs que pourrait tirer la Hongrie d’une Slovaquie “autonomisée” par rapport à Prague. Les “Magyarons” (ou Slovaques magyarisés) sont utilisés comme autant d’épouvantails justifiant le maintien d’une structure unitaire.

L'arbitrage de Vienne

L’autonomie slovaque, obtenue le 6 octobre 1938 à la suite des Accords de Munich, ouvre immédiatement la question des frontières hungaro-slovaques. Le 2 novembre 1938, la Slovaquie autonome est contrainte, sous la pression des Allemands et des Italiens, de céder à la Hongrie une large bande méridionale de son territoire. Ce “petit Trianon”, selon l’excellente expression du jeune historien slovaque Ladislav Vörös, continue de jouer le rôle de référent majeur dans le discours anti-hongrois d’une partie des élites politiques slovaques. La période est aussi associée au massacre de Surany, pendant de celui de Cernova. Elle reste également “instrumentalisable” dans le cadre d’une approche “victimaliste” de l’histoire slovaque.

L’arbitrage de Vienne (le terme de “Diktat” est, aujourd’hui encore, le seul à être “nationalement correct” dans le monde politique slovaque) symbolise par ailleurs le sort injuste réservé à la nation slovaque par les puissances occidentales. La Slovaquie se vit comme quantité négligeable. Elle perçoit son histoire comme une lutte permanente pour la survie dans un environnement hostile qui concourt à sa perte. Le “Diktat” reste un symbole : il réunit l’essentiel des thèmes traumatiques de l’histoire slovaque. La menace du Diktat est permanente pour la nation slovaque : tout est potentiellement Diktat pour une nation qui a recouvré (ou y aspire) la liberté de son destin.

Il n’existait pas, il y a encore quelques années, de conception positive des relations entre les nations slovaque et hongroise. Leur analyse par Vladimir Minac a parfaitement illustré la difficulté à concevoir de possibles ponts entre deux histoires pourtant si intimement liées. Une différence irréductible sépare les Slovaques, nation s’enorgueillissant de son caractère plébéien, et la nation hongroise, aristocratique par essence. Les relations entre les deux ne peuvent être que conflictuelles.

Vers une lecture dépassionnée de l'histoire

Il faut souligner toutefois que l’historiographie slovaque a accompli depuis quelques années un effort considérable pour remettre à plat ces mythes. L’Académie des sciences est en pointe dans la dénonciation de l’image stéréotypée de relations slovaco-hongroises nécessairement conflictuelles. La question de la transmission de ces stéréotypes est également prise en compte. Depuis plusieurs années déjà, des historiens slovaques et hongrois travaillent à l’élaboration de manuels scolaires débarrassés autant que faire se peut des vieux mythes.

Les Slovaques ont encore du mal à accepter (comme d’autres nations avant eux) que l’histoire hongroise soit partie intégrante de leur histoire. La survalorisation de la grande histoire, l’histoire politique, étatique, ne leur a pas permis, dans un passé récent, de poser un regard serein sur une histoire dont la seule période réellement slovaque est hautement controversée. La période allant de 1993 à 1998 a été marquée par une forte tendance à créer “de force” une conscience étatique dont tout indique qu’elle n’était pas très répandue dans la population. Cette “obligation” que s’étaient imposés sans le dire les pères autoproclamés de l’Etat, a provoqué des dérives saisissantes dans l’analyse du passé récent de la nation. Depuis l’alternance de 1998, l’histoire slovaque est abordée plus sereinement. La conscience que l’environnement régional et continental est durablement modifié par les processus d’intégration en cours fait perdre du crédit aux thèses catastrophistes des hérauts de la “nation-réalisée-en-tant-qu’État”.

Par Etienne BOISSERIE
Vignette : Mont  Kriváň, symbole de l'identité slovaque (photo libre de droits, pas d'attribution requise).
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